Shoplifter par Michael Cho
AUTEUR : PRÉSENCE
Il s’agit d’une histoire complète et indépendante de toute autre, en 1 seul tome. Elle est initialement parue en 2014 en VO chez Pantheon books, écrite, dessinée et encrée par Michael Cho, un artiste canadien (né en Corée du Sud). Une édition française existe chez Delcourt.
La mise en couleurs repose sur une seule teinte : un rose assez soutenu dans une teinte entre rose bonbon, rose chaud ou rose cuisse de nymphe émue.
Corrina Park travaille pour une agence de publicité ; elle crée des slogans pour des produits divers et variés. L’histoire commence par une réunion pour trouver des slogans vantant les mérites d’un parfum pour fillettes de 9/10 ans. D’une manière sarcastique, elle en propose un avec un fort sous-entendu incestueux. Ses collègues la regardent bizarrement.
Au sortir de la réunion, Candi (la secrétaire) lui propose de sortir vendredi soir pour rencontrer des mecs. Corrina est indécise. Elle rentre chez elle par les transports en commun, pour retrouver son appartement de taille modeste (mais pas minuscule) et son chat. En chemin, elle songe qu’elle n’avait accepté ce travail que pour disposer d’un revenu, et pouvoir consacrer son temps libre à l’écriture d’un roman qu’elle n’a jamais commencé.
En ouvrant ce tome, la première chose qui saute aux yeux sont les dessins qui évoquent immédiatement ceux de Darwyn Cooke (par exemple Parker: The Outfit ou The new frontier). Le trait de Michael Cho a la même élégance avec de forts contrastes de noir & blanc. Il utilise de la même façon une seule couleur qui joue sur ces contrastes, sans les atténuer, tout en habillant les surfaces pour en augmenter le relief ou pour mieux distinguer les contours.
Si la ressemblance est frappante, il ne s’agit pas de plagiat. Cho ne dispose pas du même niveau d’intelligence graphique dans la composition de ses pages. Il est vrai qu’il ne s’agit pas non plus d’un comics d’action, mais d’une chronique de vie. Cho n’épure pas ses dessins au même point que Cooke : il conserve plus de détails dans ses images. Là encore, il s’agit d’un choix justifié par la nature du récit, plus concret, plus inscrit dans l’environnement urbain de cette grande ville (sûrement Toronto).
Dès la première séquence, le lecteur observe des gens normaux en train d’évoluer, de réfléchir dans le cadre d’une réunion de travail, avec des morphologies normales et distinctes, et des expressions de visage normales et différentes. Ils présentent une attitude mesurée qui n’exclut par la réprobation devant le faux pas professionnel de Corrina (oser tourner en dérision un produit), ou l’attitude amicale et souriante (l’inviter à prendre un verre en groupe après le repas).
Michael Cho donne une importance à l’environnement urbain, en représentant avec soin (mais pas jusqu’au photoréalisme) les façades de immeubles, les usagers de la voie publique, l’intérieur de l’appartement de Corrina. À plusieurs reprises, il consacre un dessin en double page au paysage urbain, établissant ainsi une relation entre la fréquentation et l’éclaire, avec l’état d’esprit de Corrina.
Il ne s’agit pas d’une étude sur l’impact psychologique de la vie en milieu urbain. Il s’agit plus de montrer l’environnement dans lequel Corrina Park évolue, en laissant au lecteur le soin de s’y projeter pour ressentir son influence sur son quotidien.
En y prêtant attention, le lecteur peut également percevoir la présence des affiches et enseignes publicitaire dans le décor urbain. Michael Cho a choisi de ne pas les rendre omniprésents ; il s’agit d’une présence discrète mais bien réelle. Le fruit du travail de Corrina Park a une incidence subliminale sur la vie des habitants, sans qu’il soit possible de déterminer si elle bénéficie à autre chose que le système du capitalisme, une sorte de bruit de fond.
Le thème principal du récit est classique et basique : une jeune femme prend conscience que son quotidien est en décalage avec les aspirations qu’elle pouvait avoir quand elle était étudiante en littérature. Elle a trouvé un boulot qu’elle savait alimentaire, mais pour autant elle n’est pas passée à l’acte en utilisant son temps libre pour écrire le livre qu’elle s’était promis d’écrire.
Corrina Park n’est pas amère, ni même déçue par ses propres actions. Il y a juste un sentiment d’insatisfaction qui la gêne aux entournures. Par le biais de sa voix intérieure, Michael Cho dépeint une jeune femme tranquille qui constate plus qu’elle n’analyse. Elle est à un moment de sa vie où la réalité du quotidien finit par s’imposer, où les rêves se délitent petit à petit. Le lecteur éprouve une empathie entière pour cette jeune femme grâce aux moments choisis par Cho, et à la manière dont il laisse le lecteur éprouver ses propres sentiments.
Par exemple, Corrina regarde la télévision, d’abord des informations en direct d’un atterrissage d’avion difficile, puis d’un ours blanc sur la banquise. Charge au lecteur de relier les points entre la déception de Corrina vis-à-vis de son travail, l’imposture du reportage dans lequel le journaliste fait tout pour dramatiser l’événement alors que les témoins expliquent qu’il s’agit d’un incident sans gravité pour les passagers, et enfin l’importance de la valeur représentée par le risque de l’extinction d’une espèce en voie de disparition du fait du réchauffement climatique.
Michael Cho sait mettre en scène cette remise en question des valeurs de son personnage, sans pathos, sans dramatisation, sans jargon psychanalytique, en toute simplicité et de manière naturelle. Il n’oublie pas quelques moments humoristiques, voire décalés.
