Captain Jack : une aventure de Tex Par Tito Faraci et Enrique Breccia
SPECIAL GUEST : Frank Guigue.
VF : Black and white (600 exemplaires)
Troisième tome des aventures de Tex aux éditions Black and White, en édition luxe cartonnée noir et blanc, ce volume spécial de 240 pages a été réalisé par un duo de choc, le scénariste italien Tito Lucas Faraci – surtout connu en France pour des épisodes du personnage Diabolik ou des séries de l’éditeur Bonelli, et un Spider-Man – et le non moins fameux Enrique Breccia, résidant italien depuis 2011, qui délivre là l’une de ses œuvres les plus notables. Le propos étant lui aussi remarquable.
Il serait un peu long de se lancer dans un historique de la série italienne Tex, des éditions Bonelli : véritable trésor national et symbole culturel transalpin des fumetti, aux côté de Dylan Dog et Diabolik, mais néanmoins tenterons-nous de résumer la chose.
La série Western petit format Tex Willer créée par Giovanni Luigi Bonelli (scénario) et Aurélie Galleppini (dessins) en 1948 en Italie a été traduite en France de manière assez suivie bien qu’incomplète depuis ses origines, d’abord dans les formats à l’italienne Texas Boy (éditions Sage), puis dans divers autres, (format « gare »), en grande partie chez les éditions Lug, au sein de son propre titre Tex, puis dans Plutos, Rodeo, Rodéo Tex, Spécial Rodeo et Yuma, puis chez les éditions Semic et Clair de lune dans les années 2000, et, suite à la démise de ces dernières en 2014, de façon succincte et choisie par les éditions Mosquito (albums cartonnés noir et blancs de certaines équipes d’auteurs), Fordis (albums couleur), et Black and White (albums spéciaux noir et blancs). Il s’agit d’une des séries Western les plus longues jamais réalisée en bande dessinée, et le point d’entrée pour beaucoup d’anciens lecteurs vers le Western, avec certains films. On se reportera utilement en fin d’article à l’incontournable encyclopédie de Gerard Tomassian détaillant cette bibliographie de Tex. (1)
Si cette histoire-là vaut particulièrement le détour, c’est pour plusieurs bonnes raisons : tout d’abord, il s’agit d’un travail éditorial de premier ordre. Belle présentation cartonnée contenant, en plus du récit en très belle définition sur un papier épais, dix pages d’illustration couleur (superbe double page de Tex à la gouache) et noir et blanc inédites d’Enrique Breccia, autour d’une interview très intéressante réalisée par Gianmaria Contro, plus trois pages présentant le contexte historique ; on y reviendra plus loin.
Deuxièmement, la présence du dessinateur Enrique Breccia, pas si courant que cela dans nos librairies, en tous cas depuis la fin de la série les Sentinelles, créée avec Xavier Dorison, stoppée au bout du quatrième tome en 2014, et quand bien même les éditions Ilatina éditent certaines œuvres inédites du dessinateur depuis 2020. On se délecte du talent incroyable de ce dessinateur, dont la maîtrise à la fois de la couleur et du noir et blanc impose le respect. Il s’agit ici précisément d’un sans faute graphique et d’un embarquement pour l’émerveillement du début à la fin.
Rappel historique : La guerre Modoc a officiellement commencé le 29 novembre 1872 en raison d’un malentendu entre les Indiens Modoc dont le territoire était situé sur la frontière des états d’Oregon et de Californie, et les États-Unis. Les colons, ayant commencé à traverser le territoire Modoc dès 1843, ont déclenché des conflits qui ont finalement conduit à la guerre. En 1864, les Modocs signèrent un traité avec les États-Unis en vertu duquel les Modocs devaient recevoir des biens et une protection une fois qu’ils auraient déménagé dans la réserve de Klamath dans l’Oregon. Alors que les responsables de l’agence ignoraient les demandes Modoc, environ deux cent d’entre eux fuirent la réserve sous la direction de Kintpuash (capitaine Jack). Le 29 novembre, après divers allers retours et traités floués, la guerre débuta avec la bataille de Lost River. La cavalerie américaine, commandée par le capitaine James Jackson, ouvrit le feu sur le camp de Kintpuash, forçant les Modocs à se séparer et à fuir vers le lieu dit les lits de lave en Californie du Nord, où ils tinrent résistance du mieux qu’ils purent, et cela intégrant de fortes dissensions entre eux.
Pendant ce temps dans les lis de lave… Si la première partie du récit Captain Jack installe le contexte et le décors de cet épisode peu glorieux, contenant d’ailleurs un passage en Flashback remarquable relatant l’épisode ancien au cours duquel John Foster, un ami de Tex, l’a sauvé d’une charge de bisons – huit pages toutes de blanc et de hachures vêtues proposant une autre touche graphique délicieuse du dessinateur – c’est seulement à la page 134, tandis que la tribu Modoc est réfugiée dans les grottes de lave, que la tension va atteindre son comble. Après un bombardement en règle, au canon, de l’armée américaine, afin de « préparer le terrain », quelques soldats vont s’enfoncer dans les dédales de cet univers sec et silencieux, la peur au ventre.
L’ambiance est lourde, l’aube est grise, brumeuse, comme les hachures qu’Enrique Breccia applique sur les pages blanches épaisses de cette édition de luxe. Les rochers de ces Lavabeds, ces amas difformes de lave minérale, vestiges d’une ancienne éruption dans cette partie de la Californie, sont fendus de lignes blanches pour mieux signifier leur origine volcanique. L’auteur, grâce à un talent maîtrisé, suggère à merveille les éléments naturels et nous embarque dans une ambiance fantastique, propice au drame qui se joue entre Modocs acculés et soldats apeurés, aux ordres, perdus dans ce dédale de reliefs sinistres.
Là, jouant mortellement à cache cache, les hommes vont mourir, sans se voir au départ, seulement accompagnés des claquements des coups de feu de carabines ou de pistolet, alors que là haut, un rapace survole la mêlée, semblant compter les points. Au départ, les ombres inquiétantes sont celles des guerriers indiens, d’une tribu divisée attendant patiemment les soldats dans un repaire plus ou moins sûr, afin de les exécuter un par un. Et puis Tex Willer, le ranger au grand coeur, mais fine gâchette, accompagné de son ami Kit Carson, va, en se lançant à corps perdu dans le présupposé piège, renverser quelque peu l’issu du conflit, faisant douter les redoutables Modocs.
Les ennemis et la peur vont alors quelque peu changer de camp, car Hooker Jim, un guerrier particulièrement violent, recherché justement par Tex, conteste avec vice le pouvoir de Captain Jack. Il sera d’ailleurs l’instrument de sa perte. Précision du trait, fluidité de l’encrage, effets dosés, mise en page souple et dynamique à la fois, tension palpable des protagonistes, qualité des expressions de visages, et aussi calage remarquable des dialogues et des onomatopées dans le cadre scénaristique : un travail d’orfèvre, assez rare. Tout participe à impliquer le lecteur, dans un épisode à peine romancé, que l’on jurerait vivre d’ailleurs en direct. Les auteurs rejouent en différé un drame historique, assez peu connu ici, en lui insufflant un ton épique tout en respectant les protagonistes des deux bords, dans ce qu’ils possèdent de plus humain.
Le texte d’introduction de Lucas Barbieri resitue justement le contexte de cette guerre indienne, qu’aucun autre ouvrage ne dépeint malheureusement dans notre langue, ce qui donne un troisième atout indéniable, et pas un des moindre, à cet album. Étonnant lorsque l’on suit d’un peu de près le sujet Western en bande dessinée ou dans d’autres supports. Cela dit, réalisant le nombre de conflits importants ayant parsemé l’histoire de la conquête de l’Amérique, cela peut se comprendre. Pourtant, il existe deux ou trois écrits ayant pu fournir matière à inspiration, mais ce ne sera pas « Life Amongs the Modocs » par Joaquim Miller, publié en 1873, qui, s’il a été écrit par un blanc effectivement marié à une indienne à l’époque, n’a pas tant partagé que cela celle des tribus de cette région ; ni le film « L’Aigle solitaire » de Delmer Daves, (Drum Beat, 1954) avec Charles Bronson, qui, bien que se servant de cet épisode historique, s’est laissé allé à de bien belles digressions ou libertés de ton.
Pour celles et ceux intéressés par le sujet, on se reportera donc plutôt, en sus de cet excellent roman graphique, aux documentaires cités ci-dessous, dont cet unique récit écrit par un indien : The Indian History of the Modoc War, par Jefferson « Charka » Riddle, Modoc lui-même, fils de Winema, ayant vécu cette bataille.
Quelques images ICI
(1) Lien vers l’Encyclopédie de Gerard Tomassian sur les petits formats liés à Tex
Merci pour cette présentation. J’ai beaucoup aimé TEX dans les publications LUG trouvées dans les brocantes, et les tomes publiés par Clair de Lune. Mais je dois avouer que pour mon regard d’ado/jeune adulte, cela se perdait parmi les 30 000 revues Western publiées par LUG et Mon journal (La route de L’Ouest, Rodéo)…
Les planches proposées sont splendides et je trouve les points de vues non états-uniens sur la Conquête de l’Ouest toujours plus intéressants que ceux proposés par les auteurs américains. C’est parti sur ma liste de Noël ^^
Vendu😉👍.
Cette BD a tout pour me plaire. Les dessins ont du caractère et le noir et blanc est maîtrisé. Je n’ai rien de Enrique Breccia dans ma bédétheque, ce sera l’occasion. Je remarque que l’artiste a presque autant de talent que son père 😯.
Et c’est un grand compliment car son père est tout simplement l’un des plus grand maître du noir et blanc . Je conseille son MORT CINDER pour ceux qui ne connaissent pas. C’est un chef d’œuvre du genre.
Manifestement les chiens ne font pas des chats😀😀😀.
De plus cette histoire, avec ses personnages crédibles et cette intrigue revenant sur un fait historique, a l’avantage de s’ancrer dans la réalité.
Contrairement à ce que peut nous proposer le genre super-héroïque et ses personnages bariolés.
Pour l’anecdote, je dois avoir une BD de TEX dans les méandres de mon immense collection. Il s’agit d’un beau recueil en couleurs grand format. Mais il est en….ITALIEN 😀😀😀. Langue que je ne maîtrise pas du tout. J’avais acheté cette BD simplement pour la qualité les dessins 👍.
Très intéressant. Je ne connaissais Tex qu’au travers des publicités qu’on pouvait trouver dans les magazines Lug. Tout mon argent de poche allant dans les superhéros, je n’ai jamais testé un album de Tex à l’époque. C’est donc un grand plaisir de pouvoir en apprendre plus grâce à cet article.
1ère découverte : je n’aurais jamais imaginé que les scénarios développent des faits historiques avec une telle exactitude. Je pense que le format A5 de Lug (ou peut-être plus petit) a induit une connotation de BD jetable dans mon esprit et que je n’ai jamais cherché plus loin.
2ème découverte : le talent d’Enrique Breccia est impressionnant. Je n’avais lu que quelques épisodes de Swamp Thing qu’il avait illustrés et j’étais loin d’imaginer qu’il soit aussi bon en western.
Merci à tous les trois, JB, Surfer et Présence pour vos sympathiques commentaires. On partage les mêmes impressions. Le western a quelque peu souffert il est évident d’un trop plein de petites publications bon marché…un peu comme les comics serais-je tenté de dire, au début des années 70, mais encore d’avantage. (J’ai pour ma part été séduit sans plus par ces petits formats Lug à l’époque). Cette présentation limitée et luxueuse est d’autant plus incontournable. Concernant Enrique Breccia, il a su vivre au delà de l’oeuvre de son père, et s’en extraire avec brio, et vous seriez surpris de voir à quel point il mérite d’être mieux connu et traduit. Je croise les doigts pour que l’année à venir apporte certains éléments à ce sujet…
Encore un truc que je note pour mémoire. Merci Frank.
Comme beaucoup de gamins de ma génération j’adore le western et j’ai une profonde admiration pour le noir et blanc.
Donc j’avoue que ça me fait très envie.
Là encore, comme pas mal de gamins je connais TEX sans connaitre à force de le voir en pub ou en poche … Pourquoi ne jamais avoir franchi le pas?
un vulgaire préjugé sans doute ..
Merci pour ma culture. Je crois que, jusqu’ici, je n’avais vu du TEX que sur le blog de Phil Cordier. Sur les planches montrées, il y a un style solide et une superbe maîtrise du noir et blanc. Les poses, les détails, les textures, ça en jette.
Néanmoins, le sujet ne m’intéresse pas suffisamment pour me faire franchir le pas. TEX, de ma fenêtre, semble un personnage assez « lisse », du style « sans peur et sans reproche » et ce n’est pas forcément ce que je recherche en ce moment…
Merci Eddy et JP.
JP ; effectivement, Tex est un ranger qui pourrait passer pour un peu lisse, mais qui donne toute la saveur de ses contradictions, entre autre dans ce récit. En effet, il est humble et n’est pas franchement le personnage principal de ce récit, plutôt raconté du point de vue des indiens. et justement le scénariste (et la réalité ?) ont fait attention à rendre la complexité des relations entre le chef indien, Tex – tous deux se respectant mutuellement- et les pairs de ces deux protagonistes, qui ont des choses à se reprocher des deux côtés. Tout n’est que question de duplicité, de méconnaissance, de préjugés, de vengeance… et de pouvoir. La trahison étant l’ultime cerise empoisonnée. Personne ne sort grandit de cette histoire, à part peut-être justement Captain Jack.. et encore… car lui a failli dans son rôle et meurt pendu. Quant à Tex, il ne peut empêcher cette fin, alors qu’il avait une lueur d’espoir. … Tout cela le rendant amer et tout à fait conscient (impuissant) face à la gestion des politiques « indiennes ». Pas si lisse finalement.
Argh… Tu es commercial ? 🙂
Bravo pour ce complément d’information, il me donne à réfléchir…
Un peu comme Présence, le petit format en NB de toutes ces BDs des 70’s n’était pas engageant pour un enfant à l’époque. Mon grand-frère avait tout plein de Zembla et de Akim, et peut-être bien des TEX aussi, mais je les reposais vite dès que je les feuilletais. Je n’avais pas la maturité requise pour les apprécier. C’est en découvrant ses Strange et ses Titans (plus grands, et en couleur, avec les magnifiques couvertures signées Frisano) que j’ai plongé.
Le hasard veut que j’ai regardé tout récemment un autre film de Delmer Daves (LA FLECHE BRISEE), dont le pitch ressemble assez à celui de cette BD. On avait quand même là l’un des réalisateurs les plus proches du peuple indien, et un précurseur dans ce domaine avec John Ford (bien avant Arthur Penn et encore plus avant Kevin Costner), qui tenait à réhabiliter leur place dans le western hollywoodien. De ce que j’ai appris, Daves avait vécu un temps au coeur des nations indiennes car il tenait à mieux les connaitre. LA FLECHE BRISEE est l’un des premiers grands westerns pro-indiens (dont certaines scènes seront reprises à la lettre dans DANSE AVEC LES LOUPS).
Merci d’amener le cinéma dans ces commentaires Tornado. Je suis un grand amateur de Western aussi. Et la flèche brisée est bien sûr un incontournable. 😉 C’est pourquoi cet album, dont la présentation est effectivement un élément plus qu’important, m’a autant ému. Mais il faut voir les planches de ouf, magnifiées par le papier épais et le grand format. Ceux intéressés devront en tous cas faire fissa.
Et je précise, si cela devait être utile, que non seulement je ne suis pas commercial, mais que j’ai bien acheté cet album. (Chez Comicszone si vous voulez tout savoir ; Merci Kader.).
J’ai dû lire quelques Tex dans ma jeunesse, dans les publications de petit format, mais je n’en ai aucun souvenir. Je ne savais rien de cette série incroyablement longue ni même de tous les dessinateurs ayant donné vie au personnage (Toppi ? incroyable). Je ne connais Breccia que de nom et je n’ai jamais vu cette bd qui a l’air en effet très belle. Les scans sont assez époustouflants.
Je ne suis pas certain de me lancer dans l’aventure mais merci beaucoup pour cette présentation bienvenue. Beau boulot Frank !
Merci Jyrille. C’est apprécié.
Moi non plus je n’étais pas trop amateur de ces series (très) petit format étant enfant. J’étais davantage Rahan et Strange spécial origine 🙂
Mais le western par contre, et le bon dessin noir et blanc m’a toujours passionné. C’est pourquoi ce genre d’album mettant en avant le travail graphique se pose là. Et ce scénario…
Édition limitée, mais très abordable.
Quant à Enrique Breccia…on a sans doute pas fini d’en entendre parler 😉