Borb par Jason Little
AUTEUR : PRÉSENCE
VO : Uncivilized Books
VF : Aargh !
Il s’agit d’un récit complet en noir & blanc, indépendant de tout autre. Il se présente sous une forme un peu particulière, en format paysage. Chaque page comporte une seule bande dessinée pouvant s’apparenter à un gag ou à une scène avec une chute. Jason Little est également l’auteur de Shutterbug Follies et Motel Art Improvement Service.
La lecture commence, avec un déchet par page, allant d’une cassette vidéo éventrée à une boîte de donuts ouverte. La page suivante recense 13 mots pour désigner une personne sans abri. L’histoire en elle-même comporte 78 bandes de 4 cases, à raison d’une bande par page. Dans la première, Borb (le surnom de la personne à la rue) essaye de mordre dans un quignon de pain trouvé dans une poubelle. Il éprouve une vive douleur dans les gencives, ce qui lui reste de sa dentition ne lui permettant pas d’en arracher un morceau.
Par la suite, Borb se rend chez un dentiste pour personne en difficulté. Il se casse un tibia en tombant dans un escalier. Il s’enfuit de l’hôpital. Il se voit attribuer un logement précaire. Il rêve qu’il est recueilli par une riche rentière. Il se rend dans un foyer pour sans-abri. Il perd sa ceinture. Il subit plusieurs intoxications alimentaires.
Après les escapades mouvementées et esthétiquement séduisantes de Bee, le lecteur ne s’attendait pas à ce que Jason Little choisisse un sujet plus social, ou qu’il adopte un format plus austère. Les dessins sont en noir & blanc avec des traits un peu secs qui évoquent plus le stylo que la plume. Jason Little n’utilise que très peu d’aplats de noir, préférant colorier en noir les surfaces, en laissant les traits de crayons apparents (ils ne sont pas complètement jointifs). Les contours sont délimités avec soin, avec un petit degré de simplification qui rend chaque image facile à lire.
Ce degré de simplification ne rend pas les dessins trop jolis, leur apparence s’adressant plus à des adultes qu’à des enfants. Jason Little dose avec soin la densité d’information visuelle par case. Elles peuvent s’apparenter à un cliché instantané, avec les personnages, les accessoires (table, couvert, plat sur la table) et l’arrière-plan (mur, fenêtre, paysage derrière la fenêtre), ou alors très rarement ne contenir qu’un personnage (par exemple Borb) ou un élément de décor (par exemple une poubelle).
Le lecteur peut donc se projeter dans chaque lieu, ou en tout cas s’en représenter les caractéristiques qu’il s’agisse d’un bout de trottoir au pied d’un mur en brique, d’un cabinet de dentiste, d’un escalier de métro, d’une chambre d’hôpital, d’un banc dans un jardin public, d’une rame de métro, d’un petit appartement, d’un tribunal, etc.
Comme cette énumération le laisse supposer, cette bande dessinée n’a rien de répétitive. Jason Little réussit à transformer le quotidien d’un SDF, en une sorte de suite d’aventures cocasses, faisant intervenir plusieurs personnages (aucun récurrent, si ce n’est Borb lui-même), dans des endroits divers et variés que le lecteur associe sans mal avec une vie à la rue.
Assez étrangement, Jason Little sait décrire cette vie de misère, en y intégrant une dimension burlesque qui dédramatise pour partie les situations. Le degré de simplification lui permet d’utiliser des dispositifs visuels qui relèvent de la bande dessinée humoristique, telles que des étoiles et des petits éclairs pour représenter la douleur (après que Borb ait mordu dans le quignon de pain), des tourbillons au-dessus de la tête pour figurer la stupeur alcoolique, des lignes courbes pour indiquer que Borb rebondit sur les marches d’escalier lorsqu’il a perdu l’équilibre, ou encore des expressions exagérées sur le visage de Borb (yeux ronds, bouche grande ouverte), etc.
Ainsi les mésaventures de Borb perdent une partie de leur dimension sordide et tragique. Heureusement, parce que ce pauvre homme ne subit pas que des avanies, il souffre physiquement et psychologiquement.
