Souviens-toi de m’oublier ! (Shaïgan)

Un article de BRUCE LIT

VF : Le Lombard

Graphiquement, le lecteur est honoré.
©Le lombard

THORGAL : SHAÏGAN est le troisième album Skäld, une collection donnant carte blanche à des équipes créatives différentes pour produire des One Shot évoluant dans l’univers de Thorgal.
Après l’incroyable ADIEU AARICIA de Robin Recht qui ouvrait le bal et l’exotique WENDIGO de Rouge et Duval, voici donc un troisième épisode commis par Yann et Surzhenko qui ont l’insigne honneur d’avoir œuvré sur la série LOUVE, une dizaine de tomes pour la jeunesse de THORGAL puis actuellement sur THORGAL, la série mère.
Cet épisode joue donc la sécurité d’une équipe installée parfois au détriment de vraies surprises. Nous y reviendrons.

Pourtant SHAÏGAN est le premier album qui pouvait se prévaloir d’avoir un véritable impact sur la continuité de la série de Van Hamme et Rosinski : raconter les événements entre LA MARQUE DES BANNIS et LA COURONNE d’OGOTAI, ce moment où Thorgal pour protéger sa famille décide d’effacer son existence de la mémoire des dieux. Ce faisant il perd la mémoire et manipulé par l’impitoyable Kriss de Valnor, devient Shaïgan sans merci, un pirate sans foi ni loi qui, en plus finira dans la couche de sa pire ennemie.

Déjà vu
©Le Lmbard

SHAÏGAN revient donc sur les faits d’armes de Thorgal de cette époque; il s’agit comme les super-héros Marvel de charger la barque sans accabler notre héros afin qu’il puisse redevenir noble et héroïque le moment venu : c’était pas sa faute, il était possédé et/ou amnésique.
C’est ici que le bât blesse, SHAÏGAN ne raconte rien de plus que ce que le lecteur s’était imaginé : notre héros soumis par Kriss à une vie de pillage.
Mais ce que l’imagination pouvait laisser entendre ne laisse ici peu de place à l’empathie pour notre personnage emblématique, qui en niant son identité n’est plus que l’ombre de lui-même.

Oh, certes, dès le début de la série avec LA GALERE NOIRE, notre héros se transformait en clochard dépressif après la mort supposée d’Aaricia.
Ici, c’est différent : l’inconscient de Thorgal refuse de se rendre complice des meurtres de Kriss de Valnor qui regagne ici ses galons de plus grande salope du franco-belge. Si vers la fin de la série, Van Hamme lui avait donné un chouia de noblesse, ici il n’en est rien. Pendant ces 80 pages de BD, elle tue, pille, torture, exécute, décapite, poignarde hommes, femmes et…enfants désarmés.
C’est épuisant et sans nuance sur la longueur, les premières nausées de Valnor due à sa grossesse sont contagieuses pour le lecteur ne pouvant pas atténuer le sentiment de dégout que ce personnage inspire.

Un complice passif de massacres commis en son nom. Ce n’est plus une vue de l’esprit mais une réalité déplaisante pour le lecteur de Thorgal.
©Le Lombard

Pire que ça : Thorgal désapprouve ces dizaines de meurtres, exécutions, tortures et intimidations, sans les en empêcher. Il se contente de détourner la tête ou le dos lorsque des innocents se font massacrer en son nom, un Ponce Pilate auquel il était inimaginable d’associer notre héros, défenseur de la vie humaine et de la liberté ! Même si la notion de droit ne s’applique pas à l’âge viking et encore moins à une création de fiction, notre héros reste implicitement comptable de complicité de meurtres.

SHAÏGAN marque en cela contre son camp : Thorgal est un lâche, un couard, un branleur à qui il faut bien donner une quête, sans doute la plus insignifiante de toute sa carrière (aller cherche une épée qui au final ne lui servira à rien) pour le voir assurer le minimum syndical de héros sans emploi.

