L’espoir a mis le temps (Spirou)

 Spirou : L’espoir malgré tout par Emile Bravo 

Un article de BRUCE LIT

VF: Dupuis – 5 volumes  

Le bruit des bottes
 ©Dupuis

SPIROU : L’ESPOIR MALGRE TOUT est une histoire complète parue chez Dupuis constituée en 5 volumes écrits et dessinés par Emile Bravo. Son travail fait l’objet d’une exposition conséquente au mémorial de La Shoah en 2023.

Il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance encyclopédique de l’univers de Spirou pour apprécier cette histoire, très lisible (et recommandée) par les enfants.
Cet article a été publié dans BEST#5.

L’influence de Tintin est là !
©Dupuis

Entre 2018 et 2022, Emile Bravo réalise un projet un peu fou : remonter aux sources de la création du personnage de Spirou et jouer de la dimension méta pour l’imaginer victime de l’occupation allemande et témoin de la Shoah lors de l’annexion de la Belgique par les nazis. 

Bravo va mettre 9 ans, à constituer un storyboard de 350 planches construites dans la continuité en plus du scénario, des couvertures et d’un lettrage si personnel qu’il faudra en adapter la typographie pour les éditions étrangères.   

L’ensemble est très ambitieux : s’il délègue ses couleurs à Delphine Chedru et Fanny Benoit, Bravo assure les couvertures, les dessins et les scenarii d’une histoire couvrant l’intégralité de la deuxième guerre mondiale. Comme avant lui le maître du manga, Osamu Tezuka avec son Histoire des 3 Adolfs. C’est une fantastique leçon de virtuosité, de cadrage et de découpage pour une lecture à la fois facile  et dense avec des gaufriers excédant parfois la douzaine de cases.  

Une aventure trépidante avec un background chargé d’histoire.
©Dupuis

L’entreprise est fascinante : pour répondre à ses questions d’enfants (« Pourquoi Spirou est-il  un humaniste ? », « Pourquoi garde-t-il ce costume de groom ridicule ? », « Comment a-t-il rencontré Fantasio ?»), Bravo lui invente un passé de petit belge subissant puis résistant à l’occupation allemande où se mélangent fiction et réalité ultradocumentée comme en témoigne cette exposition.   
  
Parce qu’il ne peut pas se permettre d’envoyer Spirou à Auschwitz (comment trouver une pirouette intelligente et décente pour que le petit groom s’échappe du camp d’extermination ?) qui briserait complétement le personnage et rendrait toute la continuité de Franquin obsolète, Bravo va insérer dans son récit des personnages réels dont la persécution marquent les jalons de l’engagement de Spirou et Fantasio afin d’en faire d’authentiques résistants par le biais d’un petit théâtre à leur effigie qui a réellement existé et permis de diffuser des renseignements précieux.

C’est aussi la mise en scène de personnages secondaires attachants avec l’imbrication du destin réel du peintre visionnaire de la Shoah : Felix Nussbaum et son épouse Felka Platek. Chaque visite que Spirou rend à l’artiste est l’occasion pour le lecteur de pénétrer dans l’intimité de tableaux légendaires comme l’Autoportrait au passeport juif ou Le triomphe de la mort.  Tout ça est raconté avec subtilité, humour entrecoupé de forts jolis moments d’amours contrariées pour Spirou et Fantasio.  

Felix Nussbaum et Felka Platek, les deux célèbres peintres de la Shoah intégrés dans le récit.
 ©Dupuis

Si les aventures trépidantes de Spirou auraient mérité des plages de respiration via un chapitrage bienvenu, le lecteur ne s’ennuie jamais. Lois antisémites, terreur de la gestapo, résistance et collaboration à Bruxelles ou dans le maquis, et cette vie qui continue malgré les bombes, malgré les trains, malgré la faim, malgré l’étoile jaune, malgré ces vies et ces enfances volées. 

Bravo fait de Spirou un modèle de vertu et d’humanisme qu’il est bon de s’injecter sans crainte d’effets seconds : instinct de sacrifice, altruisme, compassion, courage, respect de la vie humaine même ennemie, le groom rouquin coche toutes les cases d’une grande aventure de Tintin qui n’en dit pas le nom.  