En cours de récit, l’auteur montre comment cet homme en est arrivé à cet état de déchéance. Il n’y a rien de complaisant ou de suffisant dans cette dégringolade sociale, mais il n’y a pas non plus de glorification d’un perdant. Little ne dépeint jamais son personnage principal comme un héros. Dès les premières séquences, Little a su faire comprendre au lecteur que Borb a passé le point de non-retour. Derrière le comique de situation se cache une pulsion morbide.
La force de ce récit est d’inciter le lecteur à contempler le quotidien de ce monsieur comme s’il s’agissait de quelque chose sans réelle conséquence. Dès la première image, Borb apparaît comme un individu à forte carrure, capable d’endurer bien des épreuves et des privations, sans s’en sentir plus mal. Finalement ce n’est pas grave.
La dentition de Borb part en sucette, mais il réussit quand même à trouver de quoi se nourrir dans les poubelles, en choisissant des trucs mous. Cela lui détraque les intestins, mais sa robuste constitution fait qu’il finit par s’en remettre. Il se fait tabasser en prison, mais son corps récupère assez rapidement. Il passe un hiver dehors, et perd son petit doigt gelé, mais… Mais c’est horrible !
Petit à petit l’horreur gagne l’esprit du lecteur. Sous des dehors de farce macabre, il sait que ce qui est décrit peut arriver, arrive de temps à autre. Pas tout à la même personne, mais il s’agit bien de faits réels. L’apparent détachement avec lequel Borb semble tout supporter, tout encaisser, ne fait que renforcer le caractère morbide de son comportement. Ce n’est qu’un SDF, un paumé, mais un être humain quand même. Toutes les horreurs qu’il subit, c’est très exactement ce contre quoi tout individu socialisé essaye de se prémunir de son mieux.
Quand même, il est presqu’impossible d’éprouver de l’empathie pour les souffrances de Borb. C’est un malade alcoolique irrécupérable. C’est le cliché de l’individu qui mendie, pour aller boire l’agent récolté, immédiatement après. C’est un individu irresponsable, au point d’en être idiot (par mégarde il met le feu à la masure où l’ont placé les services sociaux). C’est quelqu’un de désocialisé au dernier degré, sans aucune envie de réintégrer une place dans la société. L’alcool a cramé son cerveau, à un niveau pathologique.
Oui mais toutes les formes d’atteinte à sa personne sont autant de risques qui planent au-dessus de la tête de n’importe quel individu, qui rappelle la fragilité de la normalité, la fragilité du statut social. Manger dans les poubelles, se retrouver avec un os cassé en pleine rue. À quoi tient d’être secouru, d’être pris en charge ? Pouvoir faire ses besoins en toute intimité, c’est quand même basique, un droit presque.
En dépeignant cet individu repoussant, en lui faisant subir des horreurs très concrètes, Jason Little montre au lecteur sa propre fragilité, à quel point il est tributaire du système social dans lequel il vit. Le lecteur se retrouve à sourire devant les tribulations de Borb, à tourner les pages rapidement parce que c’est drôle et que le rythme est entraînant, parce que chaque catastrophe est aussi inventive que plausible. La fin survient telle que l’on s’y attend, dans des circonstances surprenantes.
Le tome se termine avec un page écrite dans laquelle l’auteur dédie ce livre à la personne à la rue qui a vécu sous un viaduc, avec son chariot, certainement à un passage fréquenté par l’auteur, à New York. Il y ajoute une incitation à participer à des associations de logement d’urgence américaines (en y incluant l’adresse du site internet afférent).
Borb constitue un ouvrage sans concession. Jason Little évoque la vie de personne à la rue dans toute son horreur, rendant encore plus dérangeante par le personnage au comportement morbide, à la réinsertion impossible. Le lecteur se surprend à trouver cette histoire très divertissante, grâce à une narration intelligemment pensée qui montre (Borb ne prononce que 3 ou 4 mots au plus pendant tout le tome) plutôt qu’elle ne commente.
