Reckless IV – The ghost in you, par Ed Brubaker, Sean Phillips, Jacob Phillips
Un article de PRESENCE
VO : Image Comics
VF : Delcourt
Ce tome fait suite à Destroy All Monsters: A Reckless Book (2021) des mêmes auteurs. Il n’est pas indispensable de l’avoir lu avant, car les auteurs rappellent les éléments indispensables à la compréhension, en cours de route. Pour autant ce tome exhale plus de saveurs si le lecteur a lu les trois premiers. Il est paru sans prépublication initiale en chapitre, en 2022. Il a été réalisé par Ed Brubaker pour le scénario, Sean Phillips pour les dessins et l’encrage, les couleurs sont l’œuvre de Jacob Phillips. La quatrième de couverture comprend des commentaires élogieux Kareem Abdul-Jabbar, Publishers Weekly, et Patton Oswald. Il se termine avec une postface d’une page rédigée par le scénariste.
En 1989, de nuit, dans une grande demeure hollywoodienne, Anna Keller avance dans le noir en s’appuyant d’une main au mur, et en se tenant le côté de la main droite, du sang s’écoulant de sa blessure. Elle se dit qu’Ethan va être vraiment énervé. Elle repense à sa mère, et à la fois où enfant elle s’était perdu pendant une heure à Disneyland. Puis elle se rend compte que des oiseaux chantent dehors sous la pluie, n’ayant aucune idée de sa douleur. Elle s’écroule par terre, perdant connaissance avec une dernière pensée pour Lorna Valentine, en se disant qu’elle n’aurait jamais dû accepter son affaire.
Comment elle a rencontré la reine hurleuse. En journée, au cinéma El Ricardo, en novembre 1989, Anna Keller et deux employés refont le stock de friandises du comptoir et changent les posters de films. Ethan Reckless se trouve à San Francisco à la recherche d’une personne disparue, après le tremblement de terre. Une femme âgée avec une longue chevelure blanche entre dans le hall et demande si elle s’adresse bien à Anna. Cette dernière lui a été recommandée par son amie Sally. Elle a besoin de quelqu’un pour une affaire, pas de manière officielle, mais quelqu’un en qui elle puisse avoir confiance. Elle sort un paquet de cigarettes de son sac et s’en allume une. Elle demande à Anna si elle l’a reconnue. Cette dernière confirme : elle a reconnu Lorna Valentine. Elle a même un autographe d’elle qu’elle lui avait fait lors de la convention Sci-Fi de Glendale. Lorna se souvient de ces conventions. Anna était encore une enfant, Lorna incarnait le personnage de Evillina, la reine des hurleuses des films de série B. elle était devenue la présentatrice du samedi sur la chaîne 14 de 1968 à 1972, faisant des mauvais jeux de mots, pour présenter des films encore plus mauvais. Anna ne la ratait jamais, sauf si sa mère l’emmenait ailleurs contre son gré. Elle garde un bon souvenir de cet autographe : Lorna s’était montrée gentille avec elle et son père. Lorna est plutôt contente, car il y avait peu de petites filles dans la queue, plutôt des hommes plus âgés, pleins de sueur, qui voulaient qu’elle s’asseye sur leurs genoux. Ce qui l’amène : elle a besoin de quelqu’un qui lui dise si sa maison est hantée ou non. Ce n’est pas une blague. Elle y entend des bruits, et hier une son chien Gremlin a disparu d’une pièce fermée de l’extérieur.
C’est déjà le quatrième tome des enquêtes d’Ethan Reckless, à ceci près qu’il n’apparaît que dans six pages de ce tome. C’est donc au tour de son assistante Anna Keller de mener l’enquête. Le lecteur retrouve la Californie et le soleil, à nouveau à une année bien précise, 1989, et pour une enquête qui ne concerne pas un meurtre, mais la disparition d’un chien et peut-être un fantôme. Il sourit à ce début un peu gentil qui n’a pas l’intensité d’une enquête menée par le patron… à ceci près que l’héroïne est belle et bien blessée mortellement en scène d’ouverture. Il n’y a rien de condescendant dans la narration visuelle de ces quatre pages : la mise en couleurs est sombre, le sang est bien réel et foncé, l’expression de désarroi et d’incrédulité sur le visage d’Anna est authentique, le flux de pensées est résigné. Le retour en arrière pour reprendre les choses au début montre la jeune femme en train de gérer les affaires quotidiennes du cinéma, comme il en avait été convenu dans le tome précédent, et les deux employés lui obéissent tout naturellement. La visiteuse s’adresse à elle comme à une personne compétente, le jeu d’actrices est naturaliste et sonne juste. Le reste d’admiration d’Anna pour l’actrice est visible, et cette dernière a conscience de l’incongruité de sa demande. Comme d’habitude, le scénariste peut s’appuyer en toute confiance sur le dessinateur pour faire passer ces états d’esprit par les images, sans avoir besoin de les expliciter dans les dialogues, ou les cartouches.
