Le loup par Jean-Marc Rochette & Isabelle Merlet
PRESENCE
VF : Casterman
1ère publication le 01/07/20 – MAJ le 18/08/20
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2019. Il a été réalisé par Jean-Marc Rochette, scénario et dessins, et par Isabelle Merlet pour la mise en couleurs. Il se termine par un texte de 4 pages de Baptiste Morizot, complété par une peinture en double page de Rochette, un paysage du massif des Écrins, entre impressionnisme et expressionnisme.
Quelque part dans le massif des Écrins en Isère, la nuit tombe et un grand troupeau de brebis achève de se déplacer pour s’installer pour la nuit. En hauteur, une louve et son petit les observent. La lune brille dans un ciel sans nuage. En pleine nuit, la louve se lance à l’attaque, suivie de loin par son louveteau. Elle se jette dans le troupeau et commence à égorger plusieurs bêtes. Alors qu’elle achève une brebis de plus, Gaspard, le berger, lui tire dessus et l’abat. Son chien Max se met à hurler : Gaspard le fait taire. Il prend soin d’extraire la balle de la blessure de l’animal, puis il indique à son chien qu’ils rentrent à la cabane. Dans le lointain, le louveteau a tout observé. Après le départ de l’homme et du chien, il s’approche de sa mère et cherche à téter, mais les mamelles sont mortes, taries. Affamé, il tête la blessure, s’abreuvant au sang encore chaud de sa mère. Le lendemain, Gaspard est redescendu au village et il prend un verre au bar, en papotant avec un copain. Il indique que c’est la deuxième attaque de l’année, que la louve a égorgé cinquante bêtes, des agneaux et des brebis, un vrai carnage. Il a dû abattre dix bêtes blessées, et qu’il a dû en égorger d’autres de ses propres mains, faute d’avoir assez de cartouches. Il indique que si ça se reproduit, il abattra le loup même s’il se trouve dans le parc national.
Les vautours ont fini par repérer le charnier et viennent arracher de la chair sur les carcasses. Le louveteau vient lui aussi s’y nourrir. Gaspard a repris son métier de berger et accompagne son troupeau dans ses déplacements, avec l’aide de son chien Max. Le temps est venu de redescendre le troupeau pour le livrer aux camions de l’abattoir. Dans le village, la propriétaire du café l’accompagne pour la fin du trajet. Gaspard lui avoue que c’est lui qui a tué la louve. Elle avait déjà tué 150 brebis la saison précédente. Il ajoute que le berger et le loup ne sont pas faits pour vivre ensemble. Il s’interroge sur le fait que les brebis vont toutes finir à l’abattoir et si ça fait vraiment une différence qu’elles meurent ici ou là-bas. Lui-même est content à l’idée que la chasse au chamois recommence la semaine prochaine, car ça le démange. Dès le lendemain, Gaspard est en montagne, il observe un aigle à la jumelle. Celui-ci de précipite sur un chamois, mais qui s’avère une proie trop lourde pour lui. Mais ce n’était pas son jour : Gaspard l’abat. Il s’approche du cadavre, en retire le cœur, le foie et les poumons qu’il laisse sur place pour l’aigle. En se retournant, il aperçoit le louveteau qui s’est approché et s’est emparé des abats.
En 2018, Jean-Marc Rochette surprend la critique et le lectorat avec un ouvrage biographique, réalisé avec Olivier Bocquet : AILEFROIDE altitude 3.954 , un succès mérité. En découvrant a couverture du présent tome, le lecteur établit une filiation immédiate : mêmes lieux, même personnage solitaire amoureux de la montagne, même palette de couleurs. Plus de la même chose ? Effectivement, le récit bénéficie d’une unité de lieu : le massif des Écrins, un grand massif montagneux des Alpes situé dans les Hautes-Alpes et en Isère. Qu’il ait lu ou non Ailefroide, le lecteur éprouve la sensation de gravir lui-même dans les pentes raides au côté de Gaspard, de marcher dans les herbages en surveillant les bêtes, de scruter l’horizon pour apercevoir le loup. Dès la première page le lecteur peut admirer le savoir-faire visuel de l’auteur. Trois cases montrent les brebis et les agneaux en train d’avancer en troupeau, jusqu’à un plateau, sous une lumière orangée de fin du jour. Les dessins semblent manquer un peu de finition dans les détails : des traits rapides pour donner l’impression de l’herbe, des petits traits secs pour la texture des brebis, des petits aplats de noir aux formes irrégulières pour les ombres allant grandissant. Les planches de Rochette peuvent donner l’impression en surface d’esquisses rapidement reprises, sans être peaufinées. Pourtant chaque lieu est unique et plausible, plus réaliste que s’il était représenté de manière photoréaliste. S’il n’est pas familier de la montagne, le lecteur s’en rend compte dans le village ou dans les rares séquences d’intérieur : ces endroits existent et sont représentés avec une grande fidélité à la réalité.
