Asterios Polyp par David Mazzucchelli
Asterios Polyp est un roman graphique sorti en 2011 et publié en VF par Casterman.
Attention cet article révèle la fin de l’histoire.
Qu’est ce que j’ai pu jubiler au moment de la sortie de ce bouquin ! Outre la qualité de l’oeuvre, David Mazzucchelli était en passe de devenir le phénomène littéraire de l’année, lauréat d’Angoulême 2011, adulé par des personnes un peu agaçantes et vaguement opportunistes ( Télérama, les Inrocks ) qui tout à coup, s’intéressaient aux comics…
Dans ce roman graphique, il est question d’un architecte Asterios Polyp imbu de lui-même et arrogant. Doté d’un quotient intellectuel aussi élevé que son apétit sexuel, Polyp est une figure universitaire et littéraire qui a écrit des bouquins que personne ne lit.
Lorsque l’histoire commence Polyp est une loque après son divorce de l’adorable Hanna. L’appartement de l’architecte est un taudis, la vaisselle et le linge sale s’empile et l’ancien dandy est avachi devant ce qui semble être un porno ( ce n’est pas le cas, mais à ce stade de l’histoire, le lecteur ne le sait pas).
Un soir d’orage, sa maison est détruite par un éclair. A la rue, avec une centaine de dollars en poche, Polyp prend un car et devient réparateur de bagnole dans l’Amérique profonde. L’occasion pour lui de faire le bilan de sa vie réelle et imaginaire. Matée de Philip Roth ( on pense très fort à La bête qui meurt) et de Paul Auster, nos inrockuptibles téléringards gardiens du temple du bon goût oubliaient que l’oeuvre de Mazzucchelli était surtout raccord avec son travail pour les super héros sur Batman: Year One et surtout Daredevil: Born Again.
Petite démonstration ? L’histoire de Polyp et de la chute de Matt Murdock commencent dans leur lit. Des héros de la classe supérieure ( un architecte, un avocat ) se retrouvent à la rue après que les éléments aient décimé leur vie ( le feu puis une tempête de neige pour Matt Murdock, l’orage pour Polyp ). Ces hommes qui n’avaient jamais eu à s’inquiéter de leur devenir financier deviennent des parias. A l’issue d’une disparition d’un monde dans lequel ils étaient déjà en rupture ( factures impayées, séparation amoureuse, dépression ), la rédemption apparaît avec pour toile de fond la fragilité de notre identité.
La folie guette Matt Murdock, un super héros à double identité à double identité. Ce thème du double est aussi très prégnant chez Polyp puisque Asterios est habité par le souvenir d’un frère jumeau décédé qu’il n’ a jamais connu. La gémellité est au coeur de cette histoire et Mazzucchelli l’aborde sous les angles du genre ( homme et femme), de la génétique voire de la théologie ( si Eve est issue d’Adam, elle partage son code génétique : elle serait donc sa soeur !).
Le double donne naissance chez Mazzucchelli à une troisième entité : l’imprévu, l’incontrôlable, le méta commentaire. Asterios, le prénom du héros rappelle l’étymologie du mot asteroïde, cet élément incontrôlable qui vient achever la vie de notre héros qui venait de la retrouver ! Avec ces angoisses existentielles que l’auteur partage avec ses personnages, il n’est pas inutile de rappeler que Mazzucchelli a également illustré Cité de verre de Paul Auster qui abordait ces thèmes.
Asterios Polyp est pourtant bien plus qu’une simple redite de la ( petite) oeuvre de Mazzucchelli . Ce type en 300 pages a construit une Odyssée à visage humain : Asterios passe par une ville appelée… Ithaque. Il est représenté dessiné en Ulysse attaché à son navire tenté par une étudiante-sirène. Enfin, comme dans Une histoire vraie par David Lynch, il retrouve un sens à sa vie sur la route en côtoyant de superbes personnages secondaires. De l’extravagante mais perspicace Ursulla à Stiff son mari complètement inculte mais avec un coeur en or en passant par Hana, superbe femme qui se cherche et à qui Mazzucchelli consacre un émouvant portrait muet vers la fin pour ne pas en faire une sainte.
Son héros tout imbu de lui-même n’attire jamais l’antipathie de son lecteur. Sa renaissance se fait dans le silence, la contemplation et la méditation. Il ne s’auto-apitoie jamais, ne fait pas preuve de colère et accepte sa chute sociale et sa renaissance tout plein d’abnégation élégante. Notre héros était aveugle au sens de la vie. Ses plans construits sur papier n’avaient pas de fiabilité sur le terrain. Suite à un accident en fin de volume, il devient borgne. Encore un…clin d’oeil -inconscient ? – à Matt Murdock, super héros aveugle ! Polyp roi borgne au royaume des aveugles ? Et Mazzucchelli d’illustrer le parcours initiatique du héros via le mythe d’Orphée qui par son regard imprudent condamne Eurydice à l’enfer.
