STRANGER GAMES (Arcadium)

ARCADIUM, par Nikopek

Par TORNADO

VF : Ankama

Stranger in the Dark(o)…
©Ankama

ARCADIUM est un « comics à la française » (une histoire de format et de découpage des planches. Une histoire de style) de 140 pages, publié initialement en 2023 et réalisé par Nikopek, auteur complet de la chose.

Jusqu’ici, Nikopek s’était fait connaitre au sein de l’éditeur Ankama pour les Albums ROCKABILLY ZOMBIE SUPERSTAR (2010) et ROCKABILLY ZOMBIE APOCALYPSE (2017-2020), ouvrages que votre serviteur n’a pas lus.

Ça commence comme ça…
©Ankama

Le pitch : Dans la ville de Rosebud, dans le Montana, en 1989. Gavin, un jeune de 20 ans, le visage défiguré par une énorme cicatrice en forme d’arcade qu’il semble s’être fait lui-même, se rend à la police pour avouer le massacre de sa famille (sa mère, son beau-père, son demi-frère et sa demi-sœur). Ses aveux prennent la forme d’un long récit revenant bien des mois en arrière, tandis que Gavin prévient les policiers : S’il leur raconte toute son histoire, ils n’en sortiront pas indemnes…

ARCADIUM est un récit d’horreur. Une histoire dans laquelle un jeune marginal incarne le mal de vivre d’une jeunesse brisée. Systématiquement en bute avec sa famille (en particulier avec son beau-père violent et alcoolique qu’il déteste), incapable d’assurer une cacahuète avec les filles, Gavin est un geek qui mène une vie d’éternel ado. Il travaille dans le vidéoclub du patelin, devenu pour lui une véritable seconde maison, une sorte de havre où il peut s’isoler du quotidien familial. Il sort avec une poignée de copains tout aussi désœuvrés, et s’enfonce volontiers dans les jeux-vidéos et la picole.

Tandis qu’un de ses anciens camarades de classe vient de massacrer sa famille dans des conditions mystérieuses, son errance le mène vers une expérience de plus en plus étrange : Un jeu d’arcade lui servant de passage vers des réalités parallèles, où sa vie est différente, où sa mère ne s’est pas remariée, où elle n’a pas perdu l’usage de son œil gauche et où son père ne s’est pas suicidé… Sauf que cette expérience au départ fascinante, va rapidement déraper vers une véritable descente aux enfers, révélant peu à peu certaines réalités que personne n’aurait voulu connaitre, et surtout des souvenirs que personne n’aurait souhaité voir resurgir…

Comment en es-tu arrivé là, Gavin ?
©Ankama

La couverture est déjà assez parlante, et le petit sticker fluo intercalé au début de l’album, comme une sorte de goodie vintage, accentue cette même impression : ARCADIUM est dans la mouvance des créations estampillées 80’s qui jalonnent l’entertainment de notre époque en jouant sur la nostalgie des années 80. De SUPER 8 à STRANGER THINGS, en passant par les nouvelles adaptations de Stephen King et la poursuite des anciennes franchises, notamment au rayon de l’horreur, on ne compte plus les œuvres geek qui surfent sur la fibre vintage de cette période particulière. C’est précisément le cas d’ARCADIUM qui affiche la chose sans complexe avec son univers horrifique prenant sa source dans les salles d’arcade et les vidéoclubs de notre enfance aujourd’hui disparus, que l’on aime tant voir reprendre vie par le truchement de nos divertissement préférés (ici la BD, donc).

Mais ARCADIUM, c’est aussi la continuation d’un héritage, celui des univers parallèles et oniriques cristallisés de manière ultime par messire David Lynch, notamment à travers TWIN PEAKS, dont l’ombre malaisante semble être arrivée jusqu’ici. Car oui, ARCADIUM exhale de sérieux relents lynchéiens et le récit les relaie d’autant plus que l’on emprunte les dédales vénéneux de ces réalités parallèles où le temps et l’espace se distordent au fur et à mesure que le jeune Gavin s’enfonce dans les méandres de son parcours délétère, lequel semble destiné à déterrer un passé qu’il ne s’attendait pas à découvrir (on songe ainsi à ANGEL HEART d’Alan Parker, ou encore au PREMIER MEURTRE de Neil Gaiman).

La vie dans les suburbs, à la fin des 80’s. Encore une fois, la charte graphique est au diapason d’une ambiance très précise.
©Ankama

La petite bourgade de Rosebud (il existe réellement un comté de Rosebud dans le Montana, mais pas vraiment une petite ville du même nom, ce qui fait que celle-ci est apparemment « à moitié fictive »), incarne bien évidemment tous ces patelins de province, ces « suburbs » (les banlieues américaines) tellement propices aux mystères et aux fantasmes maléfiques (de Stephen King à DESPERATE HOUSEWIVES, en passant par David Lynch et la moitié des films d’horreurs 80’s, on ne les compte plus).