Une fois ce constat effectué, le lecteur se rend plus facilement compte de la justesse de la représentation des paysages de montagne. Le regard de Gaspard porte souvent sur les montagnes au loin, et elles sont représentées avec la même impression de spontanéité que le reste, sans jamais être génériques. Il y a une cohérence d’un plan à l’autre et une intelligence du terrain. À aucun moment, le lecteur ne se dit que dans la réalité ça ne peut pas être comme ça, ou que le relief présente des caractéristiques farfelues. De la page 55 à la page 64, dans la neige, le berger se livre à une longue traque du loup de l’entrée du vallon jusqu’au sommet des barres rocheuses. À chaque planche, le lecteur éprouve la sensation de respirer un air plus froid, de sentir le pas assuré de Gaspard marchant dans une neige fraîche, de sentir son souffle devenir plus court, de progresser sur des reliefs traîtres où le loup progresse sans difficulté. L’effort physique se ressent, alors même que les dessins ne montrent qu’une silhouette humaine emmitouflé dans un anorak, avec un bonnet, se déplaçant sur des surfaces grises. Il faut un grand savoir-faire de bédéaste pour réussir à faire passer ainsi ces ressentis, et une grande connaissance de la montagne pour savoir aussi bien la représenter.
Après plusieurs nuits passées dans un refuge de haute montagne, Gaspard reprend sa traque dans une neige nouvelle et beaucoup plus lumineuse, pour des paysages grandioses dans lesquels l’individu est dérisoire, et malhabile par rapport à un animal comme le loup. Après coup, le lecteur se dit que la mise en couleurs est parfaitement en phase avec les dessins, comme si elle avait été réalisée par Rochette lui-même. Ce dernier a dû donner des consignes précises à Isabelle Merlet, ce qui n’enlève rien à la qualité de son travail.
Il est possible de prendre ce récit au pied de la lettre : un berger d’une cinquantaine d’années qui refuse de laisser le loup décimer son troupeau. L’homme lutte contre un prédateur terriblement efficace, une forme de rivalité guerrière comme le développe Baptiste Morizot dans sa postface. Il s’agit alors pour l’homme d’envisager autrement sa place dans l’environnement. Il développe également une vision plus sociologique, dans laquelle l’homme doit passer à un mode relationnel de respect mutuel et de réciprocité. Ces interprétations du récit parlent au lecteur et lui rappellent plusieurs images où l’histoire semble s’approcher du conte : les dents de la louve dans la nuit (page 7), le louveteau s’abreuvant au sang du cadavre de sa mère (page 11), le louveteau devenu grand interdisant à deux autres loups de se nourrir du troupeau du berger (pages 46 & 47), le loup menant le berger toujours plus haut dans les montagnes (pages 59 à 63), l’apparition de Max à Gaspard dans le refuge (page 70), et quelques autres. Autant d’images fortes, agissant comme des symboles ou des métaphores.
Le lecteur est également frappé à la pagination dévolue à la traque du loup, de la page 55 à la page 94. Il s’agit d’un passage terrifiant, Gaspard pourchassant le loup sur son propre territoire, à la fin de l’hiver, alors que les pentes sont encore enneigées. Les pages montrent un individu bien équipé, totalement isolé de la civilisation, dérisoire dans l’immensité de blanc, dans un environnement totalement indifférent à son existence. En cohérence avec ses actions précédentes, Gaspard s’entête prenant des risques : c’est à la fois une obsession que de tuer le loup, mais aussi un défi que de se montrer à la hauteur de la montagne. Il apparaît alors une dimension psychologique : l’individu obstiné, refusant de reconsidérer son objectif, prenant des risques pour l’atteindre. Le lecteur ne peut pas s’empêcher de trouver son comportement absurde (risquer sa vie en sautant par-dessus une crevasse), et en même temps admirable (donner le maximum pour réussir son entreprise). Il devient le témoin de l’expression d’une obsession au-delà du raisonnable, que ce soit en termes de risque raisonnable, ou en termes de ne pas pouvoir raisonner quelqu’un. L’issue de cette quête permet de sortir d’un système de pensée binaire (tuer le loup ou subir ses attaques) et provoque une libération d’une situation bloquée, une libération psychologique intense.
Malgré les apparences (dessins, couleurs) cette bande dessinée est bien autre chose que le précédent ouvrage de son auteur. Jean-Marc Rochette raconte une histoire flirtant par instant avec le conte. Sa représentation de la montagne est toujours aussi extraordinaire dans sa justesse et sa capacité à y projeter le lecteur, avec une mise en couleurs en parfaite adéquation. Le récit se prête à plusieurs interprétations, d’un point de vue écologique, d’un point de vue socioculturel, ou encore d’un point de vue psychologique.