Tout n’est pas de la faute de Yann et SURZHENKO : cette histoire de Shaïgan était à la base une fausse bonne idée de la part de Van Hamme qu’il tuera très rapidement dans l’œuf pour revenir au statu quo : déposséder un héros de ses attributs pour en faire une crevure mais pas trop. Un type incertain qui dit détester Kriss de Valnor tout en finissant à poil chaque journée à ses côtés. Cet album le voit boire plus que de raison sans qu’il devienne un saoulard. Et continue de jouer l’hypocrisie d’un héros qui couche avec son ennemie en lui répétant qu’il la déteste…

Les enfants aussi n’échappent pas non plus aux massacres gratuits du récit.
©Le lombard

A cela, il faut mentionner des dialogues tellement premier degré qui viennent nuire au sérieux de l’entreprise : montrer que les auteurs ont vu la série VIKINGS et en restituer la violence et la brutalité. Une brutalité souvent étouffante qui transforme Thorgal en série viking lambda sans la noblesse de son héros.
Ce qui n’empêche pas le lecteur de trouver les couvertures de Surzenko superbes et de se laisser immerger dans un récit d’aventure correctement troussé mais bien trop prévisible même quand il ne veut ne pas l’être.

Les dessins sont soignés, le format superbe, tout ça sauve l’album d’une débâcle où Yann s’emmêle les pinceaux : écrire une chasse au trésor sans gloire, ni panache pour meubler et qui n’aboutit à rien, une mise à jour qui ajoute une épine sur la couronne d’un héros, martyr d’une mauvaise idée.

A l’heure où VINLAND SAGA réussit avec génie à mettre en scène à son tour des Vikings qui tentent d’échapper à la violence de leur peuple, voici un nouvel album stéréotypé au possible qui donne un coup de vieux à la saga THORGAL, une parenthèse qui aurait mieux fait de le rester et une histoire peu glorieuse de Thorgal qu’il est possible…d’oublier.

Ce Thorgal en mode loser peut finir par agacer. Et ce n’est pourtant que la page 6.
©Le Lombard



25 comments

  • Jyrille  

    La couverture est très belle. Je suis moins client des dessins même si ils semblent soigner. J’avais vraiment hésité à la prendre en librairie mais j’ai préféré attendre des premiers avis : tu n’es pas seul, Bruce. C’est vrai que l’idée n’est finalement pas très bonne.

    Bon moi je dois toujours regarder VIKINGS et VINLAND SAGA. Mais ce sera pas pour tout de suite, je me lance des défis de longue haleine…

    • Bruce Lit  

      VIKINGS, VINLAND SAGA : du très haut-de-gamme. Le haut du panier, en fait.

  • JB  

    Merci pour cette présentation.
    Le concept est casse-gueule. Remplir les blancs d’une période révolue, c’est un peu ce que fait Marvel Comics avec les mini-séries Symbiote Spider-Man, Maestro ou le récent Joe Fixit. Dans la plupart de ces cas, le public est apparemment resté assez frileux, ce qu’on peut comprendre : les auteurs sont cloisonnés dans un cahier des charges et ne peuvent aller contre une conclusion déjà connue par le public cible. Ici, est-ce que Thorgal va retrouver la mémoire, échapper à l’emprise de Kriss de Valnor, retrouver sa famille, ou même avoir un indice ? A priori non, le résultat est couru d’avance. Et à te lire, il n’y a même pas le frisson régressif à voir un Thorgal vraiment perdu et fidèle à la légende de Shaigan sans merci, comparable à la lecture d’un Wolverine: Ennemi d’état… Allez, un petit effort, on a pardonné à Phénix des massacres bien pires que ça !

    • Jyrille  

      Tu me fais penser que j’ai oublié de dire que Bruce semble s’assagir : à le lire, on est pas loin du BS ici, il me semble, non ?

