Vol au-dessous d’un nid de coucou (Batman City of Madness)

Batman City of Madness par Christian Ward

Un article d’: ALEX NIKOLAVITCH

VO : DC Comics

VF : Urban Comics

Il y a un lien fort entre l’univers de Batman et celui de H.P. Lovecraft. Tous deux s’abreuvent pour partie à l’esthétique pulp des années 1930 et les personnages basculant dans la folie sont un élément récurrent dans les deux cas. Les aventures de l’homme chauve-souris se prêtent de toute façon très bien à des expériences horrifiques. Dans les années 50-60, l’editor des titres Batman est Julius Schwartz, ancien éditeur de pulps et brièvement agent littéraire de Lovecraft lui-même (c’est lui qui vend LES MONTAGNES HALLUCINÉES à un éditeur, le plus gros chèque que l’auteur ait touché de sa vie). Dans les années 70, c’est pour affirmer ce lien que Dennis O’Neil crée l’asile d’Arkham, entérinant le fait que Gotham est un reflet déformé de ce New York cauchemardesque où Lovecraft avait passé les pires années de sa vie, celui de L’HORREUR À RED HOOK et d’AIR FROID.

Depuis, bien des auteurs s’amusent à mixer les deux mythologies, notamment dans LA MALÉDICTION QUI S’ABATTIT SUR GOTHAM, de Mignola et Nixey, qui réinterprète Ra’s Al Ghul, le Pingouin ou Harvey Dent en termes lovecraftiens. Dans son BATMAN/HELLBOY/STARMAN, Mignola s’amusait d’ailleurs de sa propension à jouer avec ce genre de codes.

En plat du jour, Batman avec supplément calmar.

Le City of Madness de Christian Ward n’a donc rien de tout à fait nouveau dans le domaine. Il propose avant tout une mise à jour de cette relation, une forme de réactualisation. L’auteur a une bonne dizaine d’années de carrière au compteur, plutôt chez Marvel où il a notamment illustré une série sur FLÈCHE NOIRE, mais il n’est pas novice sur l’univers de Batman, au point qu’en voyant CITY OF MADNESS, j’ai cru l’avoir vu déjà officier sur les BATMAN DE MORRISON. Ce qui était faux, mais il y a un petit côté Frazer Irving dans l’esprit et c’est pour ça que je me suis planté. Quelqu’un a dû décider, quelque part, de voir si je suivais. En tout cas, son traitement des couleurs à la fois très contrasté et parfois très saturé donne à l’ensemble un côté « Pop noir » qui convient bien au personnage et au récit.

D’ailleurs, CITY OF MADNESS, ça raconte quoi ? Nous avons d’un côté l’histoire d’un gamin qui arrive à Gotham pour venger son père tué lors d’une bavure policière et Batman qui est interpellé par certains de ses ennemis qui ne se sentent plus eux-mêmes. Dans la mesure où il s’agit du Ventriloque et de Double-Face, déjà sujets à des problèmes de personnalités multiples, il n’y accorde pas trop d’importance au départ. Sauf que leurs nouveaux troubles semblent d’une autre nature.

Par ailleurs, les Hiboux (pas mes méchants préférés de cet univers, surtout que là ça semble s’atomiser en factions là-dedans) s’aperçoivent qu’un de leurs vilains petits secrets est en train de leur sauter à la figure. Ils demandent donc à un de leurs Ergots d’approcher Batman pour faire équipe avec lui.

Gogito ergot j’ai l’seum (air connu)

Cela l’amène à découvrir l’existence d’une Gotham secondaire, d’un double un peu mystique de la ville, et c’est de là que semble provenir un nouveau Batman, plus brutal et à face de poulpe, une sorte de Bat-Cthulhu. Car, dans cette copie d’en-bas, chaque habitant de la ville a un double déformé et fou à lier.

Mais notre héros vaut-il beaucoup mieux ? Le pauvre Alfred semble en douter. S’il rafistole son maître, il s’inquiète de plus en plus. La descente dans la Gotham d’en-bas va-t-elle virer à la descente aux enfers ? Quels alliés peut-il espérer y trouver ?