Mazzucchelli a choisi des couleurs volontairement délavées pour illustrer son histoire où la qualité du scénario et des dialogues rivalisent à chaque page avec l’audace graphique. Chaque chapitre a sa couleur prédominante , chaque personnags son lettrage . Ceux ci sortent du cadre comme chez Eisner, passent aux rayons X quand ils expriment leurs émotions, se transforment en lettres, en hélice ADN ou en crayonnés géométriques, le tout en dissertant sur la vie, Dieu, la Gémellité, l’univers, l’espace … Même les phylactères s’accouplent lors de la scène de réconciliation finale. Bien malin celui, qui sans indication, pourrait reconnaître le style de l’ancien auteur mainstream.
Chaque page est un vertige : Polyp est un architecte. Son metteur en scène ( son double ? ) un dessinateur. Mazzucchelli utilise des lignes de fuites pour représenter Polyp et illustrer la fuite de son personnage. Le désir de contrôle de son architecte sans cesse incarné par des formes géométriques parfaites et froides. La matière même microscopique a droit de cité dans les dessins de Mazzucchelli qui du travail au sexe en passant par l’astrologie et la religion s’interroge sur les fondements de notre être.
Je reprocherai juste à Mazzuchelli d’aborder ces thèmes de manière brillantes sans jamais vraiment les développer. C’est parfois un peu long, répétitif et haché vers la fin.
Pourtant, Mazzucchelli réussit, comme Paul Auster d’ailleurs, à adopter un récit clair, souvent passionnant, facilement entendable attachant malgré toutes ces extravagances Son écriture est chaleureuse, humble et le lecteur peut choisir son niveau de lecture sans se sentir écrasé par l’intelligence de son auteur ce qui n’est pas toujours le cas d’Alan Moore ou de Grant Morrison… A la fois Road Movie et Feelgood Movie ( Tim Roth serait parfait pour le rôle au cinéma ) c’est une oeuvre fédératrice à la fois simple et complexe comme un disque des Pink Floyd, anciens étudiants en… architecture !
Très belle analyse bien documentée. Bravo. S’attaquer à cette oeuvre n’était pas évident. Merci aussi de m’avoir mis sur la route de ce roman initiatique. Je regrette son absence de ma bibliothèque (je l’avais emprunté à l’époque à la bibliothèque), j’ai l’impression qu’il manque quelque chose ou quelqu’un chez moi.
C’est étonnant car je viens de finir, il y a quelques jours, la géométrie de l’obsession du même auteur. Ce livre présente 3 histoires courtes sur un homme et un rapport à un élément scientifique. Dans une histoire, le personnage cherche à reconstruire une mappemonde qui lui corresponde. Il a une relation fiévreuse avec une femme qui l’inspire sans le comprendre. Bref, des thématiques qui sous la forme de nouvelles annoncent sa grande oeuvre.
@Matt Maticien : Merci. J’ai eu bcp de plaisir à réecrire cet article, l’ancien d’amazon ne me satisfaisait pas. En le relisant la semaine dernière, j’ai trouvé ça un moins génial que dans mon souvenir mais parce que je sens mes lacunes déplorables en géométrie et mathématiques. C’est frustrant car je suis sûr qu’un pan entier de l’oeuvre m’échappe.
Je pensais écrire un dyptique Mazzucchelli en relisant aussi sa Cité de Verre inspirée de Paul Auster et je me suis vite découragé. Je ne me sentais pas prêt pour replonger dès les premières plages dans les affres de la pensée Auster(e). Mais j’y reviendrais promis.
« C’est étonnant car je viens de finir, il y a quelques jours, la géométrie de l’obsession du même auteur » : de qui et de quoi parle tu ?
Je crois que Matt parle de ça :
http://www.amazon.fr/La-g%C3%A9om%C3%A9trie-lobsession-Mazzucchelli/dp/2909990184
Je ne connaissais pas…
Asterios par contre je l’ai lu. Ton article est très bien écrit, très fluide dans le style et fouillé dans l’analyse.
Tu devrais tenir un blog… 🙂
@ JP : Mazzucchelli est assez intimidant. Presque plus qu’Alan Moore à mon sens. Voilà quand même un type qui a complètement démarré sa carrière à zéro alors qu’entre Year One et Born Again alors qu’il avait la planète comics à ses pieds. J’en ai peut-être une vision romantique du type intègre qui n’a pas fait de concession et retourné à l’underground.
