Le défi Nikolavitch : Les super-héros, une histoire de logos ?
Un article d’ ALEX NIKOLAVITCH
Illustration de MATTIE BOY
1ère publication le 16/12/21- MAJ le 19/03/23
Chaque mois, Alex Nikolavitch, traducteur, romancier, essayiste, scénariste et subisseur des beuveries de Bruce Lit est mis au défi de répondre aux plus grandes énigmes de la culture populaire.
L’hiver s’installait, avec son cortège de frimas, de feuilles mortes et de soirs tombant toujours plus tôt, plongeant le monde dans une obscurité profonde seulement rompue, ça et là, par les décorations de Noël basse-conso installées par les sémillants agents de la municipalité entre les arbres et les lampadaires. Nous nous réchauffions tant bien que mal à l’aide des boissons idoines (non pas de la soupe à la tomate et aux aromates, mais des distillats divers du genre que le capitaine Haddock affectionne, et dont l’abus est dangereux pour… enfin, vous voyez de quoi je veux dire), lorsque Jonah J. MonsieurBruce interrompit quelques considérations compassées sur la pluie et le beau temps avec une phrase énigmatique :
« Les Super-Héros, c’est aussi une histoire de logos ? »
Je me repris une gorgée, méditai un instant, et je me lançai.
« Ben, dès l’origine, le logo est important pour l’identification du personnage. Superman et Batman, dès leurs premières aventures, ont un logo sur la poitrine, bien en vue, qui permet… »
« Non, pas le logo, le logos. »
« Ah, pardon ! Comme dans : ν ἀρχῇ ἦν ὁ λόγος, καὶ ὁ λόγος ἦν πρὸς τὸν θεόν, καὶ θεὸς ἦν ὁ λόγος, c’est ça ? »
« Gné ? Ça veut dire quoi ? »
« Aucune idée, c’est du grec. »
Le Logos, vaste sujet. Celui qu’on traduit indifféremment par « la parole », ou « le verbe ». Dans nos illustrés préférés, en effet, nos héros bariolés se définissent souvent par lui, par des phrases récurrentes les… je n’ose dire les « iconisant », vu qu’on ne parle pas d’image en l’espèce mais de mots. « C’est un boulot pour Superman », « je suis le meilleur dans ma partie », « ça va chauffer » et ainsi de suite. Mieux encore, un des premiers super-héros, le CAPTAIN MARVEL de Fawcett, se transforme grâce au mot SHAZAM, acronyme renvoyant aux noms de figures tutélaires. Green Lantern recharge son anneau en proférant une formule rituelle.
On peut faire remonter ça bien plus loin. Chez Platon, le mot a tendance à précéder la chose, le concept son incarnation dans le monde. L’idée s’incarne en mots puis, ensuite seulement, en choses. Et même dans la Bible, « Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut » montre le pouvoir d’une parole de ce genre. Nommer les choses est ensuite la première tâche confiée à Adam. Il s’est peut-être gouré en cours de route, d’ailleurs, puisque comme le rappelle Camus, « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ».
Le trope biblique remonte même à plus loin (comme d’autres du même genre : la colonne de flammes de l’Exode remonte à une formule métaphorique et quasi rituelle concernant les armées en marche qu’on retrouve dans de nombreux textes sur les victoires de rois de l’âge du bronze, soit plusieurs siècles avant la rédaction de la Genèse) : dans l’Égypte pharaonique, le pouvoir royal fonctionne sur le mode itératif. Le souverain parle, les choses se réalisent. C’est cette image de la souveraineté qui informe les visions subséquentes de la parole qui influe sur le monde. De la kabbale à la méthode Coué, on la retrouve partout. C’est aussi le principe du slogan (d’un terme gaélique, « sluagh-ghairm », désignant un cri de ralliement) qui se grave dans la tête et fait naître immédiatement des images précises dans celle de celui qui l’entend.
Le mot créateur précède la chose, le slogan la fait perdurer, et si l’on veut boucler la triade Brahma, Vishnou, Shiva, reste à retrouver la profération destructrice. Ça tombe bien : Flèche Noire, chez les INHUMAINS, dispose d’un tel pouvoir de la parole qu’il peut raser des montagnes rien qu’en murmurant « vous pouvez répéter la question ? ». Le poids des mots, le choc des dessins.
Le mot qui détruit, métaphore de tellement de choses, d’ailleurs. Pour Kirby, créateur du personnage, cela renvoyait encore à des choses bibliques, à un pouvoir divin tellement considérable qu’il ne devait jamais s’exprimer en ce monde. La retenue de Flèche Noire devient dès lors l’incarnation la plus ultime de l’aphorisme marvélien sur le pouvoir et les responsabilités. La phrase de l’oncle Ben influera de façon globalement positive sur la vie de son neveu, mais la parole peut détruire de bien des façons moins spectaculaires que celle du roi des Inhumains. Les quelques mots lâchés par Karen Page en échange d’une dose suffisent à détruire la vie de son ancien compagnon Matt Murdock. La parole murmurée à l’oreille de Thor le rend instantanément indigne. Ce que dit Jesse Custer peut se charger d’un potentiel mortifère.
Quel pouvoir insensé que celui de voix.
Tout cela permet d’interroger en passant notre rapport à la parole. On accorde une grande valeur à la parole donnée. En magie, détenir le vrai nom d’une personne ou d’une entité confère sur elles un pouvoir exorbitant, et l’incantation permet de produire sorts et apparitions, et ce n’est pas DOCTOR STRANGE qui me contredira là-dessus, par les Hordes Hurlantes d’Hoggoth, ni Etrigan le DÉMON, qui a recours à une formule magique pour apparaître, tel le premier SHAZAM venu.
Plus trivialement, les citations célèbres sont un fonds de commerce de l’édition, et un aphorisme bien placé, remontant à une source prestigieuse, a vite fait de crédibiliser un discours et de lui donner un cachet de respectabilité. Quand bien même « une citation est la répétition erronée d’une déclaration d’autrui », nous rappelait Ambrose Bierce, se doutant bien qu’un siècle plus tard et plus, des couillons dans mon genre allaient s’emparer de ses sages maximes pour en faire n’importe quoi dans des cadres approximatifs. D’ailleurs, le « plus ce change, plus ce même chose » de ce cher professeur Xavier est exactement ça, une citation latine mais proférée en mauvais français à une époque où il n’avait même pas l’excuse des errements de Google-trad. Les juristes médiévaux qui furent les premiers, à notre connaissance, à l’employer, lèveraient peut-être le sourcil face aux enluminures des dessinateurs œuvrant avec Chris Claremont et ses continuateurs.
Les héros et leurs auteurs n’hésitent jamais à valider leur travail en le mettant sous des patronages de ce genre. Nietzsche, Benjamin Franklin et d’autres squattent les pages de comics. Les paroles des grands hommes, recueillies (et parfois embellies) pour rester, connaissent ce genre d’avatars une fois consignées, y compris dans des pays ayant consacré très tôt dans la loi le droit au silence.
Et si les paroles s’envolent, mais que les écrits restent, il s’agit là encore de mots. Et s’envolent-elles, d’ailleurs ? On détient encore des enregistrements de la voix de Sarah Bernhard, de Lovecraft et bien d’autres personnes qui sinon se seraient tues à jamais, ce qui nous apparaît comme un drame : « On oublie les visages, et on oublie les voix », nous disait Brel, dont la voix nous a justement été conservée. Et des techniciens ont fait la une il y a quelque temps de ça, avec une reconstitution invérifiable de la parlure de Louis XIV.
« Et les super-héros, là-dedans ? » me coupa mon camarade avec un évident manque de savoir vivre, comme si j’étais en train de pérorer en me gorgeant du son de ma propre voix. A-t-on idée, quand même ?
Le son de la voix, tiens… Restons là-dessus un instant. Curieusement, on n’a aucune idée de la voix de Superman ou de Batman, tout au plus voit-on Alfred, par moment, moquer la tonalité agressive de celle de son patron. Clark Kent parle-t-il vraiment avec celle de Pierre Arditi ? Les paroles de nos super-héros sont retranscrites avant tout sur le papier. Toute adaptation cinématographique ou animée n’est qu’un produit dérivé, une interprétation de l’original. Chacun se fait une voix dans sa tête en lisant ses illustrés. Et l’on se souvient de ce fan de TINTIN écrivant une lettre furibarde à Hergé parce que les personnages du film adapté des aventures du célèbre reporter avaient une voix différente de celle dans les albums. Quand lecteur fâché, lui toujours faire ainsi, señor.
Car le lecteur entend des voix dans sa tête tel la première Jeanne la Pucelle venue, ou un élève de l’école Xavier.
Les noms, les phrases emblématiques, les mots magiques, et même les langages particuliers des héros en font partie intégrante, participent de leur mythe, au même titre que leur symbole ou leur masque. Mais ce sont des créatures de papier, des bandes dessinées, un art qui naît de l’interaction entre le texte et l’image.