      • Bruce Lit  

        Les rumeurs sont donc vraies… Je m’embourgeoise…

        • Jyrille  

          Non, sinon tu dégainerais plein de BS au contraire. Tu mûris, tu deviens plus sage…

          • Bruce Lit  

            Plus sérieusement : mes lectures sont désormais mieux délimitées. En boycottant des auteurs, des genres ou des dessins que j’apprécie peu, j’ai moins de chance d’être déçu en comparaison où je lisais le tout venant.

    • Bruce Lit  

      Phénix, Vegeta…
      Mais les scénaristes trouvent des astuces intéressantes pour les dédounaner.
      La véritable question que tu poses : ces principes de Prequel apportent-ils une plus value au final ?

      • JB  

        Encore plus pernicieux, le principe de l' »interquel », où l’on sait d’où vient le personnage et où il va

  • Loïc  

    Hello, petite erreur : c’est Vignaux qui dessine la série principale et pas Roman.
    Pour le reste, je trouve au contraire que Shaigan était une très bonne idée sous l’ère Van Hamme puisque cela permettait d’approfondir Aaricia, Jolan et Louve. Certains albums de ce cycle sont pas ailleurs excellent et on comprenait comment Shaigan pouvait rester avec celle qui lui disait qu’ils s’aimaient et que leur vie avait toujours été faite de piraterie.
    Là, dans cet album rien ne va. Les « je te déteste » audibles et frontaux précédent des nuits d’amour… ça n’a aucun sens. Kriss tue sans raison et se comporte comme une gogole pendant tout l’album. Elle pense à remplacer Thorgal alors qu’on sait que dans la série principale elle préférera mourir à ses côtés.
    Cet album est honteux, tout simplement parce qu’il ne raconte rien et défait tout en explicitant de façon foireuse ce qui était plus cohérent dans l’ombre.
    Tu lui mets un 10/20 mon cher Bruce ?
    Je n’aime pas noter mais moi je lui en mets 5 et c’est uniquement grâce au dessin qu’on est pas à zéro.

    • Bruce Lit  

      10/20 par pur chauvinisme : je n’aime pas descendre des auteurs français.
      Les dessins et la cover font le job.
      Concernant Kriss, les auteurs délaissent son ambivalence morale pour en faire une ordure irrécupérable, oui.

  • JP Nguyen  

    A la base, je ne suis pas un grand fan de Thorgal, je n’en ai lu que quelques uns. Cet article provoque en moi une sorte de « Schadenfreude ». Voir d’autres personnages « franchisés » se faire maltraiter à cause d’auteurs peu ou mal inspirés, ça me procure un tout petit réconfort par rapport à Daredevil, qui depuis le départ de Waid voit défiler des scénaristes dont je n’aime pas du tout les histoires…

    • Jyrille  

      Merci pour ton premier mot entre guillemets, je ne connaissais pas du tout ce terme !

    • Bruce Lit  

      Géniale expression. On peut l’adapter en My friend of misery, non ?

      • JP Nguyen  

        Hum, il me semble que « Schadenfreude » est connoté un peu négativement, vu que c’est de se réjouir du malheur des autres…
        Tandis que « friend of misery », ce serait plutôt partager la douleur d’un autre…

        Les locutions étant respectivement allemande et anglaise, il faudrait demander l’avis de Kurt Wagner et Brian Braddock…

  • Tornado  

    Complètement raté dans le fond plus que dans la forme, si j’ai bien compris.
    Je n’ai déjà pas du tout été convaincu par ADIEU AARICIA, alors cette collection…
    Sur THORGAL, il n’y a apparemment plus rien à raconter depuis longtemps et tous les auteurs pataugent y compris les meilleurs (Sente, Dorison…).
    C’est intéressant parce que ça semble démontrer que, et bien non, certains personnages ne peuvent pas être les vecteurs de 10 000 histoires ! Ils se vident peu à peu et se consument au bout d’un certain temps. C’est exactement ce que l’on remarque effectivement avec certains super-héros avec lesquels on a trop tiré sur la corde. Ils sont complètement vidés aujourd’hui et plus personne ne parvient à les réanimer.

