2001 NIGHTS STORIES de Yukinobu Hoshino
Un article d’ ALEX NIKOLAVITCHVF : Glénat
Gros plaisir que les éditions Glénat font aux amateurs de mangas spatiaux en rééditant enfin sous une forme accessible l’étonnant et profond 2001 NIGHTS STORIES de Yukinobu Hoshino. Ce classique n’avait connu qu’une seule VF, il y a une dizaine d’années, dans un coffret très beau, très fragile et très cher, à tirage très limité. À titre personnel, je m’étais contenté jusqu’alors de la réédition US du milieu des années 90, légèrement incomplète et dans un format plus petit et assez frustrant (le manga avait été publié une première fois en anglais, entre la toute fin des années 80 et le début des années 90, au format floppy par tranche de 22 pages, avant de ressortir en trois élégants albums dans un format semi-poche, mais à chaque fois avec des pages retournées dans le sens « européen »).
Ici, nous avons affaire à deux grands formats de la taille et de la masse approximatives d’un omnibus Marvel de calibre moyen, intégrant des pages couleurs et avec une traduction assez solide.
Si l’auteur, assez peu prolifique, a vu quelques autres de ses œuvres être publiées par chez nous, comme RAIN MAN ou BLUE WORLD, elles ont moins marqué que celle-ci (malgré de chouettes plésiosaures dans la deuxième). Car le sujet de ce manga ambitieux par les thèmes, c’est le devenir de l’humanité, rien que ça. De l’aube de son évolution à la conquête de la Lune, du Système Solaire, puis des étoiles, l’auteur ne s’attache à aucun personnage en particulier, il est même rare qu’une allusion soit faite à un individu précis d’un récit à l’autre. Il peut se passer des décennies entre chacune des « Nuits », en référence aux contes ancestraux de Shéhérazade, eux aussi disjoints des uns des autres et réunis par le seul fil conducteur de leur narration globale, et parfois d’une famille Robinson impliquée dans la course aux étoiles.
Une fois lancée l’expansion dans la galaxie, de toute façon, l’unité de lieu est éclatée comme jamais. On passe des banlieues de l’étoile de Barnard à Algol et à toutes sortes d’étoiles désignées par des lettres grecques et des noms de constellations qui perdent graduellement tout sens dès lors qu’on s’éloigne du point de vue terrestre.
Contrairement à bien des « histoires du futur », un genre en soi de la SF, 2001 NIGHTS STORIES s’attarde peu sur les régimes politiques et leurs changements ou leur maintien. Passé les premiers récits, cela n’influe d’ailleurs quasiment plus. Tout au plus deux blocs se disputent-ils une planète et ses ressources, et ils sont souvent forcés de trouver un accord, loin de la Terre, pour tout simplement survivre. Par la suite, on devine l’existence d’un régime décisionnaire, quelque part, mais l’univers humain est devenu tout simplement trop grand et trop divers pour que cela pèse en aucune façon.
Si, sur les premiers récits, Hoshino s’attache à développer des personnages et à les confronter à leurs limites et à l’inconnu, peu à peu le focus dérive vers l’immensité et l’étrangeté elles-mêmes. Les pionniers qui posent le pied sur des mondes au climat exotique et impropre à la vie, ou porteurs d’une vie parfois dérangeante, deviennent peu à peu interchangeables.
Rares sont les planètes abritant des formes de vies que nous sommes en mesure de reconnaître comme telles, et assez souvent le contact s’avère dangereux du fait même de cette incompréhension, de cette étrangeté fondamentale.
Cela nous amène naturellement à la référence de base sur laquelle est fondée l’œuvre : Clarke et Kubrick. Alors, pas la BD d’Alfonso Font (dont maintenant que j’y pense on n’a jamais eu la totalité en VF) mais les deux démiurges qui ont créé 2001 L’ODYSSÉE DE L’ESPACE, un peu à son corps défendant pour Clarke d’ailleurs, mais ce n’est pas le sujet ici.
Les références au film de Stanley Kubrick sont nombreuses, que ce soit dans l’aspect visuel, les cadrages, les types de technologie et certains termes, jusqu’au prologue avec les hommes singes. Mais Arthur C. Clarke n’a pas fait que ça : président en son temps de la British Interplanetary Society, il a été parmi les premiers théoriciens des satellites artificiels, notamment géostationnaires, démontrant de façon crédible l’intérêt de cette technologie alors qu’aucune fusée n’avait encore atteint l’orbite. Ce n’est qu’ensuite qu’il s’est imposé au firmament de la SF, et notamment du sous-genre appelé « Hard Science », essayant de rester le plus réaliste possible dans les technologies qu’il décrit, parfois au prix d’explications un peu fastidieuses. Mais RENDEZ-VOUS AVEC RAMA ou LES ENFANTS D’ICARE sont des romans qui font réfléchir le lecteur et le marquent durablement par la radicalité discrète de leur propos.
Le manga d’Hoshino contient énormément de références au reste de l’œuvre de Clarke, notamment aux CHANTS DE LA TERRE LOINTAINE. Hoshino est un gros lecteur de SF, d’ailleurs, car on se prend à repérer ici et là d’autres références, plus discrètes et plus subtiles, notamment à Robert Heinlein (STARSHIP TROOPERS) ou à James Blish (UN CAS DE CONSCIENCE, VILLES NOMADES et surtout SEMAILLES HUMAINES).
Pour autant, 2001 NIGHTS STORIES n’est pas un digest de la SF à papa. Hoshino distille le tout d’une façon cohérente et organisée. Quoique variés dans leur forme et leur structure, ses vaisseaux ont un style bien à eux, qui évolue en profondeur au fil des siècles tout en conservant une forme d’unité profonde. Les lignes s’arrondissent, les formes se font plus graciles, mais l’esthétique reste. Il serait d’ailleurs intéressant de savoir si Marvano a vu ce manga dans les années 80, alors qu’il n’était disponible qu’au Japon, lorsqu’il s’est lancé dans son adaptation en BD de LA GUERRE ETERNELLE, ou s’il a infusé les mêmes sources visuelles. La parenté des designs est très nette, en tout cas.
Mais le fond de la référence à Clarke tient à autre chose, à une phrase prononcée par celui-ci : « Deux possibilités existent : soit nous sommes seuls dans l’Univers, soit nous ne le sommes pas. Les deux hypothèses sont tout aussi effrayantes. »
La science-fiction, dès H.G. Wells et même avant, s’est attachée à explorer la seconde hypothèse. Elle a beaucoup plus rarement traité frontalement la première. C’est pourtant ce à quoi s’attache Hoshino par petites touches.
Car si la vie existe dans l’univers, elle ne semble pas avoir accédé à la conscience. Bientôt, les explorateurs se retrouvent quasiment obsédés par le « premier contact », la preuve que nous trouverons là-haut quelqu’un à qui parler. Au point peu à peu de baisser les bras et de succomber à la tentation du repli sur soi. Hoshinobu écrit dans les années 80, une époque où la ferveur de la course à la Lune est retombée pour faire place à une forme de lassitude, de déception. L’espace futur à explorer, à l’époque, c’est devenu la Matrice : ce manga est exactement contemporain de NEUROMANCIEN. S’il prend les questionnements du temps par tout à fait l’autre bout, les questions restent fondamentalement les mêmes.
Tout auteur « sérieux » qui se commet dans l’anticipation maquille les choses en prétendant écrire un « roman philosophique », arguant de précédents comme le MICROMEGAS de Voltaire ou les délires lunaires de Cyrano. C’est méconnaître la nature même de la SF : par sa forme même, par le pas de côté qu’elle se permet vis-à-vis du réel directement accessible, la science-fiction est par essence un geste dialectique fort, une métaphore ou une démonstration philosophique en soi. Hoshinobu nous le rappelle ici. Alors que depuis un demi-siècle nous envoyons de temps en temps des messages, sous forme de faisceaux d’ondes radios ou de plaque gravées fixées à des sondes, des messages à d’éventuels extraterrestres, nous ignorons s’ils seront jamais reçus. La probabilité qu’on nous réponde est infinitésimale.
Pour autant, nous continuons à voir l’univers tout entier comme une gigantesque boîte de Schrödinger : les deux hypothèses de Clarke, jusqu’à preuve du contraire, demeurent également vraies et ce flou s’avère étrangement rassurant. Hoshinobu, de son côté, ouvre la boîte et donne raison à Clarke. Et c’est très fort. « Mon Dieu, c’est plein d’étoiles. »
La BO du jour
Bonjour.
je confirme que ces deux albums sont magnifiques. Je ne me les suis pas encore procuré, pensant que la papa noël saurait lire dans mes pensées .
Article intéressant, Alex, avec des références que je découvre. C’est d’ailleurs ce que j’ai apprécié.
Je découvre enfin ce que signifie le terme hard science.
