I SAW THE TV GLOW de Jane Schoenbrun
Un article de LUDOVIC SANCHESComme je vous le dis à chaque fois, il est toujours mieux de découvrir les films avec le moins d’informations possible. Si vous voulez profiter de l’effet de surprise, sachez donc que cet article dévoile quelques éléments de l’intrigue.
©A24 source:IMDB
I SAW THE TV GLOW est le second long métrage de fiction de Jane Schoenbrun. Présenté à Sundance puis au Festival de Berlin, le film déboule chez nous directement en VOD en cette année 2024. Le film raconte comment, dans les années 90, une amitié entre deux jeunes gens solitaires vivant dans une banlieue ordinaire, Owen et Maddy, va se forger autour de leur fascination pour une série télévisée fantastique pour adolescents intitulée THE PINK OPAQUE.
I SAW THE TV GLOW prolonge un travail commencé par Jane Schoenbrun avec son précédent film, WE’RE ALL GOING TO THE WORLD’S FAIR en 2021 qui mettait en scène une jeune fille face à l’écran de son ordinateur se lançant dans un de ces challenges en ligne alimentant toutes sortes de rumeurs plus ou moins étranges. Le dispositif minimal (le budget du film dépassant à peine les 100000 dollars), une jeune fille seule dans sa chambre pendant la majeure partie du film, entrait en écho avec la période du post-confinement et creusait le rapport qu’on a désormais plus ou moins tous avec les écrans, à la fois reflets de notre solitude, refuge face au monde réel et possibilité de création d’un lien avec autrui, la jeune héroïne, Casey, nouant une relation à la fois fragile et ambigüe avec un mystérieux utilisateur qui se fait appeler JLB. Dans une démarche inspirée de l’esthétique du found footage, la fiction intégrait tout un type d’images issues des nouveaux médias, des réseaux sociaux, des plateformes de partage de vidéos dans une démarche qui pourrait évoquer le travail des cinéastes français Caroline Poggi et Jonathan Vinel (comme par exemple dans leur dernier film, EAT THE NIGHT). En 2018, Jane Schoenbrun avait même réalisé un documentaire, A SELF-INDUCED HALLUCINATION, autour des légendes et mythes d’Internet, sous la forme d’un montage d’images issues de vidéos postées sur YouTube.
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Produit et distribué par le studio A24 et bénéficiant du soutien de la compagnie de production créée par l’actrice Emma Stone et Dave McCary, ce second film permet à Jane Schoenbrun d’accéder à un budget plus confortable et de creuser son sillon avec une ambition et une ampleur plus grande. Le principal parti-pris étant ce flash back temporel qui situe le film au mitan des années 90, plaçant I SAW THE TV GLOW dans cette longue lignée des films nostalgiques, jetant un regard transfiguré sur le passé et utilisant ses fétiches comme des influences plus ou moins décoratives. Si l’on pense à des récits auscultant les angoisses liées à la fin de l’adolescence et au passage à l’âge adulte, on se rappellera par exemple forcément du DONNIE DARKO de Richard Kelly qui date de 2001 et qui se passait dans les années 80. Si le film séduit immédiatement par sa direction artistique qui nous plonge habilement dans l’atmosphère de l’époque (comme le soin apporté à la bande son, la musique composée par Alex G et les chansons originales avec les participations de Caroline Polachek, Sloppy Jane, Phoebe Bridgers, Snail Mail entre autres), il dépasse la pure nostalgie décorative pour en faire vraiment l’objet d’un récit plus complexe qu’il n’y parait. D’abord par sa construction qui brouille d’entrée les repères temporels par le biais d’une narration en flash back et puis par sa manière de sillonner entre les codes des genres (le teen-movie, le fantastique, l’horreur) sans jamais s’inscrire précisément dans l’un d’entre eux.
Au fond, on pourrait voir I SAW THE TV GLOW comme une relecture d’un thème classique du fantastique qui brouillerait les frontières entre le réel et la fiction en mettant le scène le fantasme qui consister à entrer dans un livre ou à traverser la toile pour rejoindre les personnages d’un film. Mais ici, c’est derrière les écrans, désormais omniprésents dans les vies de tout un chacun, que se cache peut-être un autre monde et qui, aussi mystérieux et inquiétant soit-il, n’en reste pas moins un échappatoire au monde anxiogène dans lequel vivent ces personnages. Il s’agit donc d’une série télévisée fictive, THE PINK OPAQUE, dont les extraits reconstituent minutieusement l’esprit des teen drama des années 90, BUFFY CONTRE LES VAMPIRES (1997-2003) étant la plus grosse référence (on y retrouve les effets spéciaux parfois un peu kitsch et les dialogues très second degré) même si Jane Schoenbrun y mêle d’évidentes réminiscences de TWIN PEAKS qui sont aussi inscrites dans le film même: à un moment la série est brutalement annulée par la chaine, laissant Owen et Maddy orphelins d’une histoire sans dénouement (comme TWIN PEAKS avait été retirée de l’antenne par ABC en juin 1991 se terminant pour longtemps sur un cliffhanger ayant traumatisé toute une génération de spectateurs) et plus tard une scène du film évoque grandement l’atmosphère du Roadhouse dans lequel les habitants de Twin Peaks avaient l’habitude de finir la nuit.