    Pour ma part, je n’ai lu qu’une seule fois cette période « Shaigan ». Je la relirai tôt ou tard parce que je pense bien faire toute la série sur mon blog comme je le fais ici avec TINTIN. Mais je n’en garde vraiment pas un souvenir marquant. Pour moi, la série commence à s’esouffler après LE MAÎTRE DES MONTAGNES. Et je me dis que si je relis la série après ce tome (car après LE MAÎTRE DES MONTAGNES, je n’ai lu qu’une seule fois la plupart des albums suivants), je revendrai peut-être tous ces albums et ne garderai que les 15 premiers tomes.

    • Bruce Lit  

      Je suis d’accord : les personnages ont leur propre vie intrinsèque, parfois indépendante de leur créateur. J’y crois beaucoup.

  • Eddy Vanleffe  

    Ouvert et reposé…Pour moi, on est dans une saga exsangue.
    La fin que Vanhamme esquisse est satisfaisante et la saga sur Jolan était sympa mais il faut savoir mettre le mot fin sur les histoires
    XIII, c’est pareil, le truc creuse le passé de tout le monde, ça finit par devenir « qu’est qu’à fait le major Jones pendant ses vacances de Noël de ses 11 ans? »

    • Bruce Lit  

      Oui, je me suis fixé une fin également : Jolan quitte Thorgal pour vivre ses aventures. Dieu sait de quoi il s’agira. Il laisse son père vieillit dans la neige et en pleurs. FIN.

      • Jyrille  

        Ce serait pas la fin du SACRIFICE, le dernier que j’ai acheté de la série régulière ? Car c’est le dernier tome avec un des auteurs originaux.

        Cela dit, je me demande si je ne vais pas finalement me racheter les premiers tomes avec la nouvelle colorisation. Je ne sais même pas si ils sont faciles à retrouver.

  • Présence  

    Je dois dire que je suis un peu perdu dans le concept de cette série. Du coup, je suis allé consulter les articles sur les deux premiers tomes. Je me souvenais bien du principe de la collection que tu avais explicité :

    C’est à dire une histoire complète de Thorgal hors continuité confiée à des auteurs à raison d’une sortie par an.

    Et pour celui-ci, il s’avère que : (1) Cet épisode joue donc la sécurité d’une équipe installée parfois au détriment de vraies surprises. & (2) L’histoire en pleine continuité. Je suis perdu. 🙂

    La narration visuelle a l’air très sympathique.

    • Bruce Lit  

      (3) Il s’agit d’une histoire qui rentre dans la continuité et qui en ressort immédiatement…

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonsoir Bruce.

    Album qui confirme mon désintérêt pour Thorgal est au delà ce type de collection. Comme le signale mes collègues, même rejet et ineptie que dans les comics.

    Même graphiquement cela ne m’intéresse pas. Rien de nouveau, de frais, de novateur. Dans le genre je trouve que les HS sur Spirou sont plutôt réussis.

    Mon Thorgal vie à la dure sa famille comme tes X-Men et Daredevil.

    Lisez VINLAND SAGA, vous ne le regretterez pas.

    • Bruce Lit  

      Pour le coup, je prendrai l’animé pour VINLAND SAGA. 25 tomes de gagnés dans mon étagère.

  • Sébastien Zaaf  

    Hello Bruce et merci pour ton retour sur cet album. J’ai lâché Thorgal un peu après le départ de l’équipe originale. Cet album ne me donne pas envie d’y revenir. Je tenterai Adieu Aaricia dont tu avais dit le plus grand bien. Sur ce Shaigan, la relation Thorgal / Kriss a un vieux goût de Conan / Belit à ceci près que ces deux derniers s’aiment vraiment. Et que l’action me semble moins palpitante dans ce Thorgal. Dommage de ternir ce monument du franco-belge mais ces franchises qui continuent ne sont pas toujours à la hauteur (le très décevant Huit heures à Berlin de Blake et Mortimer par exemple).

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