En mode maman poule.

Je suis souvent prudent avec le Black Label de chez DC. Y a de très chouettes trucs dedans, mais qui me laissent souvent un goût d’inachevé. Souvent, ces récits s’appuient sur la continuité existante pour donner à lire des récits qui restent fondamentalement hors continuité. Le chapitrage en trois épais numéros conduit à une forme de dilution, là où la plupart des vieux graphic novels pouvaient raconter autant de choses en moitié moins de page. À l’arrivée, je reste sur ma faim, sur un « tout ça pour ça ? » qui est peut-être seulement l’expression de mon côté vieux con, ou bien d’une exigence croissante avec des personnages que je suis depuis des décennies.

Ceci étant, CITY OF MADNESS est sur le haut du panier dans cette collection. Ward profite de la place pour tenter de bâtir quelque chose à mi-chemin entre le jeu de miroirs démultipliés et le théâtre d’ombre, et il réussit de belles choses au passage, comme le twist final et l’ensemble est porté par une très belle ambiance visuelle.

N’allez pas croire que j’aie une dent contre le label, contrairement à eux.

Alors, est-ce que CITY OF MADNESS est aussi lovecraftien que ce qu’on nous a vendu ? Probablement pas. Il ne suffit pas de coller une face de poulpe à un bonhomme pour en faire Cthulhu. À force d’être décliné, Lovecraft a été pas mal dévalué avec le temps (en vrai ça a commencé dès la mort de l’auteur, avec des déclinaisons de son disciple August Derleth). Plus qu’une ambiance, Lovecraft c’est aussi une forme d’élégance du désespoir, de résignation face à la folie qui immanquablement doit nous engloutir. On n’en est pas si loin, mais la nature même d’aventures de justiciers aux limites du surhumain ne permet pas, par nature, la radicalité de l’auteur de LA COULEUR TOMBÉE DU CIEL.

Les labyrinthes gigognes des deux Gotham renvient plus, d’une certaine façon, au roman gothique classique et, comme référence, cela n’a rien de honteux. D’ailleurs, Lovecraft y a puisé quelques-uns de ses effets littéraires. Le mix n’est, dans le fond, pas ce qu’il prétend apparemment être, mais il n’est pas malhonnête pour autant. Batman, ça a toujours été gothique. Ou presque. Ou en fait pas tout le temps, mais le Batman que j’aime, oui, il est profondément gothique. On n’est pas loin dans l’esprit de certains délires de Morrison (d’où peut-être ma confusion initiale) tout en restant sur une narration bien plus classique.

En fait je ne m’attendais pas à grand-chose, en vrai, et du coup j’ai été très agréablement surpris, alors que j’ai beaucoup de mal à me plonger dans les sagas à rallonge du Batman de ces dernières années. Par les temps qui courent, c’est déjà pas si mal.

Messieurs, la cour.


La BO du jour

7 comments

  • JB  

    Merci pour cette lecture ! J’avais été impressionné par le style de Christian Ward sur Invisisble Kingdom, moins sur Ody-C (mais pour ce dernier, l’écriture de Fraction a probablement contribué). D’ailleurs, un nommé Ward et Lovecraft, c’était pratiquement prédestiné ^^
    Le côté double Gotham m’intéresse (je me suis pris l’album, toujours en stand-by sur ma PAL), même si les criminels internés à Arkham affectés par des crises mystiques, c’est du réchauffé (des débuts de SANDMAN au crossover Underworld Unleashed).

  • Tornado  

    En voilà un article bienvenu. J’ai décidé depuis un moment d’arrêter d’acheter du Batman. J’en ai déjà des caisses et j’en ai revendu tant et tant. Sauf si c’est vraiment un bon trip hors continuité. Donc oui, là ça a l’air bien cool. Du bon Batman gothique bien pulp avec une chouette ambiance mâtinée de Lovecraft, je n’en demande pas plus !