En même temps qu’il constate que Borb est responsable de sa déchéance, il ne peut pas cautionner ce qui lui arrive, il ne peut pas rester indifférent. Alors même que Borb supporte tout sans broncher, qu’il se remet d’à peu près tout, le lecteur sait qu’il s’en faut de très peu pour qu’il se retrouve dans sa situation et que ce qui lui arrive est intolérable. Jason Little a réussi un tour de force en impliquant le lecteur dans la vie d’un SDF antipathique, en le divertissant, sans rien diminuer de l’impact tragique de cette survie indifférente au reste de la société.
Je prends ! Sans aucun problème ! Je suis devenu un inconditionnel de Jason Little. Du tragi-comique et de l’intelligence, et un hauteur qui se donne la peine de descendre de chez lui…voilà, j’en demande pas plus. J’apprécie particulièrement la démarche de ne pas faire du clochard une victime uniquement de la société mais la description de son autodestruction. Travailler avec des gens de la rue m’est toujours très difficile. Tous souvent sont attachants. Mais, les troubles psychiques sont vraiment un obstacle majeur au travail que je peux leur proposer. Reste cette part d’humanité (et pas de charité) à apporter…De mon expérience, ça finit hélas très mal…
Merci pour cette review Présence.
Pour information, cette histoire a depuis bénéficié d’une publication en VF, par un éditeur appelé Aaarg, dans sa collection Cabaret. Il a modifié le format qui n’est plus à l’italienne.
La semaine dernière, j’ai vu un SDF s’apprêtant à déféquer contre le mur d’un couloir très passant du métro (station saint Michel). A la station où je descends, il y a le même SDF tous les jours, installé à demeure pour la journée. Parfois il y en a un qui dort sur les marche de la station. Etant parfois amener à travailler très tôt le matin, j’ai pu constater un nombre hallucinant de SDF dormant sur des pas de porte ou des recoins dans les arrondissements centraux de la capitale. C’est une réalité sociale de tous les jours qui oblige à s’interroger.
J’ai également eu l’occasion de travailler sur le sujet avec une personne qui encadrait les agents chargés d’aller au devant d’eux dans une approche de sécurité publique. Comme Bruce, elle mettait en avant la rapidité d processus de désocialisation, ainsi que des troubles psychologiques fréquents (mais pas systématiques) rendant l’aide d’autant plus difficiles (sans même caricaturer ou compliquer avec des addictions).
J’avais également suivi l’évolution du camp de migrants boulevard de la Chapelle à Paris, avec des conditions sanitaires inexistantes, dormant au milieu des rats. Parfois il arrive de voir une famille (avec enfant scolarisé) installée proprement dans une tente sous un pont (toujours à Paris). Je sais qu’à Paris, les services sociaux et le cabinet du secrétaire général ont été amené à analyser les différentes populations de SDF, de l’individu isolé, aux différentes populations venant e pays différents, appartenant à des ethnies différentes, ce qui rend le travail des services sociaux encore plus complexe.
Alors-là, désolé, moi j’peux pas… L’article de Présence décortique limpidement l’intention de l’auteur et les moyens employés mais ce côté burlesque ne m’attire pas. La succession d’avatars subis par le SDF me fait penser à du Itchy et Scratchy chez les Simpsons. Entre le sujet et le traitement, c’est « trotro pas rigolo » pour moi (oui, je sais, on vit pas dans le monde des bisounours, mais lorsque je me plonge dans un bouquin, c’est pour y échapper ou au moins croire qu’un monde meilleur est possible…)
Je n’aurais jamais pensé à faire le lien avec Itchy et Scratchy et pourtant il y a bien quelque chose de burlesque qui rend ta référence très parlante pour moi. Avec le temps qui est passé depuis cette lecture, je me dis que c’était un bon moyen pour faire comprendre un état d’esprit qui sort tellement de la vie « normale » ou ordinaire du travailleur habitue, et en même temps cela permet un humour très noir, cynique et sadique qui finit par mettre le lecteur mal à l’aise quand il s’en rend compte.
Je ne connais pas Jason Little mais j’ai bien envie d’essayer. JP à raison le sujet net pas attrayant mais cela m’intéresse malgré tout. J’imagine que je vais apprendre pas mal de choses car je ne fréquente plus beaucoup les centres villes et celui que je vois le plus n’a aucun sdf. Comme d’habitude tu fais une analyse très poussée Présence, cela m’impressionne toujours. Merci pour la découverte !