Enfin, ARCADIUM est de ces récits métaphoriques qui, tout comme DONNIE DARKO (encore un film se déroulant dans les années 80 !), utilisent le phénomène des paradoxes temporels comme une toile de fond pour parler du mal-être, des problèmes sociaux et des difficultés de l’existence. De manière plus générale, on pense à toutes ces créations qui cachent une véritable réflexion derrière leur apparente légèreté et leurs histoires de contes (dans les années 80, déjà, E.T. L’EXTRATERRESTRE parlait de la douleur du divorce et de l’absence du père, tandis que les œuvres de Stephen King mettaient en scène tout un réseau de thèmes sociétaux). Ou quand l’entertainment développe discrètement son sous-texte pour, derrière le vernis du récit de genre, traiter des thèmes les plus graves.

L’horrible réalité des tueurs de masses…
©Ankama

C’est ainsi que le jeune Gavin, dont le parcours jalonné de galères existentielles (il a ce que l’on peut appeler clairement « une vie de merde« ) a tout de la fuite en avant, du refus de la réalité et du refuge dans les univers addictifs du jeu et de la fiction, incarne bel et bien ce mal-être de l’adolescence, cette difficulté d’accepter de grandir et ce dégoût de la morosité adulte. Et au final, ARCADIUM est avant tout le récit d’une terrible réalité : celle de ces ados qui, refusant le monde réel, préfèrent s’enfoncer dans la morbidité absolue du suicide, emportant avec eux, si possible, tout leur entourage. Soit l’abominable réalité des tueurs de masses, qui incarnent l’envers du décor du rêve américain. Soit une pure histoire d’horreur…

ARCADIUM, c’est donc la métaphore d’un mal de vivre qui échoue sur la fuite des responsabilités et le piège des addictions. C’est l’expression, sous la forme d’un conte horrifique, de la prédisposition à la condition de psychopathe et au malaise d’une société qui s’entête à ne pas voir la réalité en face : celle d’une Amérique gangrénée par ses propres illusions…

Un graphisme qui sait créer l’ambiance…
©Ankama

Sur plus de 140 planches, Nikopek opte pour une charte graphique irréprochable, à la fois simple et maitrisée, épurée et sophistiquée, toute en clair-obscur baigné d’un savant nuancier de teintes faussement monochrome, la plupart du temps glauques, aqueuses, voire malsaines (ces fameux « fluos » vintages, très connotés 80’s), qui soutiennent parfaitement les séquences horrifiques d’une atmosphère joliment délétère…

Régulièrement, les moments naturalistes sont contrebalancés par des planches d’épouvante qui ne font pas dans la dentelle, où l’auteur excelle dans la fascination pour le morbide suggestif (il faut voir ces étranges visions de créatures vaguement cauchemardesques (« vaguement » parce que presque diffuses), à mi-chemin de l’enfant possédé et du croque-mitaine).

Le découpage façon comics, où quelques gaufriers viennent rythmer une succession de planches souvent découpées en quatre vignettes de la largeur de la page, est totalement maitrisé. Les dialogues et la voix off sont également d’une très grande qualité. Du grand art de narrateur.

Malgré quelques menus défauts et/ou déceptions (on aurait sans doute aimé une fin un peu plus explicite), on peut tout de même adresser un grand bravo à Nikopek, qui accouche ici d’une véritable œuvre, qui se lit d’une traite, aussi aboutie dans la forme que dans le fond.

Un grand merci à Jean-Baptiste Vu Van
©Ankama

La BO :

9 comments

  • JB  

    Merci pour cette présentation (et heureux que ça ait plus ou moins fait mouche !)
    La couverture m’avait fasciné dans son côté jaquette de VHS des années 80, et la couverture couleurs néons conforme aux clichés rétro de cette même époque, mais je crois me rappeler que tu l’avais aussi repéré.
    J’ai un peu l’impression d’une influence « Les monstres du labyrinthe » avec ta description, un film de 1982 qui reprend la légende urbaine de joueurs de D&D confondant fiction et réalité.

  • Ludovic  

    Merci pour cet article Tornado ! j’avoue que la couv m’avait aussi bien attirée, elle fait le job. Après ça a l’air très référencé et conscient de ses références et c’est vrai que j’ai souvent été frustré à la lecture de certaines BD qui sont comme des fantasmes couchés sur papier de films qui n’existeront jamais ou n’ont pas vocation à exister et qui lorgnnte vers le fan-film ou la fan-fiction quasiment, même si c’est fait de manière plus sophistiquée. Mais bon, ça vaut sans doute le coup d’y jeter un œil.