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La BO du jour
Une BD très intéressante qui éveille les consciences sur la place de l’homme dans la nature.
J’ai lu quelque part que les hommes et les animaux domestiques représentent plus de 90% de la biomasse animale de notre planète ! Les animaux sauvages moins de 10%.
60 % des espèces ont disparu en 40 ans. Elles n’ont jamais décliné à un rythme aussi élevé !
Cela fait réfléchir.
Notre situation actuelle et notamment le COVID-19 ne serait elle pas une conséquence de notre inconscience ?
Quelque- part je suis heureux du succès des écologistes aux municipales. Même si je suis apolitique.
Après ce petit aparté, et pour en revenir à ta BD, tu comprends bien qu’elle me parle. Elle a l’air très contemplative. Les visuels que tu proposes sont magnifiques.
Ma relation avec la nature est hyper importante Dès que je peux. Je m’évade et vais la retrouver.
Elle me régénère, me ressource et je suis bien.
Plus je vieilli et plus j’ai du mal à accepter ma vie de citadin.
Je connaissais pas ces chiffres concernant la biomasse. Il est vrai que chaque fois que je vois les projections d’évolution de la population humaine dans les 5, 10, 50 prochaines années, je me dis que notre planète ne pourra pas supporter autant de monde.
Oui, il y a part significative de séquences contemplatives dans cette bande dessinée. Ce n’est que parce que j’ai lu Ailfroide du même auteur que j’ai pu capter en quoi la représentation de la montagne par Rochette est si juste et expressive.
90% de la biomasse, c’est pas tant les animaux domestiques que le bétail.
C’est pour ça qu’on raconte que les pets de vache polluent…
En fait il y a juste beaucoup trop de bétail « manufacturé » par l’homme pour la bouffe.
Les animaux sauvages ne représentent pas grand chose ouais.
« Notre situation actuelle et notamment le COVID-19 ne serait elle pas une conséquence de notre inconscience ? »
Sans doute oui.
Je ne pensais que mon article plomberait ainsi l’ambiance. 🙂
Holà
Hors de question pour moi de lire un truc pareil.
je suis pour que le berger crève point!
un peu comme on prend toujours parti en football pour une des deux équipes: je serais toujours pour le loup, l’ours, le taureau contre cette saloperie de bipède.
Les images sont magnifiques et retranscrivent bien l’immensité et la majesté de cette planète. Comme à son habitude Présence en extrait la moelle dans une chronique aussi claire que concise…
J’aime bien ta réaction tranchée car elle me force à me positionner, chose que je n’avais pas faite. Je n’arrive pas à prendre position pour le loup : pas simplement parce qu’il est plus facile de se projeter dans un être humain qu’un animal, mais aussi parce que l’auteur montre le carnage insensé perpétré par le loup. Insensé parce qu’il y a la même volonté de domination, la même impulsion de massacre que l’être humain. De mon ressenti de lecture, j’ai la sensation que c’est un des éléments qui m’a le plus transporté : le loup et Gaspard vont jusqu’au bout de leur comportement, sans concession. C’est la seule façon qu’ils connaissent pour aller plus loin.
Celui-ci est dans ma BAL (Bibliothèque A Lire), tout comme le Ailefroide et tous les Transperceneige, je passe donc la lecture et reviendrai une fois lue.
La BO : caramba encore raté !
Pour la BO, je pense que je proposerai Jean Ferrat pour le post de ce soir :
https://www.youtube.com/watch?v=G3AJSToTlfY
Oui, j’ai un aperçu la légende de ton dernier scan 😀
Très belle analyse
Rochette fut , très en retard donc, ma révélation de ces dernières années,
Grace à Ailefroide puis Le Loup puis je me suis fait tous les Transperceneige
J’aime tout, cet homme me fascine tant il raconte bien et juste
Une nuance avec ton analyse : je pense que la colo perso de Rochette n’est pa si proche : il est bien plus brut, plus visceral dans Ailelfroide. Isabelle Merlet, que je considère comme l’une des meilleures coloristes actuelles, est plus douce.
Ce livre est une merveille
Merci pour la gentille remarque.
Je n’ai découvert Ailefroide que grâce à l’insistance de Bruce à me le faire lire (merci chef).
La comparaison colorisation Merlet Rochette : merci pour cette analyse plus poussée. Force m’est de reconnaître que ma sensibilité n’est pas assez fine pour avoir perçu l’apport personnel d’Isabelle Merlet. Je suis allé consulter son site et j’ai pu constater son approche taillée sur mesure et différente en fonction de chaque projet.