Cette enquête débute donc tranquillement avec la disparition d’un toutou, une histoire de fantôme, peu crédible dans le contexte de cette série, bien immergée dans le milieu du cinéma. L’héroïne ne côtoie pas les stars mais il est facile de reconnaître dans Evillina, une variation sur le personnage de ELVIRA, maîtresse des ténèbres, incarnée par Cassandra Peterson, sur la chaîne KHV-TV, de 1981 à 1986. Pour autant, le scénariste a donné une personnalité distincte à Evillina, et elle n’apparaît que le temps de quelques cases dans son rôle de présentatrice, le reste du temps le dessinateur la montre comme une vieille dame, un peu empâtée, fumeuse, l’œil très vif. Il est question d’un acteur du cinéma muet, avec un grand succès dans les années 1920, de sa luxueuse demeure et des meurtres qui y ont été commis. Au fil des séquences, le lecteur éprouve la sensation que l’artiste a conçu un plan cohérent de cette demeure, Lamour Mansion, les prises de vue étant cohérentes entre elles qu’il s’agisse des différentes ailes du bâtiment vu de l’extérieur, ou de la décoration intérieure. S’il y prête attention, il peut également voir les deux films programmés au cinéma El Ricardo, dont le titre est affiché sur sa marquise : Naked kiss (1964) de Samuel Fuller, Blue velvet (1986) de David Lynch. Il pénètre dans la salle de projection et peut admirer le projecteur dudit cinéma.
Au cours de son enquête Anna va consulter Frank Hancock, un policier à la retraite, qui a déjà aidé Ethan Reckless, et elle fait appel à Byron pour une information, établissant ainsi deux éléments de continuité avec le personnage donnant le titre à la série, en plus du cinéma El Ricado. De la même manière, l’artiste conserve ce découpage de page en tiers, trois bandes de même taille, également utilisé pour les autres tomes de la série, ce qui renforce cette sensation d’unité. Le lecteur découvre les démarches de l’enquêtrice. Il peut très bien se laisser entraîner par les démarches de l’héroïne pour découvrir le pot aux roses, il peut aussi se livrer à la comparaison de ce que Ethan Reckless aurait fait à l’identique et de ce qui relève purement de la personnalité et des relations d’Anna Keller. L’enquête de voisinage est commune aux deux, une étape basique et obligée. Il en va de même pour le recours à Hancock, et le lecteur se serait senti floué si elle n’avait pas passé une nuit dans la maison supposée hantée. Cependant, elle mène son enquête à sa manière, en s’appuyant sur ses propres ressources : une amie de sa mère, un ancien copain, et sa relation spécifique avec Evillina.
Il ne s’agit pas de réaliser un récit féministe ou simplement de sensibilité féminine, mais que le déroulement du récit découle de la personnalité de la jeune femme, que le lecteur puisse constater qu’il ne se serait pas déroulé de la même manière si l’enquête avait été réalisée par Ethan Reckless. D’un côté, Anna met en œuvre des techniques similaires, avec des essais de passage en force ; de l’autre côté, les personnes avec qui elle interagit ne réagissent pas comme s’il s’agissait d’un homme vaguement menaçant. En outre, les propres réactions d’Anna sont celles d’une jeune femme et pas d’un homme costaud à l’allure peu commode, et au comportement désabusé.
Ce chapitre n’est donc en rien une enquête au rabais pour donner le rôle principal à l’assistante. Les auteurs situent l’enquête en Californie avec pour base le cinéma EL Ricardo, tout en emmenant leur héroïne dans des lieux différents, comme cette demeure luxueuse, les larges rues ombragées du quartier, ou un bar différent. La mise en couleurs rend bien compte des ambiances lumineuses très marquées, en une belle journée ensoleillée sous les plantations d’alignement, et la lumière artificielle du bar, toujours avec une palette légèrement décalée par rapport au naturalisme, tout en faisant très réaliste, sans dégradé de couleurs bien lissé, mais avec des petites surfaces de couleurs différentes. Les traits encrés peuvent donner une impression d’imprécision, de tracés grossiers quand le lecteur s’y attarde, mais à la lecture tout paraît naturel, évident, et parfaitement plausible. L’enquête n’est pas un exercice intellectuel aride et artificiel, mais une succession de tâtonnements pour dénicher un indice, tout en devant faire avec des moyens limités, des individus peu coopératifs, comme le policier de quartier Perry Wilson, et bien sûr des racines de la situation assez profondes. Comme dans tout bon polar, la violence est l’expression de tensions sociales, d’injustices, de difficultés personnelles, le symptôme d’un mal profond. Anna Keller doit gérer ses problèmes personnels, comme sa relation difficile avec sa mère, et mettre le nez dans des histoires peu ragoûtantes.
