Focus : Alva Mayor
Special Guest : Frank Guigue
Coordinateur en médiathèque et lecteur de BRUCE LIT, notre invité Frank Guigue a souhaité nous causer de ALVAR MAYOR de Carlos Trillo et Enrique Breccia publié chez Ilatina.
Découvert en 1983 dans la collection Pilote des éditons Dargaud, Alvar Mayor a quelque peu souffert d’un unique album broché de 40 pages, là où cette série en a compté jusqu’à 345. Récit pourtant fondateur de la carrière de son auteur, fils du grand Alberto Breccia, il était impensable de laisser dans l’oubli le reste de ces planches noir et blanc à l’aura exceptionnelle.
Alva Mayor est le fils d’un cartographe du conquistador Pizarro. Un des premiers espagnols nés sur le nouveau continent, connaissant très bien les chemins et forêts de ce pays sauvage. Accompagné de son ami indien Tihuo, il propose ses services aux nobles souhaitant se lancer dans des expéditions à la recherche de l’or des incas. De l’Eldorado à la cité de Trapalanda en Patagonie, tous deux vont devoir affronter la jungle, la mer déchaînée, et la folie des hommes, tout en jouant avec la magie et les rêves, inhérents à ces contrées pétries de croyances et de légendes. Si l’or est néanmoins un précieux métal qui fait tourner la tête aux hommes, les belles femmes se trouvant aussi sur leur passage ne seront pas en reste…
Parmi les bandes dessinées dites classiques des années soixante-dix, plusieurs, largement publiées dans les revues spécialisées françaises à l’époque ont été remarquées : certaines par des auteurs italiens, et les éditions Mosquito nous ont permis depuis déjà quelques années d’en redécouvrir la crème noire et blanche ; d’autres par des auteurs espagnols au sein de revues de type Ere comprimée (éditionsToutain) ou Creepy, par exemple, mais aussi d’autres, originaires d’Amérique du sud. Les éditions Dargaud ont ainsi participé à la découverte d’auteurs de ces contrées, tels Enrique Breccia, entre autre avec Alvar Mayor.
Si ce petit album a quelque peu été perdu dans la production d’époque, et au sein de cette collection à petit prix où beaucoup de titres étaient proposés, cette réédition largement augmentée, s’avère un moyen et une opportunité incroyables de se rattraper. En dehors du fait déjà notable de pouvoir se délecter d’un album au cartonnage épais, proposant plus de 180 pages inédites sur beau papier de cette série, publiée en argentine dans la revue Skorpio de 1977 à 1982 (*), le plaisir de pouvoir admirer et se plonger dans ces planches magnifiques ne peut se comparer qu’à peu d’autres travaux éditoriaux du même genre.
Enrique Breccia, que l’on a pu depuis apprécier dans Les Sentinelles, aux côtés de Xavier Dorisson, faisait déjà montre à l’époque d’un talent immense. Son dessin puissant, certes issu d’un classicisme imparable, dégage grâce à un encrage aux aplats noir et blanc impeccablement équilibrés une beauté et une évidence qui saute aux yeux et surprend, à chaque page, presque immanquablement. Dès lors, celui-ci s’impose parmi les plus belles réussites de ces années soixante-dix, qui ont vu passer bien des maîtres pourtant. On pense à des John Buscema sur Conan, des Barry Windsor Smith, des Gene Conan…et d’ailleurs, Enrique Breccia a lui-même pu influencer le milieu des comics, à l’occasion de son superbe passage sur Swamp Thing aux côtés d’Andy Diggle en 2004.
D’ailleurs, on se plaira à retrouver au moins dans une des planches d’introduction, très aérées, (celle du Temple des gardiens morts), l’ambiance du monstre crée par Len Wein. Les thèmes étaient déjà là.
Cependant, les histoires courtes du Collectionneur de Toppi, plus anciennes et en noir et blanc, viennent davantage à l’esprit, tout comme celles, un peu moins connues, du Gardien de phare de l’espagnol Joan Boix. Ici, ces histoires courtes, de douze pages, montrant notre héros désabusé, Alvar Mayor, aux prises avec la dure réalité de son époque et de ses contemporains, ou de la magie parfois, procèdent du même usage du fantastique, de l’onirisme, de l’étrange, pour décrire des événements souvent tirés de faits historiques. Alvar Mayor, s’il peut s’enorgueillir d’un passé, voire d’un titre, celui de fils du cartographe de Pizarro (lequel?), et de quelques atouts : un physique assez avantageux et un don de bretteur, en plus d’une intelligence tout à fait correcte, reste assez dépendant des événements et les subit plus qu’il ne les suscite. Il cherche même à les éviter souvent.Étrange attitude qui le rapprocherait davantage du anti-héros, ou alors d’un héros ordinaire…Néanmoins, n’est-il pas ami, lui, l’espagnol, avec un indien ? Symbole fort de sa particularité dans ce siècle porté en grande partie sur les principes du sous-homme pour les peuplades autochtones. Un duo fonctionnant de concert, permettant de faciles rebondissements, l’un étant toujours là pour aider l’autre, ou le rappeler à ses devoirs.
