Crimes et des lits (Là où gisait le corps)

Là où gisait le corps par Ed Brubaker et Sean Phillips

Un article de BRUCE LIT

VO : Image

VF : Delcourt

1ère publication le 28/05/24 – MAJ le 04/08/24

©Delcourt

LÀ OÙ GISAIT LE CORPS est une histoire complète composée par Ed Brubaker et Sean Phillips. Il s’agit d’une nouvelle collaboration après CRIMINAL (et son univers) KILL OR BE KILLED, RECKLESS, SLEEPER, FATALE, NIGHT FEVER, FADE TO BLACK, PULP, toutes publiées sous l’égide de l’affable Thierry Mornet.

Aucun cadavre de spoilers majeurs ne sera à relever dans cet article.

Une pension pleine de drogués ; une femme au foyer négligée ; une jeune fille qui se prend pour une super-héroïne ; un flic qui veut qu’on le laisse tranquille et un détective privé à la recherche d’une fugueuse. Ces récits et ces tranches de vie s’entremêlent au cours d’un été fatidique. LÀ OÙ GISAIT LE CORPS est une histoire d’amour et de meurtre, racontée du point de vue de tous les personnages. Mais qui dit vrai ?

Qui l’a fait ?
©Basement Gang 2024

Je l’ai déjà dit par le passé : il aura vraiment fallu KILL OR BE KILLED pour me convaincre du talent du duo Brubaker-Phillips g. Oh ! bien sûr il y avait leurs CRIMINAL mais je trouvais la qualité de ces histoires en dents-de-scie tout comme ses Daredevil, Captain America et ne parlons pas de ses X-Men.

Le gros reproche que j’adressais à Brubaker n’était non pas ses histoires solidement construites mais ses tonalités. Aujourd’hui encore je vous invite à faire un petit exercice : prenez n’importe quel épisode de CRIMINAL et son univers étendu par exemple BAD WEEKEND ou CRUEL SUMMER et amusez-vous à intervertir les dialogues des personnages ; vous le verrez -et c’était le point faible majeur de l’écriture de Brubaker- tous les personnages avaient la même voix, s’exprimaient de manière analogue pour dire peu ou prou la même chose.

LÀ OÙ GISAIT LE CORPS pourrait être une pierre angulaire dans la bibliographie de ce duo révéré des amateurs de comics : celle où tout change sans vraiment changer. Le duo nous avait habitués à du polar noir, nihiliste et sans espoir conté par la voix off d’un narrateur désabusé.
Nous les retrouvons ici pour la première fois sur un récit choral de douze personnages tous très différents ,tous incroyablement caractérisés pour le peu de pages que contient l’album (à peine 130).

Lila Nguyen se figure détective
©Basement Gang 2024

Le lecteur retiendra particulièrement Palmer Seed, un type qui se fait passer pour un flic après avoir volé l’insigne de son père dans son cercueil le jour de son enterrement, Ranko un SDF qui va jouer un rôle inhabituel et l’adorable Lila Nguyen une gamine férue de super-héros et qui patrouille dans son quartier avec son masque, sa cape et ses patins à roulettes comme Jubilee des X-Men avant elle.

C’est formidable ! Tout ce qui faisait la force de l’écriture de Brubaker a été conservé : des intrigues originales et haletantes, un sens du suspense inégalé dans le monde du comics contemporain, un meurtre inexpliqué voire inexplicable et son dénouement prodigieux.

Tout ce qui avait besoin d’être mis à jour dans l’écriture Brubaker a été entendu comme une réponse miraculeuse à une prière silencieuse : douze personnages, douze voix enfin différentes, une narration d’une maîtrise absolue avec des flashbacks et forwads intégrés de manière fluide, ludique et harmonieuse. Les personnages viennent parfois couper la parole au narrateur omniscient pour le corriger avec un humour assumé , une autre grande première pour Brubaker jusqu’à présent aussi aimable qu’une porte de prison.

La mort sous le soleil, exactement
©Basement Gang 2024

En plus de l’intrigue policière patiemment mise en place, les personnages dissertent brillamment tour à tour sur le sexe après la quarantaine, il y a des passages bouleversants sur l’érosion des idéaux amoureux de l’adolescence et sur les meilleurs épisodes de LA QUATRIEME DIMENSION.

Brubaker distille un plaisir communicatif inattendu : il introduit un jeu en fin d’histoire pour deviner l’identité du tueur que personne n’avait rien vu arriver, il ose jouer avec des bulles de pensées et des scènes sexuelles plus que très explicites. En gros, après avoir tourné des centaines de PSYCHO, Brubaker réalise ici son THE TROUBLE WITH HARRY, un sommet du cinéma Hitchcockien drôle et léger injustement sous-estimé.