Depuis le début, le lecteur avait constaté que Anna Keller, le second rôle féminin de la série, disposait de sa propre personnalité, en faisant un personnage autonome et sympathique pour elle-même. Avec ce tome, les auteurs choisissent de raconter une histoire où elle tient le premier rôle, menant l’enquête en l’absence d’Ethan Reckless. Cela apparaît comme normal, ne générant aucune frustration chez le lecteur qui plonge dans un vrai polar comme savent si bien le faire Brubaker & Phillips. La narration visuelle est toujours aussi évidente en apparence, toujours aussi sophistiquée en réalité, que ce soit le mode de représentation, la mise en couleurs, les plans de prise de vue, comme peut le constater le lecteur qui passe plus de temps à regarder chaque case, pour rendre explicite tout ce que raconte chaque dessin. Anna Keller est un personnage aussi complexe et attachant qu’Ethan, menant sa barque de son mieux dans cette histoire tout aussi sombre que les autres, dans le milieu du cinéma au sens large, marqué par l’industrie et les contraintes sociétales qui pèsent sur les individus.
Pourtant amateur du duo Brubaker /Phillips, je n’ai pas encore embarqué pour le voyage dans la saga Reckless. Une fois, en librairie, j’ai trouvé que le trait utilisé par Phillips était plus grossier que sur Criminal.
Mais je sais que si je franchis le pas, je me ferai sans doute happer par l’écriture de Ed Brubaker.
Le trait plus grossier : je le vois comme une évolution de sa façon de dessiner. J’en avais déjà fait le constat sur la série Killed or be killed. Cela lui donne un côté plus brut, plus spontané, alors que quand on prend le temps de regarder l’agencement des traits et le choix des épaisseurs, c’est une technique très sophistiquée, le fruit de décennies de pratique du métier.
de mon côté, j’aime beaucoup Reckless et cet aspect plus brut du trait. Les auteurs cherchent visiblement à faire quelque chose de différent dans cette série, que ce soit en termes narratifs ou graphiques (même les couleurs n’ont rien à voir avec Criminal, par exemple).
En lisant les commentaires de Brubaker en fin de tome, je m’étais rendu compte qu’il essaye de faire quelque chose de différent comme tu le soulignes : plus biographique.
Dès qu’il sortira en VF, celui-là sera mien !!!
Il y a absolument tout ce que je recherche dans un comic ici. TOUT.
Ça a l’air bourré de références cinématographiques. Le personnage d’Evilina m’apparait d’ailleurs comme le mélange d’Elvira et d’Elsa Lanchester, l’interprète de la fiancée de Frankenstein (1935).
J’ai vu qu’ils ont déjà sorti un tome 5 aux US (et qu’apparemment ils ont sorti un autre truc parallèlement ?!!!). Combien diantre y en aura-t-il au final ?
« J’ai vu qu’ils ont déjà sorti un tome 5 aux US (et qu’apparemment ils ont sorti un autre truc parallèlement ?!!!). Combien diantre y en aura-t-il au final ? »
Le volume 5 suit Ethan dans une histoire qui se déroule au même moment que le volume 4.
Le projet suivant du duo sortira en juin et s’intitule Night fever.
Brubaker a annoncé qu’il y aurait d’autres volumes de Reckless sans en préciser le nombre. Le prochain volume se déroulera dans les années 90.
Merci pour ces informations.
Le 4 vient de sortir en VF, le 5 d’ici cet été, je pense (j’ai rendu la trad).
Pour l’instant, ils mettent la série en pause pour se concentrer sur leur nouveau projet.
Et alors ???
Ed Brubaker est-il facile à traduire ? J’ai l’impression que non car ses dialogues baignent dans une culture très spécifique de cette époque et cette région des Etats-Unis.
Alors, y a une ambiance particulière, chez Brubaker, mais il a un phrasé plutôt direct et classique qui le rend fluide et agréable à traduire.
