Nick Carter et André Breton – Une enquête surréaliste, de David B.
Un article de PRESENCEVF : Noctambule / Soleil Productions
Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2019. Elle a été réalisée par David B. pour le scénario le dessin, l’encrage et les nuances de gris. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc, contenant 50 planches. Elle se présente en format à l’italienne. Elle commence par une préface de l’auteur, évoquant le roman feuilleton ayant pour héros Nick Carter, le grand détective américain, créé en 1886 par l’écrivain John Russell Coryell (1851-1924), et son ennemi récurrent le docteur Quartz, ainsi que son adoption par certains artistes surréalistes.
Son nom est Nick Carter, il est détective. Il a combattu les pires criminels du monde : le docteur Quartz, les Poignardeurs, l’Écorchée, le Tigre à face humaine, le Grand Nain, les Rampants, le Dévoreur, la Bande des Treize, le Cercueil, le général de la Nuit… Il est très ami avec certains peintres et poètes du groupe surréaliste. Carter est engagé en 1931 par André Breton qui traverse une mauvaise période. Il avait des problèmes d’argent, sa compagne l’avait quitté, il était rejeté par le parti communiste, le groupe surréaliste avait explosé. Breton pensait qu’on lui avait dérobé quelque chose sans pouvoir le nommer précisément. Il lui a parlé de la beauté, de convulsions, d’or… et Carter est reparti avec un dossier plein de mystères. Il a commencé son enquête en allant interroger le poète Robert Desnos. Lors de la rupture avec Breton, il avait été un des plus violents. Breton avait reçu des lettres et des coups de fil anonymes, des couronnes mortuaires et des cercueils. Carter s’est glissé dans les petites rues des Halles où Desnos habitait.
Lorsque Nick Carter est arrivé chez Desnos, ce dernier était en train de dormir. Il était un grand rêveur. C’était la première fois que Carter interrogeait un homme qui dormait ; heureusement, il était de ceux qui révélaient plus de choses en dormant qu’éveillés. Selon lui, personne n’avait rien volé à Breton, il avait lui-même dressé ses amis contre lui. Le surréalisme était mort et pourrissait avec son créateur. Carter savait qu’il n’en tirerait rien de plus et il est sorti. Des rêves sillonnaient la nuit des Halles et le traversaient. Il avait l’impression d’être suivi. Il voulait continuer son enquête en interrogeant Nadja, l’ancienne maîtresse de Breton, c’était une femme entretenue, et elle avait trempé dans une affaire de drogue. Le hic, c’était qu’après sa séparation d’avec André Breton, elle avait sombré dans la folie et avait été internée dans une maison de fou à Bailleul, dans le nord de la France.
Objet bédéique non identifié ? La couverture annonce déjà la couleur (même si la BD est en noir & blanc) : André Breton (1896-1966), poète et écrivain français, le principal animateur et le principal théoricien du mouvement artistique appelé Surréalisme. Un créateur prônant l’utilisation de toutes les forces psychiques de l’être humain libérées du carcan de la raison. Pas facile de se montrer à la hauteur d’un tel programme en bande dessinée, presque cent ans après la création du mouvement. Certes, David B. (de son vrai nom Pierre-François Beauchard) n’est pas le premier venu, auteur entre autres de L’ASCENSION DU HAUT MAL (1996-2003), avec une carrière de plus de 50 bandes dessinées. Il est vraisemblable que le lecteur ne s’intéresse a priori à cette bande dessinée que s’il a déjà un goût pour le surréalisme ou pour l’auteur, ce dernier servant alors de passeur vers un courant artistique par le biais d’une bande dessinée.
La forme est assez particulière puisque l’ouvrage se distingue des autres du fait qu’il soit en format à l’italienne, plutôt qu’en format paysage, et que chaque page est construite sur la base d’une case unique. Chacune des planches se présente de la même manière : un dessin en pleine page, le numéro inscrit dedans à un endroit variable, un titre courant sur la forme d’une bannière, ou de plusieurs étiquettes (seule la planche numérotée 8 ne dispose pas de titre), un texte de deux ou trois lignes en dessous de la case. Il ne fait nul doute qu’il s’agit bien d’une bande dessinée car il y a une histoire qui est racontée tout du long dans un ordre chronologique, avec un personnage central (Nick Carter) et un personnage auquel il est fait référence à presque toutes les pages (André Breton). Le lecteur s’immerge dans une narration séquentielle mariant textes et images…
… Mais il peut vite avoir l’impression qu’il lui suffit de lire les bandeaux de texte apposés en bas de chaque page pour suivre l’intrigue. L’auteur a choisi un fil conducteur simple et accessible : une enquête pour retrouver ce qui a été volé à André Breton, le client de Nick Carter. De fil en aiguille, le détective se retrouve à côtoyer des membres de la pègre, à servir de garde du corps à son client, à se défendre contre les attaques du docteur Quartz et même de certains surréalistes, à suivre son client dans ses pérégrinations. Au fil des pages, le lecteur lit le nom d’un nombre impressionnant d’artistes de ce mouvement : Robert Desnos, Paul Éluard, Salvador Dalí, Louis Aragon, René Magritte, René Crevel, Toyen (Marie Čermínová), Vítězslav Nezval, Frida Kahlo, Max Ernst, Man Ray, Yves Tanguy et quelques autres. Ces rencontres ou ces évocations constituent autant d’hommage au mouvement surréalistes et aux créateurs qui l’ont composé, qui en ont fait partie. Le déroulement chronologique du récit sert aussi à apporter des éléments biographiques choisis sur la vie d’André Breton, retraçant ainsi sa vie, mais pas sous l’angle de ses œuvres, sous l’angle de ses relations avec les autres surréalistes, et de ses voyages. L’intrigue surprend le lecteur parce que les rebondissements entremêlent des crimes (trafic de drogues, meurtres, enlèvement par exemple), et quelques éléments surnaturels. Parmi ces derniers : des individus se donnant des noms étranges reflétant une caractéristique physique ou comportementale, des rêveurs et leurs rêves, un revolver à cheveux blancs, un rite magique, la méthode d’Hervey de Saint Denis (1822-1892) pour diriger les rêves…
Du coup, le lecteur voit bien qu’il a tendance à lire les bandeaux de texte en premier et à se dire que ça lui suffit pour comprendre et suivre l’intrigue. Sauf que comme les bandeaux sont placés en bas de chaque page, il voit quand même en passant l’image… Sauf que ces images sont très chargées en traits, en aplats de noir, en personnages, en accessoires, et qu’il ne peut pas en saisir la composition globale en un seul coup d’œil. En outre, il a acheté une bande dessinée et il compte bien bénéficier de dessins, donc forcément, il les regarde. Il se prend aussi au jeu très immédiat de repérer le numéro de chapitre (parfois bien assimilé dans la composition globale de la page), ainsi que de prendre connaissance du titre de cette page en essayant de voir en quoi il se rattache au bandeau de texte. Il est sensible à cette dimension ludique dès la première page, parce qu’il lui faut comprendre comment fonctionne cette bande dessinée, quel est le rapport entre le texte et le dessin, ce que chacun raconte. Dès la première illustration, le surréalisme règne en maître : Nick Carter a six bras chacun tenant une arme de poing, la dizaine d’ennemis représentés ont tous une difformité plus ou moins possible dans le monde réel. Cela place l’image dans le registre de l’imaginaire, de la représentation fantasmée, d’une représentation mentale projetant dans le monde réel des qualités supposées, projetant les attributs du nom ronflant de chaque ennemi sur son physique.
En fonction de sa sensibilité, le lecteur fait un blocage sur ce mode narratif un peu éclaté, ou bien il apprécie cette dimension ludique, et il devient participatif. En fonction des pages, il regarde d’abord l’illustration, ou il parcourt le bandeau de texte en premier. Il cherche le numéro de page / chapitre, ou bien le titre, ou au contraire, il n’y prête aucune attention. Il prend le temps de regarder chaque image et il apprécie l’inventivité de David B., sa manière d’inviter des objets et des accessoires saugrenus, sa capacité à rapprocher des éléments hétéroclites pour créer une association poétique, sa faculté à illustrer la situation avec des visuels premier degré, ou au contraire métaphoriques. Le lecteur peut s’amuser à relever ce qui l’étonne le plus : des bras armés d’un pistolet, sortant d’une enveloppe, des volutes de fumée pourrissante, la pioche des creuseurs, un individu à six bras 2 courts et 4 longs, un revolver à cheveux blancs, des masques africains, des seins géants à la fenêtre, des spectres intangibles, un tiroir pubien, Frida Kahlo chevauchant le squelette d’un cheval dans la cage thoracique duquel un homme est prisonnier, une armée de robots, etc. Il remarque que certains objets reviennent comme des leitmotivs, à commencer par les couteaux tranchants. Les images combinent des formes oniriques et psychanalytiques avec les situations réelles et concrètes, pour une représentation de la pensée, entre naïveté et associations inconscientes, générées autant par les mots du langage que par les images similaires.
David B. rend hommage au surréalisme au travers de la biographie choisie de son penseur André Breton, avec des images surréalistes. Il a conçu une forme bédéique originale qui pourra déconcerter certains, mais qui fonctionne bien suivant le principe du surréalisme, des automatismes psychiques, développant une trame solide.
Ça a l’air carrément chouette !
Au départ je ne suis fan, ni d’André Breton, personnage antipathique au possible (le bonhomme s’est quand même disputé avec la quasi-totalité des membres de son mouvement dès qu’ils déviaient d’un yota par rapport à sa doctrine), ni du surréalisme dont je me suis lassé assez vite (via mes études). Et ni du format à l’italienne…
Mais ta démonstration est tellement dense et efficace que j’ai réussi à entrevoir tout le concept de la BD et effectivement le rapport fond/forme a l’air extrêmement convaincant ! Inventif, conceptuel, référentiel, plein d’humour et de poésie… What else ?
Mince ! J’ai encore raté l’occasion de caser fond / forme. 😀
Je dois avouer que je ne connais pas grand chose aux surréalistes, et à André Breton rien du tout. Du coup, s’est ajouté au plaisir de la bande dessinée et de son format ludique, la découverte (très en surface, j’en ais conscience) d’un pan de la culture qui m’est étranger.
Je n’aurais jamais eu la curiosité de lire cet ouvrage s’il ne m’avait pas été prêté par Bruce. Merci Bruce.
ça a l’air assez amusant comme concept!
une fois l’aspect inhabituel passé, l’invitation à connaitre un mouvement artistique à travers finalement son dernier avatar qu’est la BD est curieux
J’avoue être tenté…
Oui, c’est vraiment le sentiment qui a prédominé à ma lecture : c’est amusant. Ma curiosité à fait le reste.
La présentation de ta BD me rappelle 2 choses 😉
1) Je commence à avoir un certain nombre de BDs en format à l’italienne, elles ne rentrent pas dans mes étagères peu profondes. Il faut absolument que je trouve un truc pour les ranger proprement.
2) Il faut absolument que je lise L’ASCENSION DU HAUT MAL.
Concernant la BD présentée, je ne connaissais pas du tout ce personnage de fiction…ce Nick Carter !
Du coup, j’ai voulu en savoir plus. Grand bien m’en a pris car j’ai découvert que c’est un personnage important de la culture populaire. Par exemple, sa némésis le Docteur Jack Quartz est l’un des 1er génie du mal de la littérature ! Il précède le professeur Moriarty !
Je suis toujours très preneur de BDs qui font référence à la littérature classique. LA LIGUE DES GENTLEMEN EXTRAORDINAIRES de Moore est un bouquin que j’adore 👍
L’hommage au surréalisme au travers de la bio d’André Breton est facile…mais indubitablement pertinent.
Par contre de ce que j’ai vu des planches, il va falloir que je m’accroche sérieusement pour savoir où il veut nous emmener 😒.
Sur la seconde, par exemple, je ne suis pas sûr de pouvoir mettre tous les mots dans l’ordre !
J’ai, quand même, réussi à trouver le titre: « Les rêves crucifiés » et le numéro de la page. C’est déjà ça 😀😀😀.
Au passage, quelle intérêt de vouloir dissimuler le numéro de page sur chaque planche !? Quelle importance pour le déroulement de l’histoire puisque l’on tourne les pages dans l’ordre !?
Peut-être veut-il nous forcer à chercher et donc nous attarder et nous perdre dans ses illustrations …pour un voyage immersif dans son graphisme surréaliste.
Va savoir…
En tout cas merci pour cette présentation. Ma curiosité m’oblige à jeter un œil plus attentif à cette BD atypique.
Merci pour les explications, c’est vrai que je ne connaissais pas Nick Carter et ses vilains non plus.
De rien Jyrille, avec plaisir. 😉
La lecture de l’Ascension du Haut Ma manque également à ma culture.
Je ne connaissais pas Nick carter non plus, ni Jack Quartz.
Je suis un fan de la Ligue des Gentlemen extraordinaires et Bruce dispose de mon commentaire de La Tempête dans ses stocks.
Quel intérêt de vouloir dissimuler le numéro de page sur chaque planche ? Personnellement, j’y ai vu un aspect ludique qui vient en réponse aux autres éléments ludiques. Je n’ai pas chercher plus loin.
Merci Présence pour faire entrer David B. au sein du blog. J’ai un peu honte de ne pas l’avoir fait avant. J’ai beaucoup de bds de David B., seul ou en collaboration, sans toutes les posséder. C’est un auteur que j’aime particulièrement mais qui demande toujours un effort de concentration et de lâcher prise tant son approche graphique et narrative sont particulières. Sa grande oeuvre restera L’ASCENSION DU HAT MAL, une des premières bds que j’ai achetées après m’être remis à la bande dessinée. J’ai la version en 6 tomes de chew l’Association.
Mais j’ai dans les tiroirs un début de chronique pour le Donjon que Bruce m’a envoyé, je vais comme la dernière fois en chroniquer deux d’un coup car David B. a enfin fait un Donjon (dans la série Monsters) l’an passé et c’est une franche réussite.
En as-tu lu d’autres Présence ?
J’aime beaucoup David B. mais cela fait un certain moment que je ne l’ai pas suivi, sans doute un peu par lassitude mais également pour pouvoir me concentrer sur d’autres auteurs (notamment en comics). Alors que j’ai pratiquement tous les Blutch…
Je n’ai aucun mérite : c’est Bruce qui m’a mis cette BD dans les mains en disant Tu vas aimer. Puis ensuite, il m’a demandé quand est-ce que je lui envoyais l’article. 😀
C’est le seul David B. que j’ai lu, le premier en fait.
Huhuhu 🙂
Ca ne dit pas si Bruce a aimé (j’ai mon idée). Serais-tu prêt à en relire ?
Pourquoi pas ?
Cet album est tellement atypique que ça ne m’a pas donné d’indication sur l’écriture de cet auteur.
Je conseille quand même de lire surtout L’ASCENSION DU HAUT MAL. Une intégrale est sortie il y a quelques années je crois.
Je te laisse vérifier le reste, ceux que je cite sont souvent dessinés par un autre 😉
Ma collec de David B, outre L’ASCENSION et le Donjon :
– La bombe familiale
– Le cerceuil de course
– les deux tomes des Chercheurs de trésor
– les deux tomes de Hiram Lowatt & Placido
– les deux tomes de Terre de feu
– Urani (la ville des mauvais rêves)
et encore une je crois mais je ne la retrouve pas là…
Merci pour cette visite guidée.
Merci pour ce défi (une idée d’une nouvelle rubrique ?) Chroniquer cette BD hermétique et démesurément conceptuelle pour moi.
Tu as bien formulé le camp de ceux laissés sur le carreau et j’en fais partie.
Il est donc salutaire d’avoir des lecteurs plus volontaires que moi pour introduire David B sur le blog. C’est la raison d’être des contributeurs ici.
J’avais lu NADJA il y a 5 ans. Épouvantable.
Humainement Breton était aussi imbuvable que Roger Waters.
Merci pour ce prêt gracieux qui a élargi mon horizon de lecture, et remis en cause mon idée de ce que peut être une bande dessinée.
Merci. Une présentation qui une nouvelle fois met bien en avant les caractéristiques de l’œuvre.
Mais non merci.
Ça ne m’attire pas du tout. Je suis sans doute trop paresseux pour aller vers ce genre de lecture.
Relektor strikes back :coquille sur une des légendes, c’est aréopage pas aréopage.(cette BD mérite qu’on fasse un arrêt aux pages pour comprendre)
Encore bravo pour l’imagination JP !
Aréopage : je crois qu’il doit y avoir deux synapses mal connectées dans mon cerveau car je choisis à chaque fois la forme erronée de ce mot.
Jamais lu André Breton mais je me doutais bien que tu n’avais pas apprécié ce David B. plus que ça… Cela dit je ne pense pas me le procurer, même si je serai capable de le trouver super, je n’ai pas besoin ni envie de ça en ce moment.