  • Jyrille  

    Merci Tornado pour la présentation ! Comme mes camarades, la couverture m’avait intrigué. J’ai eu peur que ce soit justement trop connoté et nostalgique et je ne l’ai donc pas prise mais les graphismes ont l’air chouettes. A l’occasion ou en médiathèque, sait-on jamais. J’ai déjà IL FAUT FLINGUER RAMIREZ qui surfe plutôt sur les années 70 en bd française genre comics.

    Sinon pour la réalité de la violence des Etats-Unis, on a MON AMI DAHMER.

    La BO : un classique qui fonctionne toujours, tu aurais pu mettre n’importe quel titre des années 80 en fait non ?

  • JP Nguyen  

    Avec la borne d’arcade, j’ai eu un doute : Tornado, l’allergique aux jeux, nous parlerait de jeu video ?
    Mais au final, c’est du fantastique/de l’horreur, et j’en suis tout de suite plus rassuré 😉
    L’horreur n’étant pas du tout ma came, malgré toutes les qualités mises en avant, je ne mettrai pas mes mes piécettes dans ce jeu…

    J’ai regardé dans les archives de messages et ce bouquin faisait partie d’un assortiment conséquent offert par le généreux JB l’an dernier lors du Secret Santa. Parmi les autres bouquins, il y avait la Jurassic League, je serai curieux d’avoir ton avis sur la chose…

  • Présence  

    Enfin le retour de la forme et du fond sur Bruce Lit ! Ça fait plaisir de relire du Tornado. 😀

    ARCADIUM est dans la mouvance des créations estampillées 80’s qui jalonnent l’entertainment de notre époque en jouant sur la nostalgie des années 80 : et bientôt viendra le temps où la nostalgie sera celle des années 1990…

    Univers parallèles et oniriques : des What if ?

    Ce mal-être de l’adolescence, cette difficulté d’accepter de grandir et ce dégoût de la morosité adulte : ne grandissez pas, c’est un piège, ce n’est pas ce qu’on vous à promis !

    Les banlieues tellement propices aux mystères et aux fantasmes maléfiques : je crois que c’est en lisant des romans de Stephen King que je me suis rendu compte que ces lieux, quintessence de la banalité et de la normalité, pouvaient se révéler d’excellentes scènes d’horreur.

  • Tornado  

    Effectivement, c’est un cadeau de JB et il m’avait tout de suite tapé dans l’oeil. Je n’ai toujours pas lu la Jurassik League, non, mais dieu sait comme j’ai une PAL énorme et surtout à quel point je suis lent…
    J’avais emporté cet album (ARCADIUM) pour les vacances de Noël. Et j’avais écrit l’article dans la foulée (j’avais lu et écrit les articles de ALTAMONT et ARCADIUM (les deux « A » comme je les appelais) d’une traite !).
    @Ludo : Franchement, après avoir vu deux fois UNDER THE SILVER LAKE suite à ton article, je trouve qu’on est ici dans un concept similaire (toutes proportions gardées sans doutes, eu égard au changement de médium et de budget). Avec deux auteurs qui maitrisent leur sujet et qui aiment en faire une sorte de mise en abime.
    David Lynch, Stephen King, les années 80, ily avait tout pour me plaire ici puisque la qualité était au RDV. Je ne cache pas que c’est ce que je recherche aujourd’hui. Et tant pis si certains estiment que c’est du rétro-pédalage.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonsoir Tornado.

    je ne connaissais pas ou j’ai fuit une belle couverture à l’issu de mon plein gré y voyant un revival à outrance années 80.

    Bon ton article me montre bien que j’ai bien fait, les thèmes et la noirceur évoqués n’tant pas du tout dans ce que j’ai envie de lire en ce moment. En fait c’est le traitement qui me dérange en reconnaissant que les planches sont attirantes surtout grâce à la colorisation, très bien faite et idoine.

    Pourtant tu y mets ce qu’il faut pour caresser dans le bon sens du poil l’enfant-ado des années 80 que je fus. Mais j’ai grandi et je suis passé à autre chose où du moins pas envie de revenir quelques décennies en arrière de cette manière.

    Merci pour l’article et aussi à JB si j’ai bien compris.

  • Bruce Lit  

    Quel plaisir de relire du Tornado enthousiaste sur du comics, le même que celui sur Locke & Key. Quasiment un label !
    J’achète !

  • Laurent CritiKomics  

    Oh trop marrant. Je viens juste de le finir (je l’ai lu d’une traite). Merci pour l’article Tornado.
    On peut spoiler ici ? 🙃
    J’aimerais bien savoir comment tu as compris la fin toi !
    Je vais relire une seconde fois car là je bug !

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