(Contrairement à Waid, par exemple, dont les phrases un poil plus compactées sont parfois galère à rendre en français)
Merci beaucoup pour ce retour d’expérience d’expert.
Merci pour la référence à Elsa Lanchester : elle manquait à ma culture et je suis passé à côté.
Et bien elle est mienne, Tornado, je l’ai achetée ce jour (en VF, merci Delcourt, merci Thierry Mornet), je lirai et commenterai donc cet article après sa lecture😊
Vivement ton retour sur cette BD.
Merci de m’avoir encore fait découvrir cet album. C’était très bien et je souscris à ce qui est dit ici : l’enquête n’est pas impossible à élucider, Anna n’est ni très jolie, ni très musclée et son intelligence est celle d’un individu normal. Elle n’en demeure pas moins très attachante dans son fantasme de réparation de la relation avec sa mère.
L’écriture est fluide et plaisante et par moment j’ai même eu l’impression d’un aventure de Scoobidoo.
Tiens d’ailleurs, personne ici ne voudrait faire un article sur Scoobido ?
Houla !!! Une BD à marquer d’une pierre blanche : Bruce et moi sommes d’accord sur son appréciation. 😀
Merci pour ce retour, et cet éclairage sur l’histoire de sa relation avec sa mère.
Bonjour Présence.
déjà indiqué ici plusieurs fois, j’ai énormément de retard sur la production du duo Brubaker/Phillips. Déjà un quatrième tome !!! J’ai parcouru l’article en diagonal, pour ne pas me gâcher un futur plaisir mais tu sais donner envie.
Il faut que j’y penche sérieusement.
Y a intérêt que tu fasses ça sérieusement ! 😀
cette série est peut être ce que je préfère du duo, ce qui n’est pas peu dire
Sacré compliment !
Je ne suis pas un grand spécialiste du duo : je n’ai lu que FONDU AU NOIR, des hors-série de Criminal et ces RECKLESS que j’adore : contrairement aux autres, il y a une part de fun non négligeable, avec des personnages semblant tirés de dessins animés ou de comics de super-héros mais dans un univers plutôt sombre. Je sais que j’adorerais les relire car je n’avais pas remarqué que « l’artiste conserve ce découpage de page en tiers, trois bandes de même taille, également utilisé pour les autres tomes de la série, ce qui renforce cette sensation d’unité » : c’est pourtant évident en ouvrant le livre mais je n’avais pas vu ça ! Cela rend également la lecture fluide, tout comme la traduction de Nikolavitch, hyper naturelle.
« Ce chapitre n’est donc en rien une enquête au rabais pour donner le rôle principal à l’assistante. » Complètement. On a l’impression de voir une histoire un peu vue ailleurs, avec des bases dans notre inconscient, mais ce n’est jamais un problème. J’adore les références musicales et cinématographiques (je dois d’ailleurs toujours voir YOJIMBO que j’ai pourtant en DVD…) et bien sûr le personnage de Anna qui a caractère bien trempé comme tu le soulignes. On l’avait bien compris dans les tomes précédents.
Comme toujours, ta conclusion résume parfaitement ce que j’ai ressenti à la lecture. Je partage ton enthousiasme !
Merci Jyrille, pour ce retour.
Le découpage de page en tiers : je m’en suis aperçu en rédigeant l’article et en feuilletant le tome pour retrouver les passages que je voulais évoquer, ça devient alors visible comme le nez au milieu de la figure.
Content que ce tome t’ait plu.
Je viens de lire le tome 5 sorti cette semaine, c’est du grand art et très fort en émotions (avec une excellente traduction de Alex Nikolavitch mais par contre je ne trouve pas ce que veut dire Boo Radley alors que je connais bien le groupe de brit-pop ayant ce nom ?). Pour le moment, c’est la série que je préfère du duo (suivi par un HS de Criminal).
J’ai lu le premier tome vers juin et c’est en effet très bon. J’ai apprécié la narration adapté au format one-shot/king size. Cela apporte réellement un plus au déroulement de l’histoire.
Pas encore eu le temps d’acheter les suites, mais c’est bien prévu.
Sinon pour répondre à @Cyrille : Boo Radley est en effet un excellent groupe de pop (que j’adore personnellement) mais c’est surtout le nom d’un personnage essentiel du roman Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur de Harper Lee. Le groupe de pop emprunte cette référence.
Merci Fletcher ! Je le lirai peut-être un jour…
Merci pour vos retours et cette explication.