Ikigami Vol 10 par Motoro Mase
A l’occasion du dernier épisode de la série , ce commentaire portera un regard critique sur l’ensemble de la série.
L’horreur ! Un Japon uchronique où un individu sur mille est tué arbitrairement durant sa puberté!
Un pays où, pour apprécier le prix de la vie et encourager la production nationale, un fonctionnaire courtois vient vous délivrer votre préavis de mort pour les prochaines 24 heures !
Un pays limitant le droit d’expression, de manifestation, où les opposants sont dans le meilleur des cas envoyés en rééducation!
Un pays où un citoyen apprend sa condamnation par SMS…
Voilà ce que raconte Motoro Mase en 10 chapitres d’une série inoubliable: une société synthétisant les horreurs du nazisme (une machine de mort massive où les responsabilités sont diluées), du stalinisme (dénonciation à tous les échelons d’une société où l’individu est écrasé par l’intérêt supérieur de la nation), du maoïsme (rééducation des éléments dégénérés) et plus récemment de la Corée du Nord avec la production d’armes de destruction massive.
Durant ces 10 Chapitres , la loi de prospérité nationale aura exécuté des jeunes en pleine force de vie . Mase aura à chacun(e) dressé un mausolée dans des histoires en 3 actes,où loin de l’horreur statistique, il brossait des portraits attachants,souvent poignants de ceux qui allaient mourir.
Le schéma était identique et pourtant terriblement efficace : présentation du personnage, ses espoirs, ses déceptions et sa conception de la vie. L’agent Fujimoto arrive en fin d’épisode et lui délivre son Ikigami ( Premier Acte).
Chaque personnage réagit à sa manière : sidération, colère, abattement, courage, folie destructrice.Il passe sa vie au crible et la met en corrélation avec sa mort prochaine . De son côté Fujimoto s’interroge sur la portée de son acte. (Deuxième Acte).
Pour ses dernières,le personnage agit : acte d’altruisme pour certains, de révolte et de vengeance pour d’autres, de rédemption pour les derniers. Dans tous les cas, l’histoire se termine par le rapport froid de l’agent Fujimoto constatant le décès inévitable du héros de l’histoire (Dernier acte).
Malgré son récit en forme de nouvelles indépendantes, il est indispensable de lire Ikigami dans l’ordre pour apprécier la révolte croissante de l’agent Fujimoto, ses ruminations intellectuelles et existentielles.
Comme dans la série Six Feet Under, voilà un type qui passe son temps face à la mort des autres et de se demande pourquoi il fait ça. La révolte de Fujimoto est difficile voire impossible: la dictature de Mase est raffinée, bureaucratique, presque invisible. Il n’existe aucun culte de la personnalité et les dirigeants politiques n’apparaissent jamais.
Alors que la guerre gronde aux frontières de la fédération, le régime aux abois passe un pacte pervers avec sa jeunesse: les volontaires qui iront se battre seront sauvés de l’Ikigami. La jeunesse doit alors faire un calcul statistique fou pour savoir s’il a plus de chances de mourir de l’Ikigami ou d’échapper aux balles. Dans les deux cas,la vie humaine se justifie pour le sacrifice pour son pays.
Dans ce dernier volume , Fujimoto doit faire un choix: désobéir et mourir, obéir et vivre dans la peur. Mase est généreux avec son lecteur: tout en poursuivant son récit philosophique, il distille des éléments divertissants pour rendre la fin à la hauteur des attentes du lecteur : révélations sur la portée politique de l’Ikigami, traîtrise, capture de l’agent Fujimoto et une astuce pour que ses dernières 24 heures ressemblent à celle de ses victimes.
La fin qui n’est pas sans rappeler celle de Battle Royale est surprenante et satisfaisante. Elle donne à la série une issue inattendue, lyrique, oscillant sans cesse entre résignation et l’espoir.
Loin de l’humour potache de certains mangas, incroyablement mature sans jamais verser dans la violence gratuite, facile à lire dans son découpage même pour les non initiés, Ikigami n’est pas sans rappeler les meilleures séries américaines de ces dernières années: 100 Bullets pour son gimmick répétitif visant à raconter l’histoire d’un pays via des laissés pour compte et Scalped pour la sensibilité sociale du scénariste.
Un grand, grand moment de Bande Dessinée qui vous hantera longtemps après la dernière image bouleversante du clap de fin.
Merci pour ce commentaire très fidèle. Je voudrais ajouter un petit bémol. Mase réussit effectivement à nous emmener dans son Uchronie cauchemardesque en 10 petits tomes. Cela est à la fois la force ET la faiblesse de cette série.
La force, car Mase ne fait pas durer le suspense et livre son idée finale rapidement. Il évite aussi de nous lasser en épuisant son idée.
La faiblesse car il manque selon moi de place pour développer son histoire principale et chaque épisode de cette histoire. Chaque tome contient en effet deux épisodes ce qui laisse peu de pages pour développer la psychologie des personnages de l’épisode, celle des personnages principaux du récit et enfin l’intrigue principale. Le tome 10 est finalement le seul centré sur cette intrigue principale. Il est très bien réalisé et enchaîne les coups de théâtre, Mase délivre enfin la morale philosophique de son Uchronie.
Finalement, Mase aurait pu faire, selon moi, sur ce même format plus court (3 ou 4 tomes) ou bien en allongeant les séquences faire une série un peu plus travaillée. Pour moi ce manga reste un bon divertissement… il aurait pu avoir une ambition un peu plus forte.