SANG D’ENCRE et LA COULEUR DU SILENCE par Philippe Cordier et Thierry Martin
Un rapport d’enquête par l’inspecteur JP NGUYENVF : Komics Initiative
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Un trait vif pour une histoire de plume assassine…
SANG D’ENCRE et LA COULEUR DU SILENCE sont deux nouvelles illustrées de respectivement 60 et 40 pages, écrites par Philippe Cordier et dessinées par Thierry Martin, publiés en 2021 et 2024 chez Komics Initiative, suite à des campagnes de financement participatif. Au fil (Phil?) de ces deux courtes enquêtes policières racontées en prose et ponctuées de dessins, comprenant aussi des pages d’art séquentiel pour le deuxième récit, les auteurs nous proposent un voyage décalé dans les coulisses de la création des pages de comics.
Dans cet article, les spoilers seront recouverts d’encre de chine pour vous maintenir dans le noir.
Bien que connaissant Philippe Cordier depuis plus de quinze ans et ayant trinqué avec lui plus d’une paire de fois, je m’efforcerai de canaliser ma subjectivité dans les lignes qui suivent, ou du moins d’éclairer de quel point de vue je me place. Les images utilisées dans cet article sont toutes tirées du blog de l’auteur.
SANG D’ENCRE
A New York, un employé de Print’Ellect est retrouvé mort avec une plume d’encreur enfoncée dans la nuque. Deux policiers, Bill et Terry, sont chargés de l’enquête. Le premier est un vétéran proche de la retraite, passionné de… comics, le second est trentenaire et totalement béotien pour tout ce qui concerne le neuvième art.
Print’Ellect venait de déposer un brevet sur une technique d’impression révolutionnaire pouvant impacter l’industrie des comics. Ce sera le prétexte pour que le duo d’inspecteurs fassent la tournée des maisons d’éditions Big Picture Comics, Timeless Comics, Direct Comics mais aussi Ify, qui sont autant d’ersatz des acteurs réels du marché.
Le récit vient aussi éclairer l’histoire personnelle de Bill, divorcé et père d’un enfant autiste, avec lequel il a établi une relation principalement basée sur la lecture de bandes-dessinées.
A la source de ce SANG D’ENCRE, il y a évidemment la passion de son auteur pour l’encrage, et plus largement les processus de création graphique dans les comics. Après avoir créé et animé un blog sur le sujet depuis plus de quinze ans, participé à de nombreuses conférences lors de conventions, voilà qu’il s’essayait à la fiction pour nous parler de son domaine de prédilection. Pour habiller son exposé sur la question, il utilise souvent le dispositif du personnage expert (Bill) éclairant le novice (Terry).
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NYPD Blue in Black
L’association du texte avec les illustrations de Thierry Martin est efficace, parfois grâce à de simples détails. Ainsi, le récit s’ouvre sur une rangée de châteaux d’eau sur les toits évoquant immédiatement New York, qui ne sera citée dans le texte qu’à la page suivante. Si certains traits physiques des personnages sont évoqués, pas besoin d’une description détaillée de leur look : les premières vignettes de Thierry Martin permettent de se les représenter en toute simplicité. Lorsque Bill galère à taper un SMS sur son téléphone, la scène est amorcée par un dessin puis poursuivie par le texte.
Sur son blog, Philippe avait déclaré cibler deux types de lectorat : les vieux briscards connaisseurs du milieu et les néophytes curieux. Me rangeant dans la première catégorie, j’ai reconnu la grande majorité des références placées par le scénariste. Même si cela constitue un exercice de jeu de piste amusant, ce n’est pas le principal intérêt du bouquin. Par endroits, heureusement peu nombreux, l’insertion de référence se fait même au chausse-pied, comme lorsque la VF de la mort d’Elektra dans Strange est mentionnée par Bill…
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Déjà-vu (sauf pour l’aveugle)
De même, l’usage de citations/parodies m’est apparu un peu lourd, notamment dans les dernières pages où j’ai compté au moins trois références/hommages à Will Eisner, David Mazzucchelli et Frank Miller. Par le choix des auteurs cités, mais aussi via des saynètes évoquant tour à tour les origines de Daredevil ou une apparition onirique du Kingpin, c’est toute la personnalité de Philippe Cordier et les racines de son imaginaire qui transparaissent, au travers d’une écriture non dénuée de défauts mais éminemment sympathique.