Le côté évolution dans le temps me fait penser aux chroniques martiennes de Ray Bradbury ou encore le cycle Fondation d’Asimov (même si là c’est quand même la politique qui domine).
Tu as achevé de me convaincre. Ces albums seront bientôt mien.
La BO : pas le titre de Mike Olfield que je préfère, bien que je trouve le choix et l’approche intéressant.
tout cet album d’Oldfield est inspiré directement de Clarke. ça m’a semblé approprié.
après, il existe plein de cycles structurés en Histoire du Futur. Heinlein en a fait un sous ce titre, il y a aussi les Seigneurs de l’Instrumentalité de Cordwainer Smith (très poétique, et avec une forte influence sur tout ce qui a suivi en SF, dont Dune), l’Espace Connu de Larry Niven, etc.
VENDU
J’ai découvert ce manga il n’y pas très longtemps en rayon et je me suis posé la question
« comment ça se fait que j’en n’ai jamais entendu parler? » le truc totalement zappé alors que ça a l’air assez reconnu, mais je ne me souviens pas l’avoir vu mentionner en anthologies, encyclopédies etc et autres trucs que je dévore pourtant d’habitude…
Peut-être que je l’occulte sans faire exprès…
En tout cas après des années dévolues à la traduction débridée de tous les trucs les plus « commerciaux », voici venir quand même une nouvelle opportunité de pouvoir accéder aux classiques patrimoniaux et je retrouve une vraie passion comme pour la récupération de la ligue Bwahaha chez Urban ou Spider-Man 2099 chez Panini.
Donc:
L’HERITAGE DE POE
ARION
CRYING FREEMAN
SANCTUARY
BANANA FISH
EDEN
SOUS UN RAYON DE SOLEIL
L’HABITANT DE L’INFINI
BECK
YU YU HAKUCHO
LES JUNJI ITO
bientôt
HELLSING
VENUS WARS
les classiques pleuvent et j’en oublie plein
Je vais me jeter sur ce 2001 NIGHT STORIES
en rêvant peut être de récupérer les classiques de CLAMP ou de Kaori Yuki ou encore APPLE SEED et même quelques plaisirs coupables comme 3X3 EYES
Bel article sur une oeuvre magnifique🥰
Je n’ai jamais autant ressenti de vertige que dans cette lecture, quoique Planetes de Makoto Yukimura aussi en impose🤗
Il faut prendre son temps pour deguster les differents recits, mais quel régal !
J’ai la chance d’avoir le coffret, un bel ouvrage ❤
Oui, j’ai beaucoup aimé Planètes aussi.
en manga spatial mais plus proche de nous, je recommande vivement Space Brothers, d’ailleurs.
PLANETES un classique aussi oui…
Ahlala tu m’aides pas Lavitch ! Comme Eddy je l’ai vu en rayon et je n’en avais jamais entendu parler mais rien qu’en le feuilletant, ça donne envie. Je crois bien que je vais craquer. Tout m’intéresse ici : la référence évidente à Clarke, les grands espaces et la SF. D’ailleurs cela fait très longtemps que je veux me prendre Planètes également (jamais lu), mais je ne saute jamais le pas. Idem pour LA GUERRE ETERNELLE, dont j’ai lu le premier tome il y a longtemps, en plus je crois qu’elle est en intégrale dans la collection Aire Libre. Raah.
Parce que pour moi c’est évident depuis toujours, même si je n’ai pas lu beaucoup de SF (à part plein de K. Dick et quelques autres trucs comme Dune, un peu de Jack Vance, deux trois autres romans, mais jamais Heinlein, Vonnegut ou Asimov) que la SF, c’est de la philo. J’ai toujours compris ça, n’est-ce pas toi qui avait donné la définition suivante de la SF selon je ne sais plus quel auteur : « La SF n’invente pas l’automobile mais l’embouteillage » ?
J’adore le cyberpunk, j’en suis complètement fan, mais j’avoue que je devrais relire NEUROMANCIEN, peut-être dans une autre traduction, car je n’avais pas compris grand chose à l’époque. Je me suis offert un roman cyberpunk connu, LE SAMOURAÏ VIRTUEL de Neal Stephenson (SNOW CRASH en VO).
Je viens de voir un film pas trop mal adapté d’une nouvelle de Heinlein, mais bon ça va un peu trop loin quand même : en.wikipedia.org/wiki/Predestination_(film) J’avais complètement oublié que STARSHIP TROOPERS était de lui (quel super film quand même).