Toujours est il que je ne me sentais pas de publier sur le blog sans avoir relu Asterios par souci d’honnêteté envers le lecteur et moi même. Ma première version écrite pour amazon me paraissait assez incomplète.
@ Matt : Je ne connaissais pas cet ouvrage. Tu as gagné le droit et le devoir de nous écrire ça pour 2015 ! Un bouquin sur la géométrie , monsieur Matt et Maticien ? Il est temps de se montrer à la hauteur de ton pseudo !
Bruce, tu sais à quel point j’aime cette bd et que j’aime ton commentaire, à quel point il est intelligent et superbement analysé. Comme toi je suis agacé par les journaleux hype qui découvrent la bd… J’ai moi-même beaucoup de mal à parler de cette oeuvre qui m’intimide et qui m’a longtemps accompagné comme je le dis dans ma chro de Joe the Barbarian (JP, fonce, Asterios Polyp c’est super !)
Mais tu as fait une erreur : au début, Asterios ne regarde pas un porno. Il regarde une vidéo de lui et de Hanna qui passent à table, on le comprend par la suite, car il filmait toute leur vie.
La géométrie de l’obsession c’est sympa, mais faut surtout lire Big Man de Mazzucchelli, sorti chez Cornélius, garant du bon goût.
@Jyrille : tu as mal compris, Asterios Polyp, je l’ai lu! Et prêté. Et relu. C’est de haute volée mais ça ne plaira pas à tout le monde.
Une citation sympa : le monde se divise en deux, ceux qui divisent tout en deux et les autres…
C’est dingue comme un même dessinateur peut avoir des styles aussi différents selon ses travaux !!!
Lorsque je voulais faire de la bande-dessinée (vers 15/25 ans), et que je fréquentais des types qui voulaient faire de la bande-dessinée (tiens, maintenant que j’y repense, aucun n’a percé !), le mot d’ordre c’était de « trouver SON style » ! Je crois bien n’avoir jamais trouvé le mien. Mais avec le recul, en voyant des artistes comme Mazzucchelli (ou comme Moebius avant lui) qui passent d’un style à un autre complètement différent, ce n’était peut-être pas si important que ça !
En tout cas, bravo pour l’article qui est à la fois pénétrant et ridiculisant les bienpensant qui veulent montrer qu’ils aiment UNE CERTAINE BD parce que ça fait bien en société sans savoir que les vrais amateurs de BD aiment aussi la BD populaire. Comme Daredevil…
Sinon je n’ai jamais rien lu de Mazzucchelli en dehors de Year One et Born Again. Je passe certainement à côté de quelque chose. Mais pour le moment je n’ai pas très envie de lire ce genre de récit. Ma pile de lecture est trop vertigineuse et je n’arrive pas à me sortir de ma période « fantastique et science-fiction »…
A l’époque j’avais eu la même réaction pour le cinéma de Tarrantino et dans une moindre mesure Tim Burton. Leurs influences ? Le mauvais goût, les séries Z, les films de Zombies, Alice Cooper, le métal, tout un pan de culture populaire comme les Comics, qui n’avaient jamais eu droit aux faveurs de l’oligarchie parisienne.
Comment peut ont aimer un artiste en reniant ses influences, voilà un grand mystère….Pourtant, voici des artistes portées aux nues par des médias qui détestent leurs sources d’inspiration…
En lisant Asterios Polyp, je me suis rappelé un passage de l’Art Invisible de Scott McCloud, quand il évoque successivement plusieurs « carrières » de dessinateurs. Depuis l’amateur qui ne passera pas pro, celui qui deviendra juste un honnête artisan, celui qui deviendra un maître reconnu et celui quiaprès avoir atteint cette maîtrise, continuera d’explorer son medium et tentera toujours de nouvelles choses.
Asterios Polyp me fait « ranger » Mazz dans cette dernière catégorie
Notez que je n’en fais pas un Dieu vivant, je trouve juste que son parcours et son travail fait preuve d’une volonté d’explorer toutes les possibilités du medium plutôt que de se cantonner à mitonner des recettes bien connues. Pour en avoir parlé avec quelqu’un fréquentant davantage les auteurs US, il semblerait que Mazz affiche à présent un certain dédain pour ses oeuvres super-héroiques, ce que je trouve dommage, mais ce qui montre aussi son « cheminement intellectuel » (bon après, c’est à prendre avec des pincettes, vu que ce n’est que JP qui répète ce que quelqu’un d’autre lui a rapporté avoir entendu…)
Le dédain des super héros : Est ce un dédain des superhéros, de l’histoire qu’ils peuvent proposer ou de l’industrie qui les colportent. Nous sommes souvent d’accord pour la critiquer cette industrie en tant que simples lecteurs, je n’ose même pas imaginer la vie d’un artiste, vu que j’ai rarement lu des histoires heureuses les concernant.