@Jyrille – La découverte des œuvres de Jason Little ne ruine pas et n’est pas chronophage : seulement 3 ouvrages.
Un travail intéressant avec une belle ambition pour un auteur qui m’avait surpris avec les amourettes de sa cycliste rondouillarde.
Je suis un peu dérangé par le résultat qui me rappelle furieusement les malices/espiègleries de quick et fluck and consorts mais avec ici l’autodestruction en arrière plan. Sans doute la séquence adulte de ce type de strip.
Je commence à m’attacher au parcours de cet auteur. Merci pour ces découvertes.
@Matt & Maticien – Le résultat met effectivement mal à l’aise de se voir rire des situations horribles de Borb (la bouche édentée, la fracture ouverte, l’absence de toute once d’amour propre).
Voilà en quoi le travail des artistes est primordial : Arriver à traduire sous la forme d’un divertissement les pires travers de nos sociétés et nous séduire pour nous amener à regarder la dure réalité en face.
Deux films me viennent immédiatement à l’esprit dans ce type de démarche : « Fisher King » de Terry Gilliam, et « Donnie Darko » de Richard Kelly.
Ah ! Fisher King ! Je n’en ai aucun souvenir, si ce n’est que j’aavsi vraiment aimé ! Tiens, il faut que je me revoie ça. Donnie Darko m’avait beaucoup marqué au premier visionnage. Au deuxième, un peu moins…mais là, on est plus chez les clochards ?
Comme Bruce, je garde la sensation d’avoir bien aimé Fisher King, sans me souvenir de quoi que ce soit. Je n’ai pas vu Donnie Darko.
Non, mais il y a cette idée de raconter un drame du quotidien sous les atours d’un divertissement à la geek.
A la lecture des cases qui illustrent ta chronique, je rejoins complètement Matt dans son allusion à un Quick et Flupke trash (la case sur la bagarre en prison est une référence très (ligne) claire) et l’ambition de Jason Little de montrer les affres quotidiennes d’un clochard avec ce qui semble être un comique de situation très noir, n’est pas éloignée de celle, plus innocente d’Hergé, en mettant en scène des enfants des rues turbulents et qui, eux aussi, sont marqués dans leur chair sur le papier.
Sur le sujet des déclassés, volontaires ou non, je pense souvent au Gros dégueulasse du génial Reiser. Un homme à la marge qui n’a pas la langue dans son slip, contrairement à Borb, mais dont la dérision et la volonté affichée de bousculer la morale, masquent un desespoir qui trouvera une issue définitive et brutale.
J’aime beaucoup Fisher King, et plus qu’un divertissement, je lui trouve des airs d’épopée ou de chanson de geste dont la finalité est pour l’un des personnages son salut et pour l’autre sa rédemption, Robin Williams et Jeff Bridges forment un duo mémorable.
Reiser, un homme qui aimait les femmes et savait leur donner vie et sourire d’un trait caressant comme Matisse en avait le don.
Le pauvre film avec Claude Rich ne doit pas te rebuter. Reiser, c’est aussi intéressant que Miyazaki et le Gros dégueulasse, c’est un peu Totoro qu’aurait le blues couleur Gitanes et pif qui tâche
Complètement d’accord avec Lone pour le gros dégueulasse… vous voulez que j’en fasse une chro ?
Lone à également raison sur la case de combat en prison. J’ai tout de suite pensé à Tintin.
Je l’ai lu et vraiment bcp aimé.
Je n’ai pas trouvé Borb antipathique. Non. Il est plutôt détaché, de la société et de lui-même. C’est un peu du Tex Avery version clodo où Jason Little se permet de jouer avec des variations de son personnage tout en restant dans les faits : Borb vit et meurt dans la rue .
C’est impressionnant son travail pour que tout ceci soit à la fois un comic strip et une histoire continue alternant présent passé mais jamais le futur.
Jason Little est décidément un grand.
Merci Présence.