Il est bien entendu secondé par Sean Phillips qui agence son gaufrier en quatre à cinq cases maximum pour proposer des planches moins claustrophobes qu’à son habitude. Ces personnages sont souvent souriants et fixent le lecteur. La mise en couleurs de son frère Jacob Phillips parachève un album étonnamment solaire qui rappellent l’ambiance estivale et moite de cet été 1984.

En postface Brubaker raconte tout le plaisir qu’il a eu à élaborer cette histoire autour de certains souvenirs personnels. Un plaisir communicatif pour un comics prodigieux qui pourrait bien être celui de votre année 2024.

Sex criminals
©Basement Gang 2024

La BO du jour

Et merde, encore un mort !


18 comments

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour Bruce.

    Je n’ai pas lu ton article. En effet cet album est dans mes priorités d’achat, surement cette semaine d’ailleurs. Je reviendrais donc une fois lu ce nouvel opus d’un duo qui ne cesse de me fasciner.

    Récemment c’est pratiquement l’intégralité des récits autour de CRIMINAL que je me suis relu (il m’en manque 2) et j’ai terminé les 5 tomes de l’excellent RECKLESS, série donc les personnages sont finalement très attachants et différents de leur autre productions.

    La BO : première fois que j’écoute LES LIBERTINES. Cela a un gout de THE STROKES, donc je valide.

  • JB  

    Chez Brubaker, je n’ai jamais vraiment passé la porte du Polar pur, en restant sur les superslips Marvel, DC et Wildstorm, voir sur des histoires au parfum de surnaturel avec FATALE et plusieurs scènes baroques de FADE OUT..
    Par contre, la comparaison avec MAIS QUI A TUE HARRY est faite pour me plaire. C’est un des Hitchcock que j’ai le plus vu et revu avec le deuxième HOMME QUI EN SAVAIT TROP. En plus, la multiplicité des points de vue promet un petit côté « Rashomon » à l’histoire

  • Tornado  

    Ah ben c’est déjà sur ma liste d’achat 🙂
    Bien content de te voir aimer ce qui aujourd’hui représente pour moi le vrai (bon) comics pour adultes. À ce titre, le genre super-héros ne le représente plus du tout. Il me reste donc le genre polar et le genre horreur (ou fantastique), qui sont les deux genres qui continuent aujourd’hui de me faire vibrer au sein de la BD américaine (en dehors de mes auteurs préférés, que je peux suivre sur d’autres genres, je pense notamment aux comics de guerre de Garth Ennis ou aux récits de SF de Rick Remender).
    Il va vraiment falloir que je me revoie MAIS QUI A TUÉ HARRY. Voilà un Hitchcok que je n’ai vu qu’une fois il y a des lustres et dont je ne me rappelle de rien sinon que je n’avais pas accroché.

    La BO : Contrairement à Flectcher, je ne valide pas du tout les Libertines. Je préfère me concentrer sur les projets solos de Doherty et de Barât.

    • Bruce lit  

      @Tornado : cela doit faire des années que je ne fais plus dans le super-héros sauf exception. Comme toi et Thierry Mornet, je souscris au fait qu’il n’y a pas que les super héros dans le monde des comics.
      La BO : je trouve les Libertines 1000 fois meilleurs maintenant qu’à leurs débuts.
      @JB par contre, GOTHAM CENTRAL ne m’a jamais passionné. Sans doute que Rucka y est pour quelque chose.
      @Fleth : hâte de connaître ton retour.

      • JB  

        Pour ma part, j’ai beaucoup aimé Gotham Central, notamment l’histoire de Renee Montoya qui, je pense, est principalement due à Rucka, puisque ce dernier continuera à l’écrire dans 52, les back ups de Detective Comics, Crime Bible ou encore Final Crisis Revelations. Mais j’aime bien Rucka de manière générale (je sens que je perds des points auprès du boss, là…)

    • Jyrille  

      « Il va vraiment falloir que je me revoie MAIS QUI A TUÉ HARRY. Voilà un Hitchcok que je n’ai vu qu’une fois il y a des lustres et dont je ne me rappelle de rien. »

      Pareil. En plus je crois qu’il y a deux versions non ? Qu’il a été réalisé deux fois à deux périodes différentes ?

      • Bruce lit  

        Non, il n’existe qu’une version au contraire de L’homme qui en savait trop. Le film sort en 1955, l’année de la mort d’un certain James D…

        • Jyrille  

          Ah je confonds ! Merci.

  • zen arcade  

    Lu en vo à sa sortie.
    Très bon album du duo Brubaker – Phillips, qui expérimente un nouveau type d’exercice de style. C’est brillant et ça m’a paru moins scolaire que ce à quoi ils nous ont (trop) souvent habitué. J’ai beaucoup aimé.

    BO : Libertines, bof. Dès le début, c’était du vu, revu et rerevu. Quand ils sont arrivés, c’est à peu près le moment où je me suis dit que si c’était ça le renouveau du rock au début des années 2000, c’est que le rock n’avait plus rien à dire. Y avait tellement d’autres choses plus excitantes à écouter.
    Et ce Oh shit, ben oui, c’est toujours du vu, revu et rerevu.