Au point de se demander si Bravo ne réalise pas un fantasme interdit : écrire Tintin 40 ans après la mort d’Hergé au nez et à la barbe (sic) de Moulinsart. Il n’y a pas que cette ligne claire évidente, ce langage corporel des personnages de Georges Rémi mais aussi des hommages assumés à des plans ou des angles de caméras vus dans Le lotus bleu, l’affaire Tournesol, L’île Mystérieuse, Le temple du soleil ou Les Picaros.  
Et si ce n’était pas suffisant, Spirou s’habille comme le petit reporter et adopte comme surnom Tintin pour échapper aux fachos. 

La relation avec Fantasio : une amitié profonde et souvent en désaccord
©Dupuis

Mais il ne faudrait pas voir L’espoir malgré tout comme une longue tintinade : Fantasio est bien trop zazou pour incarner Haddock et l’écureuil Spip n’a pas l’envergure d’un Milou. Bravo n’oublie pas de revisiter la mythologie de Spirou tout en préquelles audacieuses : le costume de groom, Champignac et surtout le théâtre de marionnettes Spirou qui exista vraiment pour réconforter les enfants sur la route de la paix.  Y Voir nos amis incarner leurs propres rôles est aussi savoureux que ludique. 

Bravo disserte intelligemment sur l’acte de résistance qui oscille entre l’idéalisme de Spirou qui refuse de se salir les mains et le pragmatisme de Fantasio prêt à sacrifier des vies. L’espoir malgré tout montre toute la complexité de la notion d’héroïsme, qu’elle soit appliquée à la guerre ou la bande dessinée.  

Un grand souffle d’histoire et de générosité a soufflé sur la BD. N’ayez pas peur qu’il vous décoiffe, quoiqu’il arrive vous serez toujours mieux coiffé que Fantasio. 

Des couvertures magnifiques qui racontent aussi une histoire
 ©Dupuis

  La BO du jour

Le Vel d’Hiv raconté par Daniel Rozoum

21 comments

  • Présence  

    un bel article pour ce qui apparaît comme un monument de la bande dessinée. Merci pour cette découverte.

    • Bruce lit  

      Disponible en location au Bruce Lair.

  • Jyrille  

    Très bel article Bruce, on sent que ta lecture fut à la fois émouvante et plaisante. Le plus étonnant là-dedans c’est que je n’ai lu que le premier tome et que les quatre suivants m’attendent toujours ! Une des raisons pour laquelle je m’offre moins de livres (si si) : j’aimerais lire tous ceux dans ma PAL d’abord.

    La BO : houla, c’est la joie.

    • Bruce lit  

      La BO : ben en même temps, vu le sujet… Je voulais sortir de Comme Toi et du Petit Train.

      • Jyrille  

        Tu as bien fait, bravo pour la réf mais bon… Tiens par exemple moi j’aurais mis ça, je viens de redécouvrir ce morceau en écoutant mes vieilles K7.

        youtube.com/watch?v=p8Uagyy-6xY&t=3s

        Ca n’a aucun rapport avec le nazisme et ça met en joie. Le thème ? Ben les multiples représentations de Spirou…

  • JB  

    Je suis intrigué par les multiples réinventions modernes de Spirou, d’abord par un précédent album situé durant l’Occupation (Le Groom vert-de-gris). Chaque couverture présentée propose une image forte, marquante : le « bruit des bottes », la fuite et les trains.
    Intéressant de voir un style graphique entre le style Hergé et celui du Franquin des débuts.

    • Jyrille  

      Le style graphique d’Emile Bravo ne varie pas depuis pratiquement ses débuts. La collection des Jules est formidable ainsi que les histoires des 7 ours nains.

      bedetheque.com/serie-3864-BD-Jules-Une-epatante-aventure-de.html

      bedetheque.com/serie-8844-BD-Sept-ours-nains.html (ah mince je me rends compte qu’il me manque le tome 4)

  • zen arcade  

    Le mot est certes galvaudé mais je n’en vois pas d’autre pour qualifier le Spirou de Bravo : chef d’oeuvre.

    • Bruce lit  

      Oui. De la part de la communauté juive elle-même, il s’agit d’un sérieux rival pour MAUS.

  • Tornado  

    Il est bien court cet article !
    Je me suis acheté le premier LE JOURNAL D’UN INGÉNU mais je ne l’ai pas encore lu.
    Je ne me souviens plus où, mais tu avais déjà comparé cette BD à un « nouveau TINTIN qui n’en dit pas le nom ». Je veux bien le croire mais je suis quand même prudent avec ça. Par exemple le THORGAL de Robin Recht, malgré tout le bien que j’en avais entendu, ne m’a pas du tout convaincu dans l’idée de le hisser au niveau de Van-Hamme. Je ne demande qu’à être converti, hein, mais je suis désormais prudent et sélectif. Je vais d’abord tâcher de lire le premier.

    Sinon les planches sont vraiment chouettes et la narration m’a l’air très soignée. Par contre, je ne suis pas aussi calé que toi pour les références à la Shoa. Je ne connaissais pas ces peintres.

    La BO : Je n’aime pas du tout cette chanson mais je découvre doucement Daniel Darc et j’aime vraiment beaucoup certains titres. Au hasard LA PLUIE QUI TOMBE ; ET QUEL CRIME : JE ME SOUVIENS JE ME RAPPELLE.

    • Jyrille  

      Je ne comprends pas trop ta comparaison avec le Thorgal de Recht car ici ce n’est clairement pas un Tintin mais un Spirou.

    • Bruce lit  

      La longueur de l’article équivaut à une page pleine pour BEST ce qui est énorme pour la presse rock. Ne pouvant pas aller à la manif d’aujourd’hui, je me devais de marquer le coup.
      J’ai eu la chance de faire l’expo Emile Bravo pour une visite privée en présence du commissaire du mémorial de la Shoah.
      Daniel Darc : ce morceau est inabouti : il s’agit d’une démo publiée post-mortem. J’aime beaucoup cette chanson où l’on peut entendre Daniel pleurer sa grand-mère disparue à Auschwitz.
      Les titres que tu cites sont excellents.
      Sans doute ferais-je un Top 10 Daniel Darc pour les 10 ans de sa mort arrivants.

  • AlbanX  

    Très bel article pour une œuvre le mérite totalement. J’ajouterais que s’il l’on doit choisir une création et une seule pour découvrir la seconde guerre mondiale (vu d’Europe de l’Ouest), alors il faut choisir celle-ci. Tout y est, et avec les nuances indispensables. Chef d’œuvre absolu, par un homme délicieux.

    • Bruce lit  

      Je n’ai pas eu la chance de rencontrer Bravo. Je ne peux qu’applaudir un homme qui donne 10 ans de sa vie à son art.

  • Fletcher Arrowsmith  

    Bonjour.

    Bel article, concis et précis qui propose un excellent résumé de cette séries d’album.

    Je ne me suis pas ennuyé à les lire. La lecture est en effet comme tu le relèves assez exigeante (en effet des moments de respiration sont manquants), en tous cas largement plus que la série éponyme dont elle emprunte le nom. C’est très bien documenté, ce qui apporte à mon avis le crédit nécessaire et indispensable à ce type d’ouvrage. Et puis les albums sont splendides (j’ai en plus la chance d’avoir le premier dédicacé pour mon fils par Bravo himself), copieux avec, il me semble, au moins dans le dernier , un petit cahier rédactionnel donnant des éléments de contexte et historique bienvenus.

    Néanmoins je mets MAUS largement au dessus? En fait je n’irais pas jusqu’au mot chef d’œuvre même si cela s’en rapproche très fortement. Je ne suis pas complètement d’accord avec toi quand tu écris Il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance encyclopédique de l’univers de Spirou pour apprécier cette histoire . Il y a des clins d’oeils, des références qui méritent justement, dans ce type de récit très dense, une bonne connaissance de Spirou.

    Je n’ai pas aimé non plus apprécié le traitement de Fantasio. Zazou certes, mais crétin non. Pourtant plus d’une fois cela penche vers ce trait de caractère.

    Par contre je suis d’accord sur ton chapeau introductif, c’est une histoire recommandée pour les enfants, comme LES ENFANTS DE LA RÉSISTANCE de Vincent Dugomier, Benoît Ers et Cécile Jugla. En se projetant à travers ce prisme on accepte mieux l’attitude de Spirou, apôtre de la non violence dans ces temps troubles. Personnellement c’est ce qui m’a gêné, tout en acceptant et comprenant le mécanisme narratif derrière.