Ayant eu une période, révolue, où je dévorais les polars disponibles à ma médiathèque de quartier, lors de ma première lecture, deux noms me sont revenus à la lecture de SANG D’ENCRE : Donald Westlake et Fred Vargas. De Westlake, il y a ce côté « documenté », technique et explicatif, facilité par les connaissances de l’auteur sur le sujet, ainsi qu’une certaine légèreté, même dans une ambiance de polar. La légèreté confine parfois au « too much », comme lorsque la secrétaire de Tobby Laifeld se fait refaire la poitrine en deux jours sur demande de son patron, d’où mon rapprochement avec Vargas. Dans l’esprit, on pourrait aussi voir une parenté avec les PETITS MEURTRES D’AGATHA CHRISTIE…
Là où l’histoire pèche, à mon sens, c’est dans la construction de l’enquête avec plusieurs détails qui ne tiennent pas la route, dont le plus gros réside dans le twist final. De l’aveu de son auteur, l’intrigue n’était pas sa priorité, il préférait développer ses personnages. Et si le premier volet met le projecteur sur Bill, le suivant éclairera la personnalité de son équipier Terry.
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Une histoire faite de rencontres…
LA COULEUR DU SILENCE
Reprenant l’intrigue quelques mois après la fin du premier récit, l’enquêteur principal est cette fois-ci Terry, qui doit résoudre l’énigme du meurtre de Tobby Laifeld, éditeur amateur de gros décolletés déjà croisé dans SANG D’ENCRE.
Dans ce second volume, Thierry Martin dessine plusieurs planches dont les pavés de texte nous font partager les pensées de Bill, qui cette fois-ci ne peut pas accompagner son comparse sur le terrain. Autre détail notable : la typographie a évolué par rapport au premier tome et la police de caractère est plus petite même si la lisibilité reste bonne, voire meilleure.
Difficile d’en dire plus sans trop spoiler. Je pense que LA COULEUR DU SILENCE vient enrichir SANG D’ENCRE mais qu’il serait assez difficile de le lire indépendamment. Ayant déjà pu évoquer toute la cuisine de fabrication des comics dans le premier tome, Philippe Cordier en remet ici une nouvelle légère couche, sur les coloristes, of course. Toutefois, le texte vagabonde et papillonne pour explorer d’autres thèmes. Du coup, je l’ai trouvé moins référentiel et ce que le lecteur perd dans le jeu de « qui est qui », il le gagne pour une meilleure immersion dans le récit.
Mes bémols : l’usage d’un deus ex-machina en la personne d’un vieil aveugle et un happy end pour le fils de Bill assez tiré par les cheveux (l’origine de sa bonne fortune ne m’apparaissant pas du tout vraisemblable).
Après la fin du récit principal, nous avons également droit à douze pages de BD mettant en scène LE REDEMPTEUR, un vigilant évoluant dans le même univers partagé que Bill et Terry. Ce dernier récit me laisse assez perplexe dans le choix de l’identité civile du héros, tout comme dans la gradation de sa sentence envers le criminel de l’histoire.
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Des lignes dessinées et des lignes écrites..
Pour une banale histoire de livraison manquée, j’ai failli ne jamais vous faire cet article : ayant manqué le message de notification, mes éditions Collector avaient été retournées à Komics Initiative. Ayant contacté l’éditeur et après un traitement efficace de ma demande de réexpédition, j’ai pu lire ce diptyque dans une belle version cartonnée, avec des couvertures de Laurent Lefeuvre.
Je dois avouer que j’avais fait ma commande un peu « à l’aveugle », même si j’avais globalement eu de bons échos de ces « comics novels ». Ils sont sortis à des périodes un peu chahutées dans ma « vraie vie » et je n’ai pas été ultra-assidu sur le net pour en consulter toutes les critiques.