    • Jyrille  

      « Libertines, bof. Dès le début, c’était du vu, revu et rerevu. Quand ils sont arrivés, c’est à peu près le moment où je me suis dit que si c’était ça le renouveau du rock au début des années 2000, c’est que le rock n’avait plus rien à dire. Y avait tellement d’autres choses plus excitantes à écouter. »

      Tout pareil.

  • Ludovic  

    Adjugé vendu Bruce ! J’aime bien ce que fait le duo Brubaker/Philips mais je n’ai pas tout lu et je suis pas un completiste de leur bibliographie mais là tu m’as convaincu ! Il est sur ma liste d’achat ! C’est parti !

  • Présence  

    Impressionnant le nombre de lien vers d’autres articles du site : Ed Brubaker, le parrain officieux de Bruce Lit !

    Je suis toujours surpris, et donc également par cet article, que ce duo de créateurs parviennent toujours à faire mieux d’album en album, tout en restant spécialisé dans le polar : une sacrée carrière.

    • Bruce lit  

      @Présence Le nombre de liens Brubaker : c’est ce que je me suis aussi dit pendant l’écriture. Il faut quand même égaliser le score avec Moore, Claremont, Miller ou Ennis.
      @Ludi : merci pour le contrat de confiance.

  • Jyrille  

    Je l’ai finie. Je vais passer sur le titre de ton article (bien trouvé mais en même temps un peu gênant je trouve), mais je vais d’ores et déjà dire que même si c’est super, je ne l’ai pas trouvée supérieure à n’importe quel tome de RECKLESS. Il est vrai que pour une fois la narration est multiple, puisque dans tous les autres, il n’y a qu’un seul et unique narrateur, quelle que soit l’histoire (enfin si je me souviens bien). C’est un ton un peu différent, mais peu : on a un nombre de cases peu élevées, des titres de chapitre clairs, un découpage efficace et une narration limpide.

    Il faut que je revoie MAIS QUI A TUE HARRY, je n’en ai vraiment aucun souvenir (cela fait trop longtemps). En fait, j’ai plusieurs fois penser à BASKETFUL OF HEADS. Quoiqu’il en soit, encore une réussite. Ah, j’allais oublier : elle est moche cette couverture, non ?

    LA BO : sympa, on dirait un titre des Primitives mixé avec du Buzzcocks ou du Pavement ou du Supergrass. Je n’écouterais pas ce disque malgré tout, trop de retard, surtout que leurs albums ne m’ont jamais plu (ils n’en avaient fait que deux non ?).

  • Fletcher Arrowsmith  

    Yes. Enfin lu.

    petit rectif : Jacob Phillips est le fils de Sean pas son frère 🙂

    Les personnages viennent parfois couper la parole au narrateur omniscient pour le corriger avec un humour assumé en effet c’est un album plutôt solaire qui se passe d’ailleurs essentiellement de jour et non pas de nuit comme souvent dans les récits du duo.

    il y a des passages bouleversants sur l’érosion des idéaux amoureux de l’adolescence c’est en effet assez ludique de ce côté là. Il y a même un gout de trop peu, tant on s’attache finalement aux personnages. D’ailleurs c’est une très bonne idée de la part de Brubaker de nous laisser apercevoir ce que vont devenir certains, avec là encore de belles tranches de vie, saisissantes, racontées en peu de case.

    Donc un bel album, surprenant dans le bons sens du terme. C’est très cinématographique aussi. Cela semble puiser dans ce que le cinéma américain, souvent « l’indé » sait si bien faire avec leur mise en avant des losers attachants mais aussi la description des banlieues où rien ne se passe.

    • Jyrille  

      « un album plutôt solaire qui se passe d’ailleurs essentiellement de jour et non pas de nuit comme souvent dans les récits du duo » Bien vu, tu as tout à fait raison. Mais pourtant, j’ai pensé à BASKETFUL OF HEADS.

      « laisser apercevoir ce que vont devenir certains, avec là encore de belles tranches de vie, saisissantes, racontées en peu de case » Yep, bien vu bis, c’est vraiment une autre histoire qu’il raconte ici, un one shot sans espace pour un autre tome. Ca rejoint un peu ta remarque sur le ciné indé.

    • Bruce lit  

      Top.
      Et j’ajouterai cinématographique avec une vraie culture. La culture de Brubaker en matière de cinéma est capable de se situer avant JAWS qui est un peu l’an zéro des plateformes de streaming.
      Merci pour ce retour.

  • Alchimie des mots  

    Que cela à l’air alléchant, j’avais dévoré Fondu au Noir et je ne m’attendais à une telle lecture.
    J’aime ce genre de récits choral et la référence à Hitchcok est tout ce qu’il me faut pour me convaincre.
    Merci du partage

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