Le dessin de Marc-Antoine Mathieu
Un article de : JP NGUYEN
VF : Delcourt
1ère publication le 29/09/17 -MAJ le 13/06/21
Ce one-shot de 40 pages, sorti en 2001 , est écrit et dessiné par Marc-Antoine Mathieu, dont la série la plus connue est Julius Corentin Acquefaques, prisonnier des rêves. Les bande dessinées de MAM sont souvent conceptuelles et suivent des contraintes formelles auto-imposées. En cela, Le dessin est une œuvre assez caractéristique de son auteur.
Le récit est essentiellement en noir et blanc, avec quelques touches de couleurs sur la couverture et à la toute fin de l’album. Il se décompose en trois chapitres, aux titres homophones ou paronymiques : le dessin, le destin, le dessein. Chaque page ou presque ne comporte que deux grandes cases horizontales, avec, le cas échéant, un bloc de texte placé en dessous des cases limitant au strict minimum l’utilisation des phylactères. L’intrigue est donc déroulée via cette succession de petits tableaux.
Et de quoi ça parle, au fait ? Survolons rapidement les trois chapitres…
Le dessin
A la mort de son ami Edouard, Emile reçoit une lettre posthume qui l’invite à se rendre chez son ami pour récupérer une œuvre d’art, à choisir parmi l’immense collection du défunt. Emile est lui-même un artiste et hésite longuement, confronté à un choix pléthorique. Il porte finalement son choix sur un simple dessin, mystérieusement intitulé « Réflection » (oui, l’orthographe a de l ‘importance) et représentant l’appartement de son ami disparu.
Le destin
Ce dessin va changer la vie d’Emile, lui procurant une très grande source d’inspiration car, au sein de cette image fourmillant de détails, il va trouver une foultitude de sujets picturaux, qu’il reproduira au fil du temps, les intitulant également tous « Réflection ». Ces oeuvres lui vaudront une grande renommée artistique. Consacrant son existence à la reproduction de tous les éléments du dessin, il arrive à l’automne de sa vie avec le sentiment de ne pas avoir percé le mystère de cette œuvre.
Le dessein
Une soudaine inspiration va l’amener sur une nouvelle piste, liée à la lettre posthume de son ami, au titre même du dessin voire à la carte du ciel ! Et c’est dans une ambiance fantastique rappelant un peu un épisode de « La Quatrième Dimension » qu’Emile va enfin découvrir le secret du dessin…
Marc-Antoine Mathieu livre là une œuvre concise mais pleine de virtuosité, avec un grand pouvoir d’évocation et fourmillant de pistes de réflexion sur le rapport entre l’art et la vie. Est-ce que l’art imite la vie ou bien l’inverse ? Quel est le but de l’art ? Qu’est-ce qui marque vraiment l’accomplissement d’un artiste ? Et, comme l’écrit Edouard dans sa lettre, est-ce que « l’art ne sert qu’à rendre la vie plus intéressante que l’art » ?
L’auteur ne nous donne pas vraiment de réponses mais le voyage à travers cette œuvre gigogne est assez bluffant. Le découpage assez sommaire de cette BD pourrait sembler ennuyeux, il est au contraire captivant, tellement on s’attache rapidement à Emile et à son cheminement artistique puis à son « enquête » sur le mystère du dessin, tout en nous demandant où tout cela nous mènera. Du coup, la conclusion en elle-même peut sembler décevante, avec son côté très fantastique sus-évoqué. Mais le voyage importe souvent plus que la destination et pour cette BD, c’est particulièrement vrai.
Le dessin de MAM est un noir et blanc très maîtrisé, assez généreux sur les aplats noirs mais ne lésinant pas sur les détails quand il s’agit de plonger le lecteur dans l’univers foisonnant du « Dessin ». Les cadrages et les compositions sont très bien travaillés de sorte que les cases déroulent l’intrigue de façon limpide et nous plongent dans la vie d’Emile et celle du dessin, qui regorge de détails improbables qu’Emile étudie et répertorie à la loupe voire au microscope… Lorsqu’il élucide en partie le nom de l’œuvre, il comprend que bon nombre d’éléments du dessin « réfléchissent » la lumière ou d’autres images.