Ayant remarqué la baisse de motivation de Corrina, son patron lui livre sa façon de voir leur métier, une vraie profession de foi, qui prête à sourire (non pas de ridicule, mais de valeurs sujettes à caution).Michael Cho est tout aussi à l’aise pour faire transparaître discrètement le poids de la solitude urbaine, au travers de la relation très normale que Corrina entretient avec son chat.
En plus de la perception de son environnement par Corrina, il utilise une deuxième métaphore qui justifie le titre du récit. Corrina Park vole de temps à autre un magazine dans la superette où elle fait ses courses (shoplifter = voleur à l’étalage). Ce petit accès de malhonnêteté fait écho à son ressenti d’être malhonnête vis-à-vis de la société en se contentant d’une vie matérielle sans motivation la justifiant à ses yeux.
Cette histoire n’est pas une grande révolution dans l’histoire des comics, juste un récit intimiste d’une prise de conscience très concrète, à la fois personnelle et universelle. Le lecteur est conquis par les dessins rendant bien compte de l’environnement urbain (sans le dramatiser ou l’enlaidir) peuplé par des personnages sympathiques, sans être fades. Il suit l’évolution de l’état d’esprit de Corrina par le biais de scènes ordinaires, sans effet de manche, ou scènes chocs.
Au final, l’auteur aura réalisé un récit à l’image son personnage : calme et posé, aboutissant lui aussi à la même prise de conscience : autant faire une bande dessinée qui parle de la condition humaine et d’un aspect particulier qui lui tient à cœur, plutôt que de perdre son temps à faire de la BD alimentaire et industrielle.
En indécrottable fan de super-héros, je ne connaissais MIchael Cho qu’au travers de quelques illustrations de Daredevil. Il n’empêche, bien que voisin de celui de Darwyn Cooke, il a son style. La preuve : quand Bruce a posté le teaser, j’ai cherché son nom pour tomber sur la couv’ de Shoplifter.
Je suis aussi tombé sur l’interview ci-dessous, où ses propose rejoignent assez l’analyse de la fin de ton article, Présence.
http://comicsalliance.com/michael-cho-interview-shoplifter-review/
Sinon, « rose cuisse de nymphe émue » c’est une vraie couleur, ça ?
Oui, c’est une vraie couleur. Il suffit de taper « rose cuisse de nymphe émue » sur google, qui te redirige vers l’article wikipedia référençant cette couleur. Ça m’amuse beaucoup de consulter les nuanciers de teintes des couleurs sur wikipedia.
Le savez vous ! Lorsqu’après des années de correspondances épistolaires, je rencontrais enfin Monsieur Présence dans un Hippopatmus ( infect ), celui-ci, parmi toutes les bandes dessinées existantes, choisit de m’offrir celle-ci ! Intrigué après ce repas ( infect, je ne le repeterai jamais assez – Fuyez Hippopotamus – mais en très agréable compagnie – Non! Présence n’est pas une femme et non, nous ne sommes pas gays ), je m’attelais à cette lecture charmante en tout point et tombais immédiatement sous le charme fragile mais déterminée.
Corinna et sa petite frange et son chat odieux….et ses petites névroses….
En fait, c’est vraiment très agréables de recevoir des articles en vrca et d’établir une correspondance entre eux : Le thème de Shoplifter n’est pas si éloigné de l’article d’hier, le Bel Âge : une héroïne asiatique au croisement de sa vie, se demandant si ses choix sont les bons !
Merci à toi
Michel– Oops, j’ai failli dévoiler ton identité secrète !!!Cela aurait pu s’appeler lifelifter…
Ton article m’a donné envie de lire ce livre. Je vais essayer de me le procurer rapidement.
La couleur rose mentionnée m’a aussi ému;) Je précise que depuis l’arrivée de ma fille cette couleur prend plus de place dans mon appartement…
Je suis une nullité pour les couleurs : les reconnaître, les placer, les harmoniser… C’est assez catastrophique. Je ne vous dirai pas comment je m’habille, n’insistez pas.
Sinon c’est très intéressant et encore une fois très bien analysé, Présence. Cette bd me rappelle (encore !) une autre bd d’un auteur sino-américain : Same difference.
http://cdn.pastemagazine.com/www/articles/same%20difference.jpg
Quand j’y pense, le ton m’a l’air d’être le même, la même mélancolie qui se dégage des planches que je vois dans ton article. On pourrait aussi rapprocher cette bd de toutes celles de Adrian Tomine.
Je n’ai encore jamais eu la curiosité de lire un comics d’Adrian Tomine.
Pour les couleurs, je me suis obligé à dépasser le commentaire basique (de type « c’est joli », ou « c’est plein de couleurs »), en essayant au moins de trouver leur nom (d’autant qu’ici il s’agit d’un élément graphique très fort).
Les comics de Adrian Tomine sont nettement moins positifs que Same difference et dégagent toujours une certaine misanthropie, ce qui est parfois rude à la lecture. Je te conseillerai de commencer avec Loin d’être parfait, qui est un peu plus facile.
J’avais pas fait gaffe mais la couverture française est presque la même que celle de Same difference : http://www.bedetheque.com/serie-19037-BD-Loin-d-etre-parfait.html
Bruce Lit fait aussi du home delivery. Je viens de finir shoplifter qui m’a donc été apporté à domicile. J’ai été convaincu par la tonalité de ce récit insouciant et sérieux, entre narration et rêverie. J’ai été surpris par le fait que les cases ne soient pas délimitées par un trait. Chaque case semble ainsi ouverte sur l’extérieur incertaine de son périmètre… j’ai eu le sentiment que cela pouvait être lié au ressenti de l’héroïne (à confirmer).
Un grand merci à Présence pour ce choix et son article et à Bruce pour le prêt. Cette lecture a éclairé mon we (même si la fin est un peu convenue).