Trois ombres de Cyril Pedrosa
Une veillée au coin du feu de CYRILLE MVF Delcourt
Aucune ombre ne gâchera votre futur.
Le crépuscule venait de s’épancher. Pour les habitants du hameau de Jory El Mon, cela signifiait que la veillée allait commencer. Les meilleures places, des toiles tendues formant des hamacs penchés, étaient réservées aux anciens, tandis que tous les autres s’installaient où ils se sentaient le mieux. Les enfants n’ayant pas fini leur repas s’accroupissaient avec leur gamelle entre les jambes, les parents s’asseyaient sur les troncs couchés, les peine-à-dormir grimpaient sur les branches basses des arbres environnants qui formaient une enceinte naturelle. Au centre trônait un brasier réconfortant tant par sa chaleur douce que sa lumière changeante.
Alors que tout le monde était en train de vivre le moment avec ses voisins immédiats, discutant, se chamaillant, riant ou écoutant, une frêle silhouette sortit des ténèbres. Elle faisait un bruit désagréable, un crissement continu aigu qui obligea la communauté à cesser ses activités et se tourner vers elle. Une voix profonde, claire et forte retentit.
-Bah alors les minots, allez aider Contesse, vous attendez quoi ?
Aussitôt quelques adolescents se lèvent et soulèvent la chaise faite de bric et de broc de Contesse, qu’elle ne quittait que rarement, son grand âge ne supportant qu’à peine son propre poids. L’installant stratégiquement d’où elle pouvait être vue par toutes et tous, elle s’assit précautionneusement et commença à raconter l’histoire du jour.
-TROIS OMBRES est une bande dessinée en noir et blanc de deux cent soixante-huit planches scénarisée et dessinée par Cyril Pedrosa. Elle fut publiée pour la première fois en septembre 2007 par l’éditeur Delcourt dans la collection Shampooing. C’était un format moyen, de seize centimètres sur vingt-trois environ, et raconte une seule histoire complète. Comme on disait avant : un one shot.
-Je ne sais pas toi, dit à voix basse le jeune Tim à sa voisine Sakura, mais je ne retiens jamais ce qu’elle dit au début.
-Moi non plus répondit-elle, je ne comprends pas trop ce que c’est, la collection, le champoing, deu mil cette…
-L’histoire prend place dans un monde éloigné de la révolution industrielle et technologique, repris Contesse, mais où existent déjà les bateaux à voile, nous devons donc nous trouver vers le XVIIIème siècle. Dans une période encore propice à l’aventure et à la liberté des grands espaces, un autre âge, bien avant le nôtre.
-Un âge d’or ? demanda Tim, soudainement enhardi et brisant le silence respectueux de la communauté.
-Non, ça c’est une autre histoire, par le même dessinateur, je vous la raconterai une autre fois si vous voulez. En tout cas, TROIS OMBRES nous relate le voyage de Joachim, un garçon d’une dizaine d’années, et de son père aimant, Louis. Les premières planches nous décrivent la vie simple et gaie de cette famille, dont la mère de Joachim, Lise, est le dernier membre. Ils vivent heureux en haut d’une colline où ils cultivent leur terrain, se baignent nus dans la rivière non loin, profitent du printemps couchés dans l’herbe fraîche. Et puis, comme toujours, tout change.
Contesse était lancée, plus personne ne pensa à l’interrompre. L’histoire qu’elle racontait le soir était l’un des rares moments de détente de la communauté de Jory El Mon, survivante presque miraculeuse du Dernier Novembre.
Imaginez-vous le dessin, continua-t-elle, de Cyril Pedrosa. Il a une solide base comique, de dessin enfantin où toutes les proportions sont exagérées, où la plupart des éléments naturels sont représentés comme des sensations au lieu d’être réalistes, les arbres ou les nuages peuvent ainsi se résumer à des ellipses remplies de traits fins ou de pinceaux, le sol n’est jamais plat mais semble toujours vivant, en mouvement. Souvent, les cases ou les pleines planches sont cadrées obliquement, permettant ainsi de suggérer le mouvement ou l’inquiétude. Les visages présentent des caractéristiques propres à chaque personnage, ce qui permet de les reconnaître immédiatement avec peu d’efforts. Parfois, il inverse la lumière et dessine en blanc sur noir ou noircit les masses au pinceau pour, par exemple, placer son moment en pleine nuit.
La filiation avec les bandes dessinées comiques se retrouve également dans les dialogues, où l’on peut y lire des mots qui n’existent pas mais simulent une façon de parler, comme un « d’accord » écrit avec trois « a » au lieu d’un, et des onomatopées rappelant la trivialité de la vie quotidienne. Le format ramassé de l’ouvrage convient bien car le nombre de cases de chaque plage est peu élevé, souvent de l’ordre de trois ou quatre, ce qui accentue le dynamisme du trait et du scénario. Pourtant, on peut considérer cet album comme une expérience de son auteur. Après avoir fait ses armes sur de la bd grand public divertissante, ces deux cents planches esquissent une transition de Pedrosa vers des histoires plus émotionnelles, en résonance avec le réel mais toujours sous une forme fantasmée. Le voyage de ces personnages est également celui de son auteur.
Joachim a donc soudainement peur des ombres, qui s’avéreront être en fait trois cavaliers, muets et insaisissables. La large masse de son père Louis, qui pourrait aisément briser un cheval en deux, n’y fait rien, il se retrouve aussi impuissant que son jeune enfant. Lise décide alors d’aller voir la sage Madame Pique en ville, qui va leur confirmer leurs doutes les plus terribles : les ombres sont venues chercher leur fils.
Incapable d’accepter ce fait et mû par la colère, Louis part donc avec Joachim pour leur échapper. Quittant leur colline, ils vont se confronter aux vices de leurs congénères, traverser la grande rivière où, déjà, on parle de retrouver ses racines portugaises, de retourner au pays. Au détour des dialogues et des situations, les sujets de la morale, du destin, des choix et des moments à vivre surgissent, faisant évoluer la tonalité de l’histoire qui nous emporte malgré nous dans ses variations, qui font de grands écarts tant dans le trait que le ton et les péripéties.
-Hé, Tim, réveille-toi ! Contesse a fini de raconter, il faut rentrer.
-Haan… Sakura… j’ai tout loupé… c’était bien ?
-C’était super. Tu t’es endormi quand ?-
-Je sais plus, quand ils partent traverser la rivière je crois.
-Au début quoi ! Je te raconterai demain.
-C’est gentil…
—-
En BO du jour, pas de Boby Lapointe, j’ai demandé conseil à ToiTube qui a bien fait les choses.
Mazette, en commençant la lecture de l’article, je ne savais plus si tu citais des passages de la BD ou si tu écrivais ta propre nouvelle !
Bel exercice de style. On n’a pas beaucoup d’éléments mais finalement assez pour avoir envie de lire cette BD ! Et ça a l’air vraiment bien.
La BO ! Tiens ! du hip-hop qui me plait ! C’est beau !
Ah ah merci Tornado ! C’est un peu le but, rendre l’ambiance… Là tout sort de mon imagination mais bon, c’est très flou à dessein (créer un univers c’est pas simple). Merci pour le retour et les mots gentils, si j’ai à la fois semé le doute et donné envie alors c’est réussi (pourtant c’est très court et très simple comme article).
La BO : on avait déjà mis du DJ Shadow avec copine Kaori sur notre article sur INVINCIBLE la série télé (brucetringale.com/aucune-garantie-accordee-invincible-la-serie-tele/), et j’avais déjà dû t’en parler. Cet album est son premier, pour l’instant celui que je préfère, il date de 96, je te laisse chercher. Ca fait plaisir en tout cas !
Gros trip nostalgique avec ce DJ Shadow.
Je me souviens encore du jour où j’ai acheté l’album, juste après sa sortie.
Aux confluents du trip hop et du hip hop, c’était la grande période où DJ Shadow était dans l’oeil du cyclone de la musique excitante du moment avec le label anglais Mo’Wax et ses compilations Headz et le label californien de hip-hop Solesides (et plus tard Quannum)..
Gros souvenirs de cette période où je prenais mes distances face à la musique rock que je trouvais à bout de souffle pour me plonger avec volupté dans les scène hip-hop et électro en pleine ébullition créative.
Merci Zen pour le partage des souvenirs ! Je n’ai pas poussé mes investigations aussi loin que toi, à part le UNKLE du label Mo Wax, quelques DJ Shadow, puis DJ Premier (qui ne fait pas partie de cette mouvance), Aphex Twin, MF Doom, Deltron 3030, Quasimoto… bref quelques trucs de-ci de-là.
Là on m’a fait découvrir le nouveau Black Thought (après celui avec Danger Mouse l’an passé) fait avec El Michels Affair et c’est super.
Ahhh, Deltron 3030 et son extraordinaire sample de William Sheller !!!!
Toute une époque.
Ouais je suis fan de ce disque. J’ai récemment écouté le second et il est bien cool même si forcément moins étonnant ou marquant.
Bonjour Cyrille.
Un Pedrosa qui m’a échappé. Pourtant j’en ai eu des occasions de le lire. On me l’a souvent conseillé, je l’ai feuilleté très souvent sur les étals des librairie mais finalement jamais lu. Je l’ai souvent confondu avec LES 3 BRIGANDS de Tomi Ungerer. Puis je crois, que bètement, devant une si belle couverture, je ne m’attentais pas à voir des planches en noir et blanc et au style (faussement) enfantin. Que l’on peut être stupide parfois, même souvent. Ton article vient me le rappeler.
Très belle prose. Comme le souligne Tornado, c’est un bel exercice de style, maitrisé et agréable à lire. J’ai même cru à un moment à un team up avec Présence (dans les très bonne description des dessins), que tu cites néanmoins avec le lien vers l’AGE d’OR (excellente bd, même si j’ai une préférence pour PORTUGAL).
La BO est une découverte, qui surprend après la lecture de l’article, mais une réelle bonne surprise.
Merci beaucoup Fletcher ! Je ne connais pas ce TROIS BRIGANDS. Je crois aussi que je préfère PORTUGAL à l’AGE D’OR (d’ailleurs je dois encore lire le tome 2) mais ce sont deux exercices bien différents. En tout cas j’aime beaucoup le trait de Pedrosa.
Tant mieux pour la BO mais je suis un peu étonné car c’est un classique, ce premier album de DJ Shadow.
mon Pedrosa favori, et l’un des très rare livres à m’avoir fait pleurer
Merci Phil pour le retour, oui, très bel ouvrage émouvant, mais bon ça ne compte pas je pleure trop facilement (y compris devant le dernier Gardien de la Galaxie au ciné…).
Je suis toujours envieux de ce type d’article, à la plume tellement enlevée.
Pour le trait, je suis intéressé, ça me fait un peu penser à ce que propose Emily Carroll
Merci beaucoup JB, c’est très honorifique 😀 Je ne connais pas Emily Carroll, je vais jeter un oeil, merci pour la référence !
Elle a un site où l’on peut lire (gratuitement) plusieurs de ses créations, son style mélange un trait simple, évoquant les livres d’enfants, et scènes d’horreur : franchement sympa 🙂
Je viens de jeter un oeil au site de Emily Carroll : c’est tout comme tu as dit et plutôt joli, je comprends que le trait te rappelle celui de Pedrosa mais il me fait plus penser à celui de Bertrand Gatignol dans la série des Ogres-Dieux (série que je compte bien finir de lire un jour, c’est vraiment top, je la conseille vivement), scénarisée par le regretté Hubert.
letournepage.com/livre/les-ogres-dieux/
Une bien jolie prose pour une bien jolie review où, une fois de plus, Cyrille sait assumer sa différence sur le fond et sur la forme.
Une bonne porte d’entrée pour un auteur vers qui je ne suis jamais allé. Mais pas dans l’immédiat.
La BO : très sympa.
Merci chef ! Oui, commencer par TROIS OMBRES pour Pedrosa est une très bonne idée. Sinon il y a ses AUTOBIO qui sont cools (des blagues d’une planche autobiographiques mais fausses sur son rapport au bio et à l’écologie, je crois que c’est chez Fluide Glacial).
De Cyril Pedrosa, j’avais offert Les équinoxes, ainsi que Portugal à mon fils. De mon côté, je n’ai lu que l’âge d’or avec Roxanne Moreil (merci pour le lien). Je découvre donc Trois ombres, grâce à toi.
Très beau paragraphe sur les dessins et le découpage, avec cette remarque sur les cases et les planches cadrées obliquement, permettant ainsi de suggérer le mouvement ou l’inquiétude.
Chapeau bas pour la forme de l’article, un conte superbement exécuté, et, de mon ressenti, permettant de présenter cette œuvre à l’unisson de sa nature. Respect.
Merci beaucoup Présence ! A force de te lire j’essaie moi aussi de commencer à décrire le dessin mais bon, y a du boulot, surtout que je ne connais pas assez les techniques et que j’ai du mal à faire ressentir le trait des auteurs (qui sont tellement talentueux et tellement nombreux avec chacun leur personnalité…). De Pedrosa, je ne connais que les sept tomes que je possède (un Shaolin Moussaka, un Autobio, Portugal, les deux tomes de l’Âge d’or, Trois ombres et Les coeurs solitaires). Les équinoxes me tente bien aussi, enfin bref il faudrait peut-être que je complète peut-être quelques séries… Mais merci beaucoup, si la forme est réussie et permet de ressentir ce que je présente 🙂 Tu me diras si tu tentes la lecture de Trois ombres hein !
J’ai parfois croisé cette œuvre en médiathèque sans franchir le pas.
Ce que je retiens de ton article, c’est un plaisir communicatif, même si je ne saurais déterminer si il vient de la BD chroniquée ou de ton écriture enjouée. Bravo pour toujours tenter de nouveaux formats ou styles !
Un immense merci à toi JP pour ton retour ! Je salue ta sollicitude à lire les derniers articles du blog, je devrais faire pareil… N’hésite pas à ouvrir ces Trois ombres si tu retombes dessus en médiathèque 😉
Tenter un peu tous les formats c’est cool et ça m’amuse énormément mais promis le prochain vous surprendra : je ferais on ne peut plus classique 😀
Balèze et surprenante chronique pour faire découvrir une des plus émouvantes BD que j’ai pu lire.
Tu as été inspiré dans le commentaire du dessin aérien et inventif de Pedrosa.
Portugal a été un grand succès mais Trois ombres est à conseiller les yeux ouverts à tout public. Merci pour la madeleine.
DJ Shadow masterwork.
Merci beaucoup Fusain ! C’est vraiment agréable d’avoir des compliments 😀 Oui tu as raison sur tout : Trois ombres c’est pour tout le monde et ce DJ Shadow c’est à écouter sans modération.