De même, le récit amène le lecteur à réfléchir sur son rapport à l’art : réflexion contemplative ou analyse frénétique des détails ? Que recherche-t-on dans une œuvre ? Contient-elle déjà tous ses trésors ou s’enrichit-elle de ce qu’on lui apporte ?
Le dessin est une histoire plutôt courte, quasiment une nouvelle, au dessin précis et maîtrisé et dont l’histoire incite à la réflexion voire la rêverie. L’absence de conclusion explicative lui confère un côté un peu roublard mais la richesse des pistes de lecture compense largement cette lacune.
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Notre cycle de mise en abyme touche presque à sa fin et quoi de mieux qu’une BD de Marc-Antoine Matthieu pour questionner les liens entre art et réalité. A dessein, Jean-Pascal Nguyen vous fait l’éloge du Dessin chez Bruce Lit.
Saperlipopette ! Quand ‘javais vu l’annonce d’un article sur cet album, j’avais parié (en mon for intérieur) qu’il serait de la main de Cyrille. Heureusement, en pariant avec moi-même, ça ne me coûte pas trop cher quand je perds.
Ton article fait bien ressortir une interaction complète entre le fond et la forme qui devrait plaire à un habitué du site qu’on ne nommera pas, dont le nom commence par Tor, et finit par…
Avec ton article, celui de Cyrille sur Le décalage (et un cadeau pour mon anniversaire), c’est sûr que je vais plonger avec délice dans les œuvres de ce créateur.
Bon et bien merci, hein JP, parce que je suis très preneur de ce genre d’histoire….Même si le peu de ce que j’ai de Matthieu me donnait l’impression de dissertation dessinée, cette histoire me semble tout à fait accessible pour le coup.
En espérant que la fin ne me décevra pas. Vive les médiathèques !
Je l’ai lu il y a longtemps. Si bien que j’ai été surpris de voir qu’il était paru en 2001 seulement.
C’est un copain qui me l’avait prêté (effectivement ce devait être entre 2001 et 2002, juste avant que je ne quitte la ville de Lille), justement à cause de ce rapport étroit entre le fond et la forme dont parle Présence à propos d’un certain « Tor ». A l’époque j’avais trouvé ça chiadé, mais comme le dit Bruce un peu prétentieux dans la démonstration. Aujourd’hui je n’en garde pas un souvenir persistant et il faudrait que je le relise.
N’est-ce pas dans cet album qu’il y a des trous dans les pages qui permettent de voir les planches suivantes ?
Bel article concis, JP, avec une belle analyse de fond sur cette éternelle question de la frontière entre « l’art et la vie » qui semble hanter les artistes, et particulièrement les artistes contemporains. C’est un thème qui m’échappe, d’ailleurs, tant je fais bien la distinction entre les deux et ne cherche nullement à les confondre. Je trouve d’ailleurs que les tentatives d’artistes contemporains dans l’idée de mêler ces deux univers sont souvent assez pathétiques, avec des éléments intimistes qui tournent très vite au glauque (Sophie Cale qui explique aux spectateurs qui viennent voir ses photos qu’elle aimait tenir le pénis de son copain quand il allait pisser, par exemple…).
