Interview Nora Felder
Propos recueillis et traduits par BRUCE LIT
Le peuple geek lui doit beaucoup ! Nora Felder est la coordinatrice musicale de séries prestigieuses comme OA, Ray Donovan, Californication et surtout Stranger Things ! Oui, la femme qui a supervisé les scores de Kate Bush (et relancé ses ventes de manière astronomique) et de Metallica, c’est elle !
Elle nous reçoit, affable, bavarde et chaleureuse, dans un palace parisien en octobre 22 pour parler de son approche de la musique de la série des frères Duffer qui lui a valu un Emmy et un Grammy Award.
Cette interview a été originellement publiée dans Geek Magazine #42 ET BEST#4. Enregistrés durant la même session en octobre 22, j’avais adressé à GEEK les propos de Nora sur STRANGER THINGS quand l’interview pour BEST explorait son rapport à la musique. En voici pour la première fois l’intégralité chez Bruce Lit.
Qu’est-ce qu’une coordinatrice musicale et les qualités requises ?
Je coordonne tous les domaines d’une bande originale pour orienter des créateurs sur l’ambiance qu’ils désirent impulser à leurs séries, les aider à formaliser leurs idées mais aussi, de manière très pragmatique, vérifier l’aspect juridique et l’achat des droits pour utiliser telle ou telle chanson.
Si le script exige qu’un personnage chante, je dois chercher quelle chanson il peut chanter en adéquation avec son caractère et du budget dont je dispose. Tout ceci doit être coordonné en préproduction et c’est là que j’interviens. Il faut ici être une bonne négociatrice et avoir une intuition, un sixième sens pour ressentir la musique au fond de moi et la coordonner pour les shows qui m’emploient.
Mais je pense surtout être une geek ! Je peux passer des heures incalculables à faire des recherches musicales pour trouver ce qui collera à l’image, chercher les ayants droits d’une chanson que tout le monde a oubliée.
J’aime garder l’esprit ouvert, découvrir de nouveaux horizons, ne pas me cantonner à la musique que j’écoutais au lycée. Je ne suis pas du genre à ressasser cette époque où j’étais jeune et sans responsabilités.
Quelle différence entre la supervision d’une série et d’un film ?
La différence c’est le temps. Sur un film tu peux caler 15 morceaux. Sur une série, c’est 10 fois plus (mime le bruit d’une machine à écrire-taktaktak).Une série c’est speed, c’est un autre rythme, tu peux avoir 10 chansons sur un épisode, tu vois ? Une coordinatrice de musique TV peut assurer la musique d’un film, l’inverse est très rare à cause du rythme de la préproduction. Pour un film, tu peux te permettre de prendre ton temps et de changer d’avis pour le choix d’un morceau. Pour une série, c’est un luxe que tu n’as pas.
Tu as également supervisé Fear Street qui met aussi des ados face à des événements paranormaux. Tu as eu une différence d’approche pour Stranger Things ?
Pas vraiment, la réalisatrice est Leigh Anne Janiak qui partage la vie de Ross Duffer (le cocréateur de Stranger Things-Nda) et surtout le même univers. Ils adorent l’horreur tous les deux. Ross m’a contacté avant la pandémie pour savoir si je voulais travailler sur ces 3 films. Ils étaient déjà tournés, il ne manquait plus que la musique.
Tu as gagné l’Emmy Award et le Grammy Award pour Stranger Things. Qu’est-ce que ces récompenses signifient ?
C’était ma quatrième nomination, je travaille depuis 20 ans ! C’est un peu le rêve de chaque gamine qui se regarde dans le miroir en imaginant ce qu’elles diraient si elles gagnaient ! J’ai toujours fait de mon mieux. Le fait que ces prestigieuses organisations me reconnaissent m’honore beaucoup.
Ces trophées que je rêvais d’avoir enfant sont maintenant chez moi. Je dois garder la tête froide et rester concentrée. Mon métier n’est reconnu par l’industrie que depuis quelques années et je suis très heureuse d’en être.
Ceux qui ont vécu les années 80 voulaient en sortir. Aujourd’hui avec Stranger Things beaucoup souhaitent y revenir. Quelle est ton analyse ?