Ah, cool, la BO du jour : un de mes titres préférés de Metallica. C’est pas peu dire puisque vraiment, j’en garderai moins de 30 je pense.
Je suis très curieux de découvrir comment Jean-Marc Rochette scénarise seul cette histoire. L’atricle fait envie, il faudra que tu me le prêtes….
Je connais un peu le monde de la montagne pour avoir fait pas mal d’ascension de volcan en Equateur. Ces randonnées de plusieurs jours et l’expérience humaine qui en découle me manquent beaucoup. Charger ton matériel après un petit déjeuner sur un réchaud, se laver dans les rivières glacées, lire du Shakespeare après une journée de marche réchauffé par le souffle de mon cheval près de qui j’étais couché et la compagnie des hommes lorsque la nuit tombe avec des récits mystiques. Oh, comme c’était chouette.
Se perdre en montagne (c’est arrivé une fois) est une experience terrifiante : le brouillard est tombé plus vite que prévu. A court de vivres, la nuit tombe, pas équipés pour passer la nuit avec le froid qui arrive. Grosses angoisses. Un moment le plus flippant de ma vie.
Animaux rencontrés en montagne : quelques ours à lunettes, un puma (rentré dans ma tente et parti aussitôt), de merveilleux colibris, un troupeau de taureaux, des lamas et des vigognes.
La vache : une vraie vie d’aventurier !!!
C’est avec grand plaisir que je te prêterai cette BD. 🙂 🙂 🙂
… d’autant que c’est la tienne.
Nostalgie…
J’ai posté quelques photos sur le FB.
Respect, chef !
Belle analyse.
On comprend très bien ce qui fait la force de l’artiste : Une apparence de dessin comme jeté sur le papier, mais qui sonne juste.
Une fois de plus, j’ai commencé la lecture de l’article en me disant que je n’étais pas du tout intéressé, et je l’ai terminée en ayant envie de lire la BD…
La BO : Aucun sens du groove. C’est froid et mécanique. J’aime pas du tout.
C’est un peu le but de Metallica. Ils apparaissent comme en réponse au disco et à Michael Jackson : leur premier album date de 1983.
Merci Tornado. Je ne suis pas parti enthousiaste pour la lecture de ce tome, craignant la redondance avec Ailefroide : à la fois pour les lieux et pour les couleurs, craignant également une simple confrontation chasseur / Loup. Rapidement, j’ai pris un grand plaisir à la balade en montagne, et je me suis retrouvé dans cette volonté d’aller jusqu’au bout d’une démarche perdant le sens de la mesure, ainsi que l’incroyable effet libérateur lorsqu’on a la sensation d’être allé au bout, même si la situation binaire se débloque tout autrement.
Le fait est que je suis un amoureux de la montagne. Cela peut paraître paradoxal dans la mesure où je suis un homme du sud, très attaché à son lopin de terre. Mais mon père, chasseur, pêcheur, cueilleur de champignons, qui n’a que la forêt, la rivière et la montagne en tête, m’a refilé le virus : Au moins une fois par an, généralement au moment où les juilletistes et les aoutiens viennent nous envahir, je pars à la montagne et je grimpe sur les cimes. C’est vital et indispensable à mon équilibre. C’est ma bouffée d’oxygène annuelle. Sans elle je meurs.
Inutile de préciser que tout le décorum de cette BD, avec cette nécessité de franchir « la crevasse » dangereuse et insensée que tu évoques dans l’article, fait partie intégrante de cette démarche : Il arrive un moment où le citadin amoureux de la nature, qui a été élevé dans ce rapport avec cette dernière, a la nécessité de cette « confrontation », de ce moment absurde où il doit ABSOLUMENT se confronter aux éléments. Et ça, précisément, je me le fais au moins une fois par an. J’en ai besoin. C’est une ressource nécessaire.
On peut aller jusqu’en Equateur comme l’a fait Bruce, et ça fait rêver. Mais on a chez nous aussi bien des endroits pour le faire. La preuve avec cette BD. Et son thème, métaphorique, du loup menaçant et mystérieux, qui nous défie de toute sa sauvagerie fascinante…
Cet été, direction la montagne également pour moi pour une dizaine de jours au calme, à me promener tranquillement.
J’ai enfin lu cette bd, elle m’a complètement retourné. Limite je chialais. Le dessin est terrible quant à l’histoire c’est inattendu tout en étant un peu déjà vu. Incroyable boulot.
Maintenant je vais lire ton article.
Une forte émotion m’a également étreint alors que Gaspard monte toujours plus au haut à la poursuite du loup. Je n’étais pas loin des larmes non plus.
Super article, tu as tout dit.
La BO : une de mes préférées du groupe, que je n’aime pas spécialement en général.