    La BO : Arf. Le chant est super. Mais les instrus rock indus, hélas, je ne suis pas capable de me les infliger. Il me faut un Marvin Gaye d’urgence, là…

  • Fletcher Arrowsmith  

    Salut.

    non de mon côté.
    Pourtant tes premiers arguments commencent à faire mouche, mais les je reste sur ma faim, sur un « tout ça pour ça ? et est aussi lovecraftien que ce qu’on nous a vendu ? Probablement pas. Il ne suffit pas de coller une face de poulpe à un bonhomme pour en faire Cthulhu m’ont rassuré dans mon rejet de tout récit Batmanien moderne et surtout le déphasage avec les comics actuels.

    Et puis les planches que tu montres de Ward me semblent, notamment à cause de la colorisation, trop pop, pas assez gothiques, pas assez Lovecraftien.

    Il reste donc peu d’argument pour qu eje me procure ou lise cet album un jour.

    Une BO (je ne connaissais pas) qui accompagne bien la lecture de l’article.

    • Nikolavitch  

      feuillette le quand même. y a de fort belles choses.

      • Fletcher Arrowsmith  

        Oui mais non. je viens de revendre une grande partie de ma collection avec énormément de coupe franche.

        Je traverse une phase où ce type de comics, dont je ne nie nullement les qualités, ne correspondent plus du tout à mes attentes actuelles et mes gôuts. Il y a encore 10 voire 5 ans j’aurais dit oui mais pas le Fletcher de 2024. Mon bilan est une casse tête tant je n’ai finalement pas « aimé » grand chose, le pire étant en comics, ce qui nous réuni pourtant à la base.

        Et puis clairement, l’approche graphique de Ward ne me convient pas du tout. Je n’aime pas tout simplement ce que je voie.

        Après je ne possède aussi pas tant de connaissance sur Lovecraft, qui est un auteur dont je ne vais pas tarder (en 2025 surement) à m’approprier en terme de roman, bien évidemment.

        Mais super article en tout cas, sur un produit d’actualité, qui je pense va bien fonctionner. Bruce lit un blog à la page.

  • Jyrille  

    Merci Lavitch pour ce chouette article ! Je n’ai pas été tenté par cette bd, qui pourtant propose de très jolis dessins, mais ton article me fera peut-être changé d’avis. J’ai récemment lu LA MALÉDICTION QUI S’ABATTIT SUR GOTHAM et j’ai trouvé ça très bon. Merci pour le lien vers Arkham Asylum.

    « Dennis O’Neil crée l’asile d’Arkham, entérinant le fait que Gotham est un reflet déformé de ce New York cauchemardesque où Lovecraft avait passé les pires années de sa vie » Clairement, même si j’ai découvert tard que Gotham était en fait New York, c’est sûr désormais.

    newyorkwelcome.net/fr/explorez/autour-de-new-york-avec-irene/pourquoi-new-york-est-appele-gotham-city.htm

    Je trouve le pitch très gaimanien, il rappelle un peu NEVERWHERE. Mais ajouter des Hiboux (je n’ai lu qu’une partie) me refroidit un peu.

    Je suis bien d’accord sur la dilution de Lovecraft. J’ai récemment vu DAGON et pour le moment, c’est peut-être ce que j’ai vu de plus fidèle à l’auteur. « la radicalité de l’auteur de LA COULEUR TOMBÉE DU CIEL » A priori il y a un article cette semaine sur la version avec Cage, je l’ai donc regardée hier et j’ai trouvé ça pas mal du tout.

    La BO : je ne connaissais pas, sympa, on est bien dans le goth des années 80, en tout cas on dirait.

    • Nikolavitch  

      Oui, y a superficiellement un côté Neverwhere. Bon, les hiboux sont bien mis en scène, hein, Ward en fait quelque chose d’intéressant.

      quand à la Couleur, c’est vraiment un des meilleurs textes de Lovecraft, à mon sens, y a une ambiance formidable, laissant deviner une menace impalpable. ça fait partie des textes de son « année faste », entre le printemps 1926 et le début 27, lorsqu’il retourne à Providence après son éprouvante expérience New Yorkaise.

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