Hello, désolé pour mon absence de ces derniers jours, j’étais malade depuis mardi soir et il m’a ensuite fallu cravacher pour espérer être au RDV de FR dimanche…
Mais comme je vais mieux, je peux vous répondre :
@Présence : c’est un pari qui ne coûte pas cher en effet, mais le boss avait laissé un indice sur FB
@Bruce : je garde le souvenir d’une BD bien foutue mais très courte. La médiathèque me semble le bon canal pour découvrir cette oeuvre…
@Tornado : la semaine dernière, j’écoutais un podcast de France Culture (oui, oui… je me la pète) dans lequel un philosophe disait quelque chose comme « il n’y a de philosophie que des philosophies biographiques »
Je pense que cela s’applique aussi à l’art. De manière consciente ou inconsciente, il y a toujours une partie de l’oeuvre qui retranscrit ce qui se passe dans la vie de l’artiste…
PS : c’est un article concis et ancien, écrit en… 2015 !
@JP : https://www.youtube.com/watch?v=isCJAxWtreY
Au fait, très bon titre
Ohlala mais comme je suis content ! JP qu’est-ce qui t’as poussé à lire puis écrire sur cette bd ? J’espère que c’est mon lobbying 😀 Quoi qu’il en soit, tu t’es très bien attelé à la tâche car ton article est nickel. Comme toi, je trouve Le dessin un peu court et la conclusion un peu simple, mais l’énigme reste haletante malgré ces cases posées et presque inanimées. Moi qui adore le dynamisme du trait chez un dessinateur, je ne ressens jamais ce manque chez MAM tellement son propos est différent.
Je l’ai relue récemment (à Zoé, qui, à mon grand dam, n’est pas férue de lecture comme son frère ) et, fortement complété par tes remarques, il m’a semblé évident que c’était presque un brouillon de sa bd 3″. Je suis allé relire ma vieille chro du Décalage, elle est assez ésotérique et cryptique, ton article est donc le bienvenu pour décider Présence, Bruce et peut-être nos lecteurs à se mettre à la lecture de cet auteur. Comme je le disais dans les commentaires, ce Dessin est un beau point de départ.
Tornado, la bd avec un trou est L’origine, le premier Julius Corentin Acquesfacques.
J’avais raison d’avoir hâte de lire ça !
« JP qu’est-ce qui t’as poussé à lire puis écrire sur cette bd ? »
La lire : Le fait qu’elle soit dispo en rayon à la médiathèque et une très vieille conversation avec une fille que j’ai perdue de vue, qui avait couvert d’éloges cet auteur.
Ecrire dessus : C’est un ancien article, écrit à une époque où je proposais principalement des articles sur des comics plutôt noirs (Punisher MAX, DD, 100 bullets…), cette BD de qualité était l’occasion de parler d’autre chose.
Déception ! Je plaisante.
Merci JP !
Le concept a l’air sympa, tout comme la réflexion de fond. Par contre sur la forme, au risque de paraître trop conventionnel, je ne suis pas super fan des BD qui évitent au maximum l’utilisation de phylactère et posent un pavé de texte sous les images. Je crois que la BD a commencé comme ça il y a très longtemps mais justement ça fait peut être un peu trop old school.
Je me souviens notamment d’une mini histoire de la legion des monstres de Marvel sur la momie (dans le recueil 100% marvel « légion des monstres ») qui était construite à base de dessins très conceptuels prenant toute la page avec des dialogues écrits à côté comme dans un roman. Eh ben…ça peut être sympa quand ça dure 10 pages comme exercice de style, mais je n’aime pas trop et pour moi a ressemble trop à un roman illustré.
@Matt : pour le format, je ne lirais pas que des BD comme ça, mais pour cette histoire, cela fonctionnait très bien…
« Why I hate Saturn » de Kyle Baker adoptait le même code du texte collé sous les cases, avec une pagination plus longue, et ça ne pénalisait pas l’immersion dans le récit…
En fait, c’est comme la brandade de morue, ça dépend si c’est bien fait (désolé pour cette référence obscure)
obscure et très spécifique^^
ça marche avec la brandade de morue mais pas avec le gratin dauphinois hein, attention !
Ou mieux encore…le Fugu. Mais quand c’est mal fait, c’est un peu dangereux^^