C’est en ayant ce dédain en tête que je me suis demandé s’il y avait une correspondance entre ses oeuvres de jeunesse et ses oeuvres respectables. Il n’y a à mes yeux aucune echelle de valeur entre Polyp et Daredevil. La carrière de Kubrick a bien résumé l’attitude qui me plait d’un créateur : faire des films d’auteur exigeant et grand public, des films à « touche » qui abordent tous les genres du plus intellectuel au plus populaire de manière toujours rigoureuse….
C’est la raison d’être de ce blog, de son slogan : DD et son Born Again m’a appris autant sur la vie que Polyp…Tout le reste ce ne sont que des effets de style. Pour moi.
Je me rends compte que toutes ces histoires de style de dessinateurs, je n’ai rien à en dire car ma culture de la Bd est centrée autour du scenario.
Je suis surement moins exigeant pour les dessinateurs. Ceux que je naime pas….. Chris Bachalo me vient aussitôt en tête suivi de tres près par Ramos….Je ne raffole pas non plus de Terry Dodson…
Merci en tout cas pour ce debat passionnant les copains….
À ma propre surprise ébahie, j’avais vraiment aimé ; tout en gardant à l’esprit que, en « feuilletant » le site où cette histoire était postée, c’est bien évidement le nom du créateur de l’oeuvre présentée qui m’a poussé à découvrir ce Comic -mais aussi un peu son titre, nom et patronyme si originaux.
… Je le savais bien que l’abandon du genre « mainstream » par David Mazzucchelli avait forcément une bonne raison : le gars est définitivement trop talentueux pour se limiter à une seule sorte d’expression graphique ; et cette exploration hautement intellectuelle du sens (ou du non-sens) de la vie est aussi bien illustrée -dans un style radicalement « autre »- que ses meilleurs travaux « classiques » dans le domaine du Super-Héros.
Plus inattendue est l’absolue originalité du traitement du sujet exploré, même si la rupture d’avec les codes habituels du médium favorise l’expérimentation quant à la mise en place de l’action et du texte. Texte assez souvent pointu mais, néanmoins, facile à suivre tant il est réduit à l’essentiel : pas de thèse ni d’analyse poussée dans ces pages dépouillées de toutes fioritures (je rejoins là la remarque très juste de l’article, qui précise qu’en effet, il est plus facile de suivre cette réflexion-ci que certaines œuvres d’autres auteurs tous autant brillants mais dont la richesse des créations est parfois moins aisée à appréhender/assimiler sans un bagage culturel conséquent -que, moi, je ne possède pas.).
L’effet « aérien » obtenu contrebalance le côté « sérieux » du contexte (nature introspective/froide du héros, artificialité du milieu social, distance systématiquement entretenue avec les ressentis, Etc…). Par contraste, les quelques planches mettant en avant les instants où l’émotion l’emporte sur la réflexion (vers la fin) explosent de sens et de vérité : le quotidien de l’autre au sein du couple (magnifique de simplicité !) ou le flashback de phrases signifiantes, rendues encore plus percutantes par leur souvenir hors contexte -et dans le plus grand désordre.
D’un point de vue plus personnel, l’empathie de l’auteur pour ses personnages est l’argument qui m’acquiert de prime abord à l’œuvre : le regard est bienveillant (malgré le presque cynisme de cet architecte blasé) et personne n’est réduit à un cliché simpliste : maximum respect pour avoir dépeint cette bienveillante (répétition, mais que dire d’autre ?!) et originale épouse et mère de famille, férue d’histoire et d’astrologie, sans le moindre soupçon de condescendance ni de moquerie.
Très courageux au sein d’une publication -à priori, mais ce n’est qu’une idée reçue de notre part- à destination d’un public plus marginal/élitiste -et donc d’avantage cultivé (?!) et fatalement plus réticent au mélange des genres, car traditionnellement tellement mieux informé (!)- que l’amateur de Comic-Books moyen.
Brillant dans la démonstration et particulièrement maitrisé dans le graphisme : il faut un talent peu commun pour arriver à se réinventer de la sorte.
La fin de Asterios ? Et bien… ouverte, oui. Etrange et décalée, mais également un peu simpliste. La première fois, j’ai été déçu. Et puis après, je trouve qu’elle est presque nécessaire. Je pense que Mazzucchelli ne savait pas faire autrement que de conclure sur une action.
Quant à Moebius… je te promets un article très bientôt. STEUPLAIT !