Merci beaucoup pour le clin d’oeil à Merci Bernard (toute mon enfance). Tout comme les bds de Clarke et Kubrick, j’ai dû en lire trois ou quatre durant mon adolescence, lorsque l’on faisait des découvertes dans la bibliothèque du cousin adulte. C’était bien marrant.
C’est marrant comme, que ce soit en heroïc fantasy ou en SF, on a souvent des intrigues de cour, des histoires politiques, des complots, des coups d’état (c’est le cas pour Dune mais aussi dans Star Wars par exemple).
Je ne sais pas si tu as vu le spectacle L’EXOCONFERENCE de Alexandre Astier mais c’est passionnant en plus d’être drôle.
Merci beaucoup pour ce magnifique article foisonnant.
La BO : je ne connais pas cet Oldfield (ni son origine) mais le titre est sympa. J’hésite encore à aller voir un concert d’orchestre symphonique refaire TUBULAR BELLS pas loin de chez moi bientôt.
(à part plein de K. Dick et quelques autres trucs comme Dune, un peu de Jack Vance, deux trois autres romans, mais jamais Heinlein, Vonnegut ou Asimov)
Déjà pas mal comme CV ^^
Le coup de la voiture et de l’embouteillage, c’est Frederic Pohl (La Grande Porte, Planètes à Gogos). Je l’utilise toujours en ateliers d’écriture SF, ça permet de poser le truc et d’éviter le techno-solutionnisme à la Silicon Valley. Le pionnier de ça, c’est Asimov. Avec les trois lois de la robotique et la psychohistoire, il invente des systèmes « parfaits » et les histoires qui suivent passent leur temps à trouver les cas limite, les moments où ça déconnera forcément.
sur l’Exoconférence, bien sûr que je suis grave fan !
Merci Eddy ! Cool pour le Astier, si tu n’as pas vu son autre spectacle sur Bach (Que ma joie demeure), fonce.
Sinon, ouf, j’ai trouvé le tome 1.
Merci pour cette présentation, je suis assez client des histoires « hard science » (Moonlight Mile est dans ma pile des anime à voir.)
Je ne suis cependant pas assez versé dans le genre pour percevoir les influences graphiques ou narratives, merci pour ces mentions qui vont conduire à encore plus de lecture ^^’
Je ne connais pas du tout et, bien évidemment, il y a peu de chance que j’y lise. Mais j’ai beaucoup aimé la présentation, les concepts et notamment le passage sur les relations avec la philo. On sent la maitrise du sujet.
La BO : Je n’écoute pas beaucoup d’albums de Mike Oldfield mais j’en aime bien certains. Mon préféré (que j’aime vraiment beaucoup) est HERGEST RIDGE. Beaucoup écouté au lycée et à la fac.
J’ai trouvé le tome 2. Reste à trouver le tome 1.
Merci Alex d’habiller de ta culture scifi ces deux albums que je découverts cet hiver.
Et moi qui déteste la scifi, j’ai adoré, surtout le premier tome avec cette histoire formidable : la planète Satan.
Il y a finalement un peu de jargon scifi mais c’est supportable, l’essentiel était basé sur les considérations métaphysiques des personnages. C’est très humaniste avec souvent des fins positives et plein d’intelligence. Je comprends amplement le culte voué à ces mangas!
notons que c’est assez peu du jargon « sci-fi » mais plutôt du jargon des sciences physiques
Voir l’univers tout entier comme une gigantesque boîte de Schrödinger : superbe expression.
Adolescent, j’ai eu accès à la bibliothèque du père d’un de mes amis qui avait collectionné les romans SF publiés par J’ai lu depuis les premiers tomes. J’ai copieusement pioché dedans, et continué par moi-même par la suite.
La SF n’invente pas l’automobile mais l’embouteillage : je ne connaissais pas l’expression, c’est très parlant.
Magnifique avis qui rend justice à l’époustouflant récit de Yukinobu Hoshino.
Rarement des thèmes S.F. aussi rebattus ont bénéficié de scénarios aussi incroyablement renouvelés -au point même d’arriver à mettre en scène du jamais vu ! Et, bien évidemment, l’Art consommé du Mangaka nous présente sa vision, aussi philosophique que distrayante, sans aucune faiblesse graphique conceptuelle -à peine le format choisi par Glénat (trop grand, trop lourd et pas pratique et prétentieux et froid et hors de prix) abîme un peu la dynamique des cases.
La version en Anglais de Dark Horse est bien plus « équilibrée » -et abordable, elle (et facile à trouver !).