De par ma connaissance de son auteur et la connivence qui en découle, j’ai plusieurs fois souri à certaines citations ou en rencontrant les versions caricaturées de tel auteur ou éditeur. Mais d’un point de vue formel, je trouve que c’est une belle réussite, alors que le format hybride aurait pu au contraire mécontenter les deux lectorats (romans et BD).
Paradoxalement, même si je trouve qu’il a par moments chargé la dose en références, comme s’il voulait « tout mettre sans en garder pour plus tard », avec la création de cet univers partagé entre Bill, Terry et le Rédempteur, Phil Cordier a de la matière pour nous conter d’autres histoires. Leurs destins ayant a peiné été esquissés dans ces premiers récits, il y aurait largement moyen de les passer à l’encrage.
Du coup, je suis allé me renseigner à la source, via une interview express par mail.
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Un Phil Cordier mille fois plus cordial que la Jenette Kahn de son récit…
Daredevil apparait en tant que Dead-Devil dans le tome 1 puis sous son vrai nom dans le tome 2, pourquoi ce changement ?
J’avais décidé de TOUT transformer dans le 1, les vrais noms des auteurs, des maisons d’édition et donc…du perso DD
Si le concept m’a assez plu pour continuer sur le 2 (en y ajoutant un glossaire après une remarque/suggestion pertinente de mon éditeur) je n’ai pas été convaincu plus que ça pour le nom des perso Marvel, DD en l’occurrence et, surtout, il ne s’agissait que d’une couv sur Sang d’Encre alors que pour la Couleur du Silence l’hommage à DD 185 est sur la durée, et Thierry a fait une si belle « fausse couv » que j’ai préféré partir sur le vrai titre afin d’aller jusqu’au bout de l’hommage
Les dessins de Thierry Martin (de ce diptyque) qui t’en ont plus mis plein les mirettes ?
Piouuuuu Tellement! Sur le 1 tout était nouveau donc excitant et du coup quasi tout m’a ravi. Peut être l’illu que je lui ai pris après coup, avec le gamin qui s’enfuit dans une ruelle, avec tout ce que j’aime à la fois chez Thierry et mon ressenti d’un NYC fantasmé. Et l’illu d’intro avec le vieil aveugle qui synthétise bien des choses dans le récit, forme et fond. La BD est hors concours car ce fut un pied terrible sur les 12 pages
L’auteur/éditeur que tu as le plus de plaisir à mettre en scène ?
J’ai adoré gérer Klaus Janson, pardon…Kurt le temps d’une séquence qui se passait chez lui
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Une histoire en deux parties avec un bonus de 12 pages…
D’autres comics novels prévus chez KI, par toi ou d’autres auteurs ?
Je pense que si les ventes avaient été géniales l’éditeur n’aurait rien eu contre mais là, à mon niveau de connaissance ce n’est pas assez pour que l’éditeur se lance. Thierry n’a pas du tout le temps, pris qu’il est sur de gros projets. Moi bien sûr je n’aurais rien contre, j’ai même un découpage pour un « prequel » mais je crois que ça restera dans mon cerveau. Sachant Thierry plus que pris, j’avais même une idée de gestion du temps de l’intrigue avec différents auteurs potentiels, mais je pense que c’est un rêve inutile. Je le dis sans amertume car mon projet fou était de voir Sang d’Encre, alors avoir un diptyque avec ce dessinateur super doué…c’est la classe et je suis comblé
Des projets pour le Rédempteur ?
Même réponse que pour comics novel, même si là on ne sait pas quel succès potentiel existerait pour cette bd en tant que bd seule. Le temps dispo de Thierry rend la chose, a priori, impossible. J’ai, là encore, pas mal de découpages et de synopsis de suites possibles, mais c’est ainsi, il y a bien plus d’histoires qui ne verront jamais le jour que d’histoires imprimées.
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La BO du jour :
C’était l’occasion de placer un autre Phil C…
Hey j’avais complètement oublié notre court échange JP
Merci à toi, et à Bruce, pour ce coup de projo
Je comprends, voire partage ton côté dubitatif quant à la afin du1 (j’étais très novice) Moins quant au twist final du 2 (du gamin) qui, à moi en tout cas, me parait assez plausible et pas très éloigné d’une certaine réalité (je suis parti d’un gros article que j’avais envoyé, jeune, à une revue équivalente, et qui fut publié directement à ma grande surprise)
Ces deux livres furent noyés dans les sorties, et handicapés par leur aspect hybride, ce qui est frustrant car j’ai encore des retours positifs de lectures assez réguliers, encore ce week end à Angoulême
Encore merci m’sieur, j’aime autant ton enthousiasme que le fait que tu ne m’épargnes pas
Excellent choix de titre de bo (le nom et le batteur que j’admire)
Bravo à toi pour avoir mené au bout ces deux beaux projets.
Le format Comics Novels me laissait dubitatif au départ mais comme dit dans l’article, je trouve que par endroits ça fonctionnait très bien.
Intéressant, j’avais goûté et bien apprécié un Street Cop de prose et d’images, une étrange expérience surréaliste en son temps présentée par l’ami Arrowsmith en ces murs, il faudra que je me dégotte ces ouvrages dont j’aimerais découvrir l’approche méta autant que l’histoire (et puis, je suis comme le boss, on me parle du DD de Miller, je fonds…)
Merci à JP et à l’auteur pour cette échange sans langue de bois sur le projet.
La langue de bois, c’est réservé à Groot…
Merci pour la présentation JP, je n’avais pas du tout entendu parler de tout ça. Je ne te trouve pas si enthousiaste que ça, pourtant tout ça a l’air sympathique, même si cela ne dépasse pas l’exercice de style pour parler de comics, d’encrage et de couleurs. J’aime beaucoup le fait que tu interroges directement l’auteur, cette petite interview conclut parfaitement ton article.
La BO : j’ai toujours détesté cette chanson, même par Phil. Par contre, j’ai écouté ce fameux premier album de Cindy Lauper (She’s So Unusual) il y a peu et j’ai été très étonné d’y trouver une reprise de Prince, When You Were Mine, sortie trois ans avant.
youtube.com/watch?v=HEugh8DWQqA
Hum, ça ne parle pas que de comics, d’encrage et de couleurs, il y a un côté polar très agréable, avec la bonne dose de légèreté (car il y a quand même des meurtres à la base des deux enquêtes).
Je ne connaissais pas la chanson de Prince ni sa reprise par Cyndi Lauper.
J’espère que la chanson t’a plu 🙂
Hello la team.
J’ai fait partie des souscripteurs de ce diptyque. Forcément suivant et parfois intervenant sur le blog de Phil avec beaucoup de référence en commun, j’étais le coeur de cible.
J’aime bien ton article. Globalement je fais la même analyse, forces comme faiblesses. Mais c’est typiquement ce genre de projet que j’aime soutenir et surtout lire. Et puis graphiquement c’est très solide.
Sympa l’itw de Phil.
C’est cool, un autre lecteur content d’avoir visité le Cordier-verse !
C’est une bonne surprise de retrouver ce diptyque dans ce site : étant un lecteur assidu du blog de Phil Cordier, j’en avais suivi l’élaboration.
C’est très intéressant d’avoir ainsi le retour d’un lecteur vieux briscard connaisseur du milieu (luttant pour conserver sa subjectivité 🙂 ). J’aime beaucoup cette notion de New York fantasmé : une ville devenue mythique par le biais des comics, des séries, des films.
J’aurais dû me douter que monsieur KJ jouerait un rôle, fûsse-t-il sous le pseudo de Kurt. 😀
Je note que c’est déjà la deuxième interview de Phil Cordier sur le blog :
brucetringale.com/point-dencrage-une-interview-de-phil-cordier/
La précédente interview datait de… 2018 !
Le temps Phil…