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La métaphore est donc double: Jane Schoenbrun littéralise le sous texte de ces séries pour ados, exemplairement donc BUFFY qui recyclait les motifs du fantastique et exploitait tout son bestiaire (vampires, démons, sorcières…) pour matérialiser les angoisses et les mutations de ses jeunes héros (dans THE PINK OPAQUE, les deux héroïnes, Isabel et Tara, nouent un lien surnaturel qui leur permet de combattre un étrange méchant qui s’appelle carrément Mister Melancholy) en y superposant une mise en abyme sur notre rapport à la fiction et aux objets de la culture populaire. Car en effet, le film aurait pu se contenter de rester dans cette bulle temporelle et de nous raconter comment Owen et Maddy tentent d’échapper à la tristesse de leur environnement familial (Maddy peine à assumer son homosexualité et tente de fuir un beau père abusif tandis qu’Owen vit avec un père ultra-autoritaire et une mère malade) mais par sa narration faite de flash back et d’ellipses, le récit prend un autre ampleur, le temps qui passe devenant le vrai moteur de l’histoire tandis que la possibilité d’un autre monde, d’une autre réalité se dérobe et reste désespérément hors champ. La nostalgie cotonneuse et rassurante d’une époque révolue se transforme peu à peu en un attachement obsessionnel, de plus en plus douloureux et malsain.
Tel un fan monomaniaque, Owen ne cesse de revisionner les cassettes vidéo de la série que lui avait enregistré Maddy quand ils étaient au lycée, comme en quête d’un indice ou d’un sens caché à leur expérience. Plus tard, le retour de Maddy qui avait disparu du jour au lendemain permet la réalisation du fantasme absolu du fan, celui d’être le seul à avoir accès au dénouement longtemps fantasmé de leur série fétiche, mais cet ultime épisode prend les allures d’un long cauchemar réservant aux deux héroïnes un sort épouvantable (Mr Melancholy, d’abord représenté comme une lune avec un trucage naïf qui évoque le cinéma de Méliés devient dans cette séquence un monstre réellement terrifiant) et renvoyant à Owen ses peurs les plus profondes, tout en soulignant ironiquement que le désir de vouloir prolonger ad vitam eternam une fiction, son univers et ses personnages (en gros, la logique qui régit actuellement la majeure partie de l’industrie du divertissement) a quelque chose de pathologiquement mortifère. La possible porosité entre le monde réel et celui de la série renvoie à l’évolution du regard qu’Owen porte sur elle au fil du temps: dans une trés belle scène, alors qu’il est désormais adulte et qu’il a fondé une famille, il décide de se réfugier dans sa bulle et de revoir les épisodes de THE PINK OPAQUE, désormais tous disponibles sur une plateforme de streaming (plus besoin alors des VHS de son adolescence) et se retrouve face à une émission de télé infantile et ringarde comme si la série culte de sa jeunesse n’avait peut être jamais existée que dans son imagination.
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I SAW THE TV GLOW a donc cette intelligence de se tenir subtilement entre ces deux pôles: la fiction, l’imaginaire comme moyen d’une découverte de soi et de constitution de son identité mais aussi comme prison mentale qui vous coupe du réel et au final de vous-même. Le scénario ménage cette ambigüité jusqu’au bout, car au fond ce n’est pas tant la résolution du mystère qui est l’objet du récit que le trajet des deux personnages, leur mélancolie cafardeuse finissant par contaminer le film tout entier. C’est aussi ce qui permet au film d’être ouvert à plusieurs lectures et d’inciter à de nouvelles visions et si Jane Schoenbrun assume explicitement d’avoir fait un film queer et d’avoir pensé son film comme une évocation de la dysphorie de genre et une métaphore sur le transidentité, on constate que le sujet n’est jamais évoqué littéralement dans le film et c’est tout à son honneur de laisser le spectateur faire son chemin dans l’œuvre et d’en découvrir les diverses significations: en effet, Owen apparait comme un personnage qui n’arrive pas à formuler ce qui l’anime intérieurement. Quand Maddy lui demande si il aime plutôt les filles ou les garçons, il ne sait même pas quoi répondre et se heurte à des figures qui lui renvoient violemment son sentiment d’être différant: quand il manifeste son intérêt pour la série télé THE PINK OPAQUE, son père lui demande « C’est pas une série pour les filles ? ». Aux angoisses de l’adolescence, Owen ne saura jamais répondre autrement qu’en se conformant à l’image que son entourage se fait de la normalité, telle une prison de plus en plus aliénante.
Errant tel un spectre dans un monde où les cinémas ferment désormais et qui se transforme peu à peu en un vaste parc d’attraction, Owen qui jusque là était le narrateur de sa propre histoire en s’adressant à nous, finit par arrêter le film quand enfin sa détresse existentielle s’exprime aux yeux de tous mais c’est comme si il n’y avait maintenant plus personne pour l’écouter. On peut discuter le fait que I SAW THE TV GLOW soit plus ou moins vendu comme un film d’horreur (ce qu’il n’est pas vraiment) mais comme pas mal de grands films d’horreur, il renferme néanmoins en son sein un drame assez poignant: celui de la solitude vertigineuse de ses deux héros et cette angoisse métaphysique à laquelle pourtant nombre d’entre nous sont confrontés, celle d’être enfermés dans une vie qui ne semble pas être la notre.
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La BO du jour:
SUMMER CAMP GIRLFRIEND – Birdwatching
Merci pour cette découverte. Une très belle présentation descriptive sans trop en dire.
Je me suis un peu spoilé pour en savoir plus (je pars du principe que si un spoiler est suffisant pour ruiner un film, le film n’en vaut pas le coup), et le principe est intéressant, et en quelque sorte une inversion d’un trope que l’on retrouve sur des épisodes individuels de plusieurs séries TV (dont Buffy !)
Je suis assez preneur de ce type d’histoire d’Horreur existentielle, je vais tâcher de le dénicher