    Et oui il y a clairement un hommage continue, parfois subtil à Tintin et Hergé dans ces albums. C’est évident ….là aussi si on connait l’univers de Georges Rémi (donc cela peut échapper à certains lecteurs).

    Une grande saga, une grande œuvre, essentielle qui marquent les esprits.

    • Bruce lit  

      Ouah la chance d’avoir une dédicace de Bravo !
      Je ne connais rien de Spirou qui ne m’a jamais intéressé. Si cela avait été le cas, je suis sûr que j’en aurais encore d’avantage apprécié le contenu.

  • Jyrille  

    Je viens de finir le quatrième tome, et de relire ton article dans la foulée. Je ne pense pas exagérer en disant qu’en effet, c’est un chef d’oeuvre. C’est dense, verbeux, trépidant, mais réaliste et très émouvant, les personnages secondaires comme les résistants, Félix et Felka et surtout Anselme restent marquants et vivants, j’ai eu l’impression de rencontrer de vraies personnes.

    La lecture en est cependant ardue et longue, mais je suis très heureux de l’avoir dans ma bibliothèque. J’imagine même me faire un marathon et tout relire (j’ai d’ailleurs relu Le journal d’un ingénu avant de me lancer). Je ne trouve pas que les références à Spirou, la série originelle, abondent. Et même si Bravo s’amuse beaucoup avec Tintin, le nom comme le personnage, il s’agit pour moi d’une histoire de Spirou et non d’un Tintin qui ne dit pas son nom, même si on peut le penser tant ce petit reporter reste admirablement moral et n’hésite pas à donner des coups de poings (ce que fait Spirou à longueur de temps…). La dimension sentimentale n’est pas occultée par exemple, et les cadrages que tu cites ne m’ont pas sauté aux yeux tant je ne suis pas un spécialiste de Hergé. J’aurais adoré voir l’exposition.

    Autre série qui peut sans doute être lue par des enfants avec un même contexte historique, IRENA de Morvan, Evrard et Walter.

    bedetheque.com/serie-54767-BD-Irena.html

    Je n’ai lu que les trois premiers tomes.

    • Fletcher Arrowsmith  

      C’est très bien IRENA. Je me préfère même à Spirou.

    • Bruce lit  

      IRENA avait été couvert par un contributeur porté disparu…
      Content que cette lecture t’ait plu. Il s’agissait d’un article de commande pour BEST : j’avais moins d’une semaine pour lire tous les albums de Bravo avant la visite guidée du musée de la Shoah. Cela a forcément influencé mon opinion sur TINTIN et la densité des pages de Bravo. Je n’ai vraiment pas envie d’y retourner mais mon fils de 7 ans s’en charge pour moi et en lis un chaque semaine. Du coup, il me parle de la seconde guerre mondiale. Il est fantastique et me conforte dans mes certitudes : la BD reste un outil pédagogique inégalé pour l’éducation et l’élevation des esprits.

      • Jyrille  

        Ah ? Je ne trouve pas d’article sur le blog… J’imagine en effet qu’une courte semaine pour lire tout ça déforme sans doute un peu. Moi j’en ai lu un par mois : le troisième tome fait plus de 110 planches remplies à ras bord.

        Inégalé je ne sais pas mais je suis tout à fait d’accord, c’est comme ça que j’ai éduqué mes enfants, à coups d’Astérix, de Gaston, de Thorgal, du Retour à la terre et de Petit Nicolas (entre autres).

        • zen arcade  

          « Inégalé je ne sais pas mais je suis tout à fait d’accord, c’est comme ça que j’ai éduqué mes enfants, à coups d’Astérix, de Gaston, de Thorgal, du Retour à la terre et de Petit Nicolas (entre autres). »

          Moi, dès que j’ai su lire, je me suis éduqué avec la littérature et pas avec la bd (qui ne m’intéressait pas beaucoup quand j’étais gamin).
          Alors oui, la bande-dessinée peut évidemment constituer un formidable moyen pédagogique (mais ça m’emmerde personnellement si on considère que c’est sa mission première) mais je ne vois pas bien en quoi il serait inégalé.

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