Il y a de la nostalgie bien sûr mais aussi l’histoire, l’ambiance des banlieues américaines et leurs vélos sont parfaitement restituées. C’est là où les frères Duffer sont brillants. La musique est l’extension de caractères auxquels il est très facile de s’identifier. Il a fallu attendre les 90’s pour que reviennent les grosses guitares. Je suis comme toi, j’aime le rock. Je me rappelle que mes amies sont revenues de l’Unplugged de Nirvana. Elles savaient qu’elles avaient assisté à un concert historique.
Il y a de la nostalgie bien sûr mais aussi l’histoire, l’ambiance des banlieues américaines et leurs vélos sont parfaitement restituées.
Grâce à toi, Stranger Things contient 2 moments cultes désormais entrés dans l’histoire de la culture populaire : les scènes liées à Max/Kate Bush et Eddie/Metallica…
Tout est lié au show et ses personnages : si j’avais mis Kate Bush sur une autre série, l’impact n’aurait pas été le même.
Stranger Things catalyse nos angoisses d’inconnu, de fin du monde. Max traverse la saison isolée : son frère est mort, ses amis ne la comprennent pas, la seule chose qui la réconforte, c’est cette chanson et c’est ce qui lui sauve la vie ; Kate Bush sert de pont entre ses amis et elle, c’est un message d’espoir, celui qui effacerait les conflits entre les hommes et les femmes. C’est en tout cas celui de Kate Bush qui déclarait avoir écrit cette chanson dans ce but. C’est le rêve de tous les musiciens ou des réalisateurs de bâtir ce pont entre générations.
Pour Metallica, tout le monde aime le personnage d’Eddie, Master Of Puppets en est l’extension. Derrière son arrogance, Eddie est une personne intelligente et respectueuse. Comme une chanson de Métal, en surface, tout n’est que colère mais écoute les paroles et tu sauras ce qu’est une addiction, c’est une chanson si belle, si profonde…
Il y a également les Cramps dans Stranger Things. Il est dommage que ce soient encore des morceaux mainstream qui aient décroché le jackpot…
Attends, Tu sais quoi Bruce ?Je peux te dire que Kate Bush ne vendait pas des masses aux USA. Lorsqu’elle passait à la radio, c’était uniquement sur des stations alternatives. Avec Stranger Things, tout a changé, ça oui, elle dépasse même Justin Bieber.
Tu as déjà utilisé du Alice Cooper sur la série Ray Donovan.
Je me suis toujours demandé pourquoi les musiques de Pink Floyd n’étaient jamais utilisées dans les films ou les séries ?
Oui, quelle mémoire ! J’ai effectivement utilisé du Alice Cooper dans la saison 7. Un personnage écoute School’s Out en voiture si je me souviens bien.
Pour Pink Floyd, qu’est ce qui coince à ton avis ? (Ironique) Roger Waters and David Gilmour ne sont pas les meilleurs amis du monde, ils ont chacun leur vie. C’est tellement conflictuel que ça rend toutes négociations impossibles pour une bande originale. J’ai tenté de caser une superbe reprise de Wish You Were Here dans Californication il y a quelques années et je n’ai jamais eu de réponses.
C’est toi qui as eu l’idée d’inviter Marilyn Manson dans Californication ?
Non, c’était dans le script. Oh j’avais oublié tout ça…On avait fait une belle soirée de clôture sur le tournage, on a eu Tom Jones et Don Felder des Eagles. Je précise que ce n’est pas mon père ! Don Felder était un fan de Californication. Je me rappelle que David Duchovny et Manson ont repris Hotel California.
Emily In Paris ou Killing Eve utilisent beaucoup de pop française. Tu n’es pas tentée d’en insérer dans Stranger Things ?
Non, ça ne marcherait pas dans Stranger Things. Emily In Paris, je n’en ai pas entendu le plus grand bien. Tu as aimé toi ?
Non, c’est rempli de clichés mais au moins ça donne une visibilité à nos auteurs. Ta série préférée ?
La Servante Ecarlate ! Il n’y a pas beaucoup de musique mais tu dois absolument voir ça !