Et n’oublions pas. Si nos super-héros préférés sont construits sur des caractères iconiques, des costumes et des logos, ils commencent tous par l’écriture d’un scénario.
Les mots, jetés sur le papier, où lâchés par Stan Lee à la cafète de Marvel pour préparer l’épisode du mois, ces mots précèdent la chose, une fois encore.
« Un peu comme une phrase lâchée négligemment entre deux rots génère quelque temps plus tard un défi Nikolavitch ? »
« Un truc >burp< du genre, ouais. »
La BO du jour
Super article, je suis tombé dans la panneau j’ai vraiment cru que ça allait parler d’héraldique super héroïque, mais non, l’importance du verbe…
Je me suis régalé!
La BO: mon enfance, forcément ça me parle…
Je’ pense justement qu’en vrai c’était L’intention du père Bruce, de parler d’iconisation par le logo. Mais fallait que j détourne le bouzin , forcément
Alors moi, je n’ai pas de logo (juste ma jolie peau argentée) Et puis dans l’espace on ne perçoit pas les sons donc les mots. Ces vibrations ne peuvent pas être propagées dans le vide. 😀,
C’est pratique pour éviter d’entendre les conneries que disent certains Terriens. Je m’y exile souvent 😉.
Blague à part , jolie analyse ! Bravo. Le parallèle entre culture historique antique et nos super-héros est pertinent.
La BO: Qui n’a jamais entendu ce tube des années 80…hein… (ou alors il faut avoir vécu à cette époque sur une autre )
Matt l’ignorait probablement, mais mon arrière grand père a fait le Tour’de France y a un siècle
Et avait-il pour sponsor une marque de guidons (il.a été le premier à employer le guidon recourbé)
Splendide !
Et je suis fan du dessin de Mattie, superbe détournement ou hommage à Achille Talon.
Superbe illustration, avec tout l’esprit d’Achille Talon : bravo Matt, j’aime beaucoup.
L’absence de logo de Power Girl : irrésistible bien sûr.
Au commencement était le Verbe… (prologue de l’évangile selon Jean) – Il me semble bien que c’est dans un comics de Jack Kirby que j’ai lu cette phrase pour la première fois.
Chez Platon, le mot a tendance a précéder la chose, le concept son incarnation dans le monde. L’idée s’incarne en mots puis, ensuite seulement, en choses. – Un principe très séduisant jusqu’à ce que mon épouse m’explique qu’elle a plutôt tendance à penser en images avant toute chose, et pas en mots.
Pour Kirby, créateur du personnage, cela renvoyait encore à des choses bibliques, à un pouvoir divin tellement considérable qu’il ne devait jamais s’exprimer en ce monde. – Ah ben justement, le voilà Jack Kirby.
En magie, détenir le vrai nom d’une personne ou d’une entité confère sur elles un pouvoir exorbitant – Un autre dispositif narratif qui m’a beaucoup marqué quand je l’ai rencontré pour la première fois… dans un roman.
Ambrose Bierce : je garde un excellent souvenir de l’ironie et du sens de la formule de son dictionnaire du Diable.
Les citations dans les comics (et dans les romans) : ça m’a toujours épaté la facilité avec laquelle les scénaristes américains savent citer la Bible.
Le son de de la voix : j’avais été frappé par un passage de La condition humaine d’André Malraux, dans lequel il faisait observer que l’individu n’entend pas le son de sa propre voix (avant les smartphones et les vidéos) et pour en avoir fait l’expérience, j’avais été très surpris de découvrir la tonalité de ma voix sur un enregistrement.
Les superhéros commencent tous par l’écriture d’un scénario : il me semble avoir déjà lu plusieurs interviews d’artiste évoquant le fait que certains de leurs personnages commencent par une image, une vision.
C’est pour les amoureux de la langue française Achille Talon. L’humour vient du snobisme du perso et du langage. Moi j’aime bien. A petite dose cela dit.
Un des albums les plus fendard selon moi c’est « la vie secrète du journal Polite » (parodie de Pilote, dans lequel paraissait Achille Talon.)
Beaucoup de gags en rapport avec la publication d’albums, Talon qui est ingérable par le pauvre rédac chef de Polite, etc.
Je m’étais bien marré sur le gag « le télex » ou il essaye de dicter un télégramme à une nana qui ne comprend rien.
C’est pas franchement pour les gosses par contre, Achille Talon. Un peu trop pointu.
Le hors piste était délibéré bien sûr
Et Talon, je suis assez fan
Désolé Niko, je te fais passer pour l’imbécile encore dans le dessin^^
Mais à ma décharge, dans le scénario du défi, c’est toi qui pense aux logos et Bruce qui corrige en embrayant sur Logos ^^
Super comme d’hab. Le tout rendu encore plus rigolo par le dessin de Matt 😀
Etonné de ne pas trouver en exemple les Bene Gesserit de DUNE… 🙂
Tout d’abord félicitations à Matt pour son dessin qui arrache tout ! En même temps étant fan d’Achille Talon il a, pour moi, forcément mis dans le mille en imitant sa prose !
Ensuite, well done Niko, comme d’hab ! Et, en effet, pour le coup le Logo de Power Girl me laisse… sans voix ^^
Par contre petite question : j’ai récemment essayé de retrouver la fameuse citation en Français écorché par Xavier, mais je ne sais plus dans quel numéro elle se trouvait ! Je pense que c’était dans les années 90 (pile poil la période où j’ai tout revendu) mais impossible de vérifier.
Une idée ?
Plusieurs fois sous Claremont, notamment à la fin du run, mais je sais plus où exactement
J’en ai trouvé un dans X-Men 1 (1991 par Claremont et Jim Lee)
Lorsque Xavier dialogue avec Jean au début de la séance d’entraînement.
Et aussi Uncanny X-men 200,le procès de Magnéto, Gabrielle Haller discute avec Xavier pendant le procès après avoir été interpellée par une personne du public comme traîtresse à l’humanité.
L’intro est moins délirante que certaines fois mais le sujet me parle beaucoup. Le passage biblique m’a effectivement fait penser à la citation de l’évangile selon Saint Jean que cite Présence dans son commentaire.
Tu as casé une référence à Born Again et une autre sur Preacher : tu caresses le Bruce dans le sens du poil !
Je me souviens d’un vilain anecdotique de Marvel Two in One nommé The Word/Le Verbe, lu dans un Spécial Strange. Le gus pouvait booster sa fille et commander les foules par le simple pouvoir des mots.
Whouaaahhh !!! Quelle mémoire. La preuve :
https://marvel.fandom.com/wiki/Marvel_Two-In-One_Vol_1_89
https://marvel.fandom.com/wiki/Jack_Wordman_(Earth-616)
Bien aimé ton article même si j’ai du revenir plusieurs fois à son titre….
Je reste frustré à la fin. Le dernier paragraphe esquisse à peine un sujet passionnant : mais oui quel ton, quel son, quel timbre de voix ont nos personnages de papier. Cela remet mes convictions en doute jusqu’à me dire que là dedans il y a clairement l’influence des écrans qui rentre en jeu. Qui peut désormais penser un seul instant qu’une chauve sourie possède une voie aigu, forcément incompatible avec le désormais hit des karaoké « I’m Batman » (j’ai mis le ton vous avez bien tous entendu j’espère).
Donc j’exige la suite de l’article, avec des échantillons de voix à la clé (de sol).
Comment je me suis fait avoir. Entre le dessin de Mattie et les logos, je ne pensais pas que l’article allait dévier sur la langue et les mots. Mais c’est pas plus mal tellement c’est passionnant. Mais également bien trop large pour un article de ce blog non, c’est un sujet quasiment infini ?
En tout cas j’apprends encore plein de choses et tu nous fait bien réfléchir, Niko, c’est toujours super de te lire, et en plus je me suis bien marré.
J’ajouterai que souvent, on imagine le physique des gens de radio par leurs voix et que la plupart du temps, il ne correspond pas du tout. De même, il est vrai qu’une parole blessante reste bien gravé en mémoire, bien plus que les écrits (c’est mon prof d’histoire géo de Terminale qui nous avait dit ça, j’avais trouvé ça tellement pertinent et différent de tout ce que les adultes nous assénaient à longueur de temps). En fait tu pourrais en faire encore plein des articles sur ce sujet, rien que sur la religion, je n’y avais pas pensé, c’est évident pourtant. Quant aux aphorismes, Céline et Michel Audiard s’y connaissent bien aussi.
La BO : contre toute attente, j’ai toujours aimé ce titre.
Malgré sa réputation, on peut aussi évoquer les superlatifs qu’utilise Stan Lee dans les crédits des comics Marvel pour présenter les autres créateurs (artiste, encreur, lettreur), les mettant au même niveau que les personnages de papier.
Je n’ai pas lu beaucoup de Talon mais je trouve ça à la fois brillant et fastidieux à lire, comme tu le dis Matt : pointu et pas du tout jeunesse.