Quoi qu’il en soit, toutes ces histoires montrent une image peu reluisante d’une société colonialiste, perclue de certitudes et gangrenée par la folie de l’or et du profit. Un contexte historique bien commode pour dénoncer d’autres époques, sur le même continent.
Carlos Trillo,né en mai 1943 et décédé en mai 2011 possède une bibliographie tellement importante qu’il serait vain ici de vouloir définir ou revenir en détail sur son travail. Tout au plus, peut-on rappeler qu’il a travaillé avec les plus grands auteurs argentins, espagnols, ou italiens, oeuvrant à chaque fois dans une veine thriller, teintée, comme beaucoup de ses compatriote, d’allusions et références politiques, et n’hésitant pas à mêler fantastique, vampirisme et érotisme à ses scénarios noirs. Ces oeuvres ont été largement publié en français, bien que certaines restant inédites, et d’autres épuisées depuis quelques années, mais ces récits anciens, à la poésie très Prattienne (Hugo Pratt a été un des premiers à être publié dans la revue Skorpio, avec Corto Maltese, dés 1976, et a influencé beaucoup de collègues), restaient à redécouvrir. Dans les années 90,Aguire, scénarisé par Felipe H. Cava, avec Enrique Breccia au dessin, reprendra quelque peu la thématique conquistadores de cette série. Cependant, Alvar Mayor reste unique, car réalisé en chapitre indépendants – quoique certains se suivent – et dans un esprit humaniste mêlant le fantastique. Enrique Breccia, quant à lui, avait de qui tenir, mais a su efficacement produire dès 1977 une série au style graphique personnel réjouissante et prenante. Il a pu s’appuyer cela-dit sur une base scénaristique voguant entre ambiances étranges à la Robert E. Howard et références historiques, quelques personnages connus parcourant le récit.
Merci au nouvel éditeur ILatina pour permettre cette redécouverte patrimoniale et artistique de premier choix. Notons que d’autres albums argentins sont à leur catalogue, tels : Bolito de Carlos Trillo et Eduardo Risso, Evaristo de Solano Lopez et Carlos Sampayo, ou bien encore Chroniques amérindiennes de Gustavo Schimpp et Quique Alcatena…
(*) L’album d’Ilatina comprend 18 récits de douze pages chacun. Bien que ne bénéficiant pas d’un sommaire, ni du détail des provenances des épisodes originaux (numéros de Skorpio), ni d’un matériel éditorial que l’on aurait pu attendre, dans ce genre de production, à part un texte prologue relevant le parallèle entre histoire et art de Breccia, (La découverte de l’Amérique n’aura pas eu lieu), par Thomas Dassanse, le traducteur, on peut proposer sans trop d’erreur la répartition suivante des épisodes :
La légende de l’Eldorado (issu de Skorpio #36), La plantation (issu de Skorpio Grand Color #3 Libro de oro), La cité perdue des Incas (#37), Un trésor inatteignable (#38), La prophétie (#39), L’Eau des songes (#40), Juana (#41), Lettres d’amour (#42), Les Songes près de la mer #43, La Quête (Una Busqueda #44), Le Dernier des adieux (#45), Le temple des gardiens morts (#46), Le jour où la montagne enragea (#47), Le Corregidor de Villavaca (#4 Grand color Libro de oro), Interprètes du destin (#48), Les Yeux d’un aveugle (#49) nb : à partir de cette histoire, on note l’utilisation de nombreux petits effet de décoration, fait de traits onduleux, entre autre dans le ciel et les nuages. Du travail d’orfèvre. (p. 188). La Cité d’or de la Patagonie (#50), Le Petit roi (#51)
Skorpio publia, de 1977 à 1982, 44 numéros de la série, avec 12 pages à chaque fois, sauf cinq numéros à 1 page, et 2 à 14 pages, soit 345 pages d’Alvar Mayor. Si l’on retire les numéros parus dans le premier recueil présent : #3 (Grand color) + 4 (Grand Color), 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, il resterait les numéros : 52 (El Usurpador), 53, 54 (Esperos),60,61 (El viento de la desgracias),62,63 (La leyenda del inocente),71,72, 75,76, 77 (Las tres muertes de Alvar Mayor) ; 78 à 86 ; 92 à 98, et 123, soit 29 histoires, de quoi réaliser 2 autres volumes, dans l’absolu. D’ailleurs les éditions Ilatina confirment ces parutions, avec un deuxième tome prévu dès l’année prochaine et le dernier en fin d’année 2021 ou début 2022.
A l’occasion d’une réédition en intégrale chez Ilatina, Franck Guigue propose un focus sur l’aventurier Alvar Mayor. C’est le Pérou chez Bruce Lit !
La BO du jour
On ne dira jamais assez à quel point l’Argentine a été une pépinière de talents et un grand pays de bande dessinée.
C’est clair. Fan je suis 😉 et c’est en cela Qu’Ilatina est aussi bienvenu.
J’ai lