Batman: Three Jokers par Geoff Johns & Jason Fabok
Un article de PRESENCE1ère publication le 23/02/21- MAJ le 03/10/21
VO : DC Comics
VF : Urban Comics
Ce tome contient une histoire complète qui est plus savoureuse si le lecteur connaît déjà le personnage de Joker. Il regroupe les 3 épisodes initialement parus en 2020, écrits par Geoff Johns, dessinés et encrés par Jason Fabok, avec une mise en couleurs réalisée par Brad Anderson. En fin de tome se trouvent les 4 dessins en pleine page réalisés par Fabok pour servir de pages promotionnelles.
Batman arrête la batmobile en catastrophe, renversant la stèle de la tombe de ses parents à quelques distances du manoir Wayne. Il parvient à la Batcave tant bien que mal, et il est immédiatement pris en charge par Alfred Pennyworth. Celui-ci l’aide à enlever son costume, en le découpant quand nécessaire, car certaines blessures saignent encore. Alfred commence à la recoudre en voyant toutes les cicatrices sur son corps. Bruce explique que cette fois-ci c’était un coup de parapluie. En voyant chaque cicatrice, Alfred se souvient des autres armes : le dos brisé par Bane, le sceptre chauffé à Blanc de Riddler, les griffes de Catwoman, les mâchoires de Killer Croc, la fourche de Scarecrow, et les différentes armes de Joker. Tout cela le ramène à la marque psychique indélébile de l’arme à feu utilisée par Joe Chill, l’homme qui a tué ses parents, alors qu’ils sortaient tous les trois d’une séance de cinéma pour voir La marque de Zorro. Sa remémoration est interrompue lorsque son attention est attirée par une information à la télévision : Joker a assassiné les derniers membres de la famille Moxon, dans ce qu’il a baptisé sa guerre du chaos contre le crime organisé. Barbara Gordon est en train de s’entraîner sur un tapis de course dans une salle de sport tout en écoutant les informations. Un présentateur indique que le comédien Kelani Apaka a été tué par Joker. Elle arrête de s’entraîner car le tapis de course est en surchauffe, et elle va prendre sa douche, sa main venant toucher machinalement sa cicatrice en dessous du nombril.
Dans un des cimetières de Gotham, Red Hood (Jason Todd) est en train de se battre contre un gang de cinq individus, alors que les informations indiquent que Joker avait commis un meurtre quelques jours auparavant : le docteur Roger Huntoon qui a été retrouvé dans un placard à balais de l’asile d’Arkham, avec un canard en plastique enfoncé dans sa gorge. Ce docteur avait écrit un livre sur l’impact de la super violence sur la psyché, décrivant un cercle de la violence entre les bons et les méchants, faisant que rien ne les distingue vraiment au final. Red Hood finit d’assommer ses assaillants qui effectivement ne disposent d’aucune information sur Joker. À l’extérieur d’une usine de produits chimiques, un groupe de policiers enlève un casque cylindrique rouge d’un cadavre à terre. En dessous, son visage est déformé par un horrible rictus. Ce soir, Joker a également tué les 3 individus. Batman arrive sur place. Il constate qu’il ne connaît pas ces morts, et il suppute que qu’il sera impossible de les identifier : empreintes digitales brûlées, produit chimique ayant altéré leur ADN, mâchoire brisée. Batman effectue ces constats à haute voix, un policier se demande pourquoi il parle tout fort. Batgirl perchée sur une barrière en hauteur indique qu’il le fait à son attention. À la surprise de tout le monde, une des victimes reprend connaissance. Il est emmené en ambulance, mais Red Hood a pris place à l’intérieur en se faisant passer pour un ambulancier.
Une histoire de Batman publiée par la branche Black Label de DC Comics, réalisée par deux grands créateurs : c’est plus que tentant. Effectivement, la narration s’adresse plutôt à un lectorat âgé : couleurs sombres, violence graphique, pages muettes qui nécessitent une implication du lecteur, enjeu qui ne se limite pas à attraper le criminel ou les criminels, processus psychologiques sous-entendus. Les dessins sont dans un registre descriptif précis, avec une très faible part d’emphase par rapport à un comics de superhéros traditionnel. Le titre s’avère explicite : Batman, Batgirl et Red Hood sont confrontés à 3 Joker : le Clown, le Comédien et le Criminel. L’enjeu est bien de sûr de les mettre hors d’état de nuire, mais aussi de trouver quel est leur objectif, et de savoir quel est le vrai. La tension dramatique est élevée d’entrée jeu car le scénariste sait bien rappeler que Barbara Gordon a été traumatisée par l’agression de Joker qui l’a laissée dans un fauteuil roulant pendant des années, que Jason Todd s’est fait fracasser le crâne à coup de barre à mine par Joker, et que Bruce Wayne vit avec la responsabilité de n’avoir jamais mis fin de manière définitive aux crimes de Joker. Le dessinateur raconte son histoire de manière posée, limitant les effets dramatiques, donnant à voir les choses de manière factuelle. Sa façon de représenter les choses permet aux superhéros d’exister dans un monde très réaliste, sans paraître incongrus, malgré la cape de Batman et de Batgirl, malgré le casque rouge de Red Hood, malgré la veste violette de Joker et ses cheveux verts. Scénario et dessins sont en phase pour un récit entre polar psychologique et thriller avec des meurtres horrifiques. Le lecteur prend grand plaisir à découvrir cette histoire au premier degré, avec une narration soignée, des rebondissements réguliers, des scènes d’action réalistes et organiques.
S’il dispose d’une culture comics, le lecteur remarque que Geoff Johns et Jason Fabok composent leur récit en le nourrissant à partir de plusieurs sources, tout en lui donnant une unité et une personnalité remarquable. L’idée qu’il puisse y avoir plusieurs Joker est intéressante en soi, et elle fait écho au fait que ce personnage existe depuis 1940 : apparu pour la première fois dans Batman 1, créé par Bob Kane, Bill Finger, et Jerry Robinson. Il a donc été maintes fois réinterprété durant ses huit décennies d’existence, Grant Morrison ayant consacré l’épisode 663 (2007, illustré par John van Fleet) de la série Batman à cette notion que Joker se réinvente à chaque apparition (c’est-à-dire à chaque nouveau scénariste, ou à chaque nouvelle génération de lecteurs). L’artiste donne une apparence un peu différente à chacun des trois Joker, avec un costume emblématique (par exemple la chemise hawaïenne), des expressions de visage différentes, et des postures différentes. L’utilisation régulière de pages découpées en 9 cases de taille identique, la palette de couleurs, certains éléments visuels (comme le casque cylindrique rouge) constituent autant de références piochées dans BATMAN: THE KILLING JOKE (1988) d’Alan Moore & Brian Bolland, et Fabok reprend quelques postures et mises en scène de Bolland en les intégrant dans sa narration visuelle sans solution de continuité. Le lecteur remarque également qu’à une ou deux reprises une situation ou une prise de vue font écho à WATCHMEN (1986) d’Alan Moore & Dave Gibbons.
S’il est un connaisseur de l’histoire de Batman et de Joker, le lecteur peut ainsi relever d’autres références patentes. Le dos couturé de cicatrices de Bruce Wayne rappelle une page similaire dans BATMAN: BLACK AND WHITE (1999) de Paul Dini & Alex Ross. L’utilisation d’une barre à mine par Joker est une répétition du massacre de Robin dans BATMAN: A DEATH IN THE FAMILY (1988) par Jim Starlin & Jim Aparo. Le scénariste n’est pas loin de s’auto-citer avec des réminiscences de BATMAN: EARTH ONE (2014) de Geoff Johns & Gary Frank. D’ailleurs, le lecteur se dit que Jason Fabok fait en sorte de dessiner de manière très proche de Frank, comme si le scénariste avait fixé une charte graphique à respecter pour ses récits de Batman. Le lecteur se rend bien compte de l’effet d’écho de ces citations visuelles, de ces moments emblématiques évoqués par l’image ou par les dialogues. Dans le même temps, il n’éprouve jamais l’impression d’un patchwork malhabile ou artificiel : le récit présente une réelle unité, une cohérence interne solide, avec une touche personnelle. Le scénariste ne cherche pas à réaliser une histoire présentant une théorie unificatrice de la mythologie de Batman : il a conçu une véritable intrique qu »il raconte en la nourrissant avec des éléments de la mythologie du personnage.
Bien sûr, le lecteur a le droit à une nouvelle version du traumatisme originel : le meurtre de Martha et Thomas Wayne par Joe Chill après avoir vu LA MARQUE DE ZORRO (1920) de Fred Niblo, avec Douglas Fairbanks, mais il échappe au collier de perles, le scénariste n’introduisant pas de références à la version de Frank Miller. Il revoit la scène où Joker tire sur Barbara en 1 case, ainsi que Joker s’acharnant sur Jason en 1 page. Ces rappels servent de point de départ, le scénariste s’appuyant dessus pour développer le caractère de Barbara et de Jason, la dynamique de leur relation avec Batman, leur réaction face à Joker. Pour autant, Geoff Johns ne se lance pas dans une analyse psychologique, ni dans un métacommentaire. Il s’en tient avant tout à raconter une histoire, avec des personnages dont le lecteur comprend les motivations qui sont individualisées, et à les suivre dans leurs recherches pour cerner Joker, au propre comme au figuré. L’avant dernière scène rappelle bien sûr le face à face final entre Joker et Batman à la fin de Killing Joke, mais le scénariste ne singe pas Alan Moore : il reste à un niveau plus terre à terre, en cohérence avec le reste de son récit, pour un point de vue personnel, sans être révolutionnaire.
En découvrant ce récit, le lecteur s’interroge sur le positionnement qu’aura souhaité lui donner son scénariste. Il ne peut pas s’empêcher de voir les évocations de récits emblématiques, par exemple à Killing Joke, tant dans le scénario que sur le plan visuel. Dans le même temps, il se sent emmené par l’intrigue captivante au premier degré et originale, dépourvue de sensation d’emprunts maladroits, ou de continuité pesante. Il voit bien que Jason Fabok respecte une forme de cahier des charges pour dessiner dans un registre proche de celui de Gary Frank quand celui-ci dessine dans un registre découlant de celui de Brian Bolland. Il voit bien que Fabok est parfois un peu sec dans les plans de prise de vue, avec des cases ne contenant que des gros plans sur les visages, ce qui n’empêche pas la narration visuelle d’être immersive, convaincante, et captivante.
Finalement, le scénariste donne l’impression de s’attacher avant tout à raconter une bonne histoire originale, et ça fonctionne très bien, pour un bon polar, un thriller rendu malsain par l’obsession de Joker, et les traumatismes de Jason, Barbara et Bruce. Une excellente histoire de Batman.
Bon, je lis cela tardivement !
Moi qui pensait qu’il allait passer au Bullshit Detector ! 😆
J’ai beaucoup aimé le récit et dommage que DC ne souhaite pas (encore) rebondir sur la fin!
Bon article comme toujours!
Bonjour,
Merci pour ce retour.
A titre personnel, je ne pratique pas le Bullshit Detector, c’est une spécialité du chef. 😀
J’ai également beaucoup aimé ce récit et je n’ai pas boudé mon plaisir de lecture.
J’ai un avis très mitigé car tout ce qui est mis en place dans le récit est au final désamorcé (les 3 jokers / batgirl-nightwing…)
Un récit qui est tout de même plaisant à lire notamment grâce à de très bons dessins et grâce à la très bonne Idée (mais peu exploité) de reunir face aux 3jokers, 3 héros ayant d’énormes traumatismes provoqués par les différents jokers.
Hélas une fois le comics fermé il reste un impression de vain, d’inutile, de déception.
bref à lire si vous pouvez l’emprunter quelque part (j’ai pu le prendre à ma médiathèque) sinon passez votre chemin.
Merci pour ce retour.