Tu ne me demandes pas quel est mon film préféré ?
Euh, vas-y !
Harold et Maud ! Je continue de voir ce film chaque année !C’est la musique de Cat Stevens qui m’a donné envie de faire ce travail, d’établir une connexion entre la musique, les personnages et le public.
Quel est ton rapport à la musique ?
Obsédée ! Ado, je ne me satisfaisais pas de ce qui se passait à la radio. Je n’aimais pas que tout me tombe dans l’assiette, il fallait qu’un de mes amis me pousse dans mes retranchements. Je voulais comprendre le Jazz, Miles Davis, Dean Martin… C’étaient des constellations à explorer. Je ne peux pas m’arrêter d’écouter de la musique ou d’en faire écouter. A la maison, j’essaie d’intéresser mes enfants à David Bowie ou Queen.
J’aime garder l’esprit ouvert, découvrir de nouveaux horizons, ne pas me cantonner à la musique que j’écoutais au lycée. Je ne suis pas du genre à ressasser cette époque où j’étais jeune et sans responsabilités. Je trouve triste que mes amis qui se sont mariés et ont eu des enfants après 40 ans ne vont plus en concerts. Toi, tu continues d’y aller j’espère ?
Bonjour Bruce.
très sympa comme interview, très bien menée, avec une nouvelle fois un ton qui s’adapte à la personne. Bravo.
Totale découverte du métier de coordinatrice musicale. Cela a l’air passionnant. J’y vois des points communs avec ce que je fais et surtout mon approche du travail. Mais je serais incapable d’avoir une telle culture musicale.
Ah la Servante Ecarlate. La saison 1 vaut effectivement le coup, mais dès la saison 2, sans le roman pour s’appuyer dessus, cela part dans trop de travers. J’ai stoppé à la 3, tellement c’est décevant. Lisez surtout le roman de Margareth Altwood qui est magnifique (pas sa suite, qui est juste nulle et formaté pour une adaptation en série, un comble). Stop aux adaptations.
Harold et Maud : ah ouais, quand même. Mais il est vrai que Hal Ashby a fait de magnifiques films. Je ne me souviens pas de la BO de Cat Stevens par contre. Cela me donne envie de revoir tout cela.
Bon j’ai décroché quand cela parlait de STRANGER THINGS : pas fan de la série.
J’ai également caché que je n’aimas pas ST. Il faut savoir rester pro.
La saison 4 est super pourtant les gars.
D’ailleurs en revoyant la scène avec Metallica pour Eddy, elle a complètement raison. C’est une belle scène et ce personnage est clairement un des atouts de cette saison 4. Comme quoi intégrer la bonne musique à la diégèse fait des miracles.
Par contre le Manson qui reprend Hotel California, je n’hésite pas à dire que c’est un massacre (clairement un boeuf pas répété).
Belle interview qui met en lumière une profession quelque peu obscure mais au combien importante pour la pop-culture.
… On a le budget pour bénéficier de ses conseils sur les BO des articles ?
A la découverte d’un nouveau métier : coordinatrice musicale de séries, il n’y a pas à dire, on se cultive sur Bruce Lit.
J’ai beaucoup apprécié la première question et sa réponse : j’aurais été bien incapable d’imaginer les différentes composantes de ce métier.
Au fil des différentes questions, les points de vue qui m’ont le plus intéressés :
– la différence de rythme entre la production industrielle d’une série et celle plus posée d’un film,
– la composante quasi documentaire historique de Stranger Things sur les banlieues américaines à l’époque des années 1980,
– l’importance du sens des paroles, la notoriété toute relative de Kate Bush aux Etats-Unis,
– l’absence de remarque sur la situation présente de Marilyn Manson.
Une interview que j’ai trouvée bien trop courte.
Les articles pour la presse obligent à un format court et je trouve ça très bien 😉
C’est une autre méthode d’écriture que je trouve formatrice.
Marilyn Manson : cette affaire me fend l’âme car pour moi Manson est coupable. Je ne l’ai pas abordé faute de place encore, mais aussi parce que je n’ai pas envie d’en parler…
Mince, je ne savais pas que ça pouvait être un métier à part entière et une activité susceptible de décrocher des oscars ! Et en plus, je l’ai fait ! Quand j’ai réalisé mes trois courts métrages scolaires, j’ai participé au montage et j’ai choisi toutes les musiques ! J’ai pris un pied monumental à faire ça ! J’adorerais faire ce métier si ce n’était, hélas, toute la partie administrative autour…
Personnellement j’aime toujours ST et la scène avec Kate Bush est l’une des plus belles et l’une des plus trippantes de ces dix dernières années. Un coup de génie.
J’ai également adoré CALIFORNICATION à l’époque et je la reverrai très volontiers. Heu… par contre, insupportable cette reprise d’HOTEL CALIFORNIA…
CALIFORNIACTION m’avait quelque peu déçu par l’inévitable retour au statu quo en fin de chaque saison, y compris pour le final de la série.
Je reconnais volontiers que le boeuf entre Manson et Duchovny ne fait pas un effet boeuf…
Je n’ai pas pas trop les références pour commenter cet article, alors je dirais juste que son titre m’a fait penser à une citation fictive de Saddam Hussein en 2003.
Alors déjà je me demande d’où sort ce CV fait en montage photo-images… C’est étrange… Des séris qu’on y lit, je suis I AM NOT OKAY WITH THIS (super utilisation de Prefab Sprout qui est devenu un de mes titres cultes), STRANGER THINGS, WHAT WE DO IN THE SHADOWS qui gagne à être connue (très drôle) et j’ai un peu vu CALIFORNICATION (super musique en effet).
Et d’où vient ce titre d’article ? Tu l’as pas déjà utilisé, Bruce ? Ah c’est parce que j’ai acheté mais pas encore lu le GEEK MAGAZINE 42…
Bon j’ai adoré cette interview, c’est hyper intéressant. Et Nora Felder me semble éminemment sympathique, j’ai même l’impression d’avoir des points communs avec elle. Je suis depuis plusieurs années assez fasciné par les listes musicales des séries télé, beaucoup sont de grande qualité (j’en parle assez dans mes articles dédiées), avec énormément de chansons peu connues – ou pas. Dernièrement, même si je ne l’ai pas trouvée exceptionnelle, la série HANNA a une BO incroyable pleine de bon goût, mais je peux également citer GOSSIP GIRL (où Sonic Youth ont joué leur propre rôle dans un épisode et jouent même un titre) ou LAST OF US ou BOSCH…
Mais les films aussi souvent. Le dernier GARDIENS DE LA GALAXIE pour ne citer que lui (où on y entend du Alice Cooper tiens…). Tu as raison pour la musique française, j’ai entendu du Gainsbourg dans LEGION et même du rap français dans une autre série américaine récemment (mais je ne sais plus laquelle). D’ailleurs apparemment le rap français s’exporte incroyablement bien à l’international, plus encore que nos stars de la french touch comme Daft Punk par exemple.
Ce que j’ai adoré, ce sont ses explications sur les choix. Tornado a raison pour la scène de Max que tu as mises, c’est un vrai beau moment de cinéma qui m’a marqué, et le titre de Kate Bush le magnifie. Quand la musique fait partie de l’histoire, c’est encore plus fort. De toute façon je suis définitivement persuadé du pouvoir quasi magique de la musique, que je trouve plus universelle et importante que la plupart des autres formes d’art même si ça reste un ressenti. Un grand merci donc !
@Cyrille Qué ? Tu ne lis pas les GEEK que tu achètes ?
Le titre a été utilisé dans l’interview pour BEST et je l’aime beaucoup pour l’avoir récupéré. Je suis au courant pour le Alice dans les GARDIENS. Tant mieux, la musique du Copp’ s’y prête.
Et je confirme que Nora est très sympathique et très très bavarde. Et coquette aussi. C’est la seule qui a refusée d’être prise en photo parce qu’elle ne se sentait pas suffisamment apprêtée pour la presse française.
@JP : Tu as vu le volume 2 ? Bush contre-attaque sorti en 2001 ?
Bah les Geek Magazine ou autres, c’est comme pour les bds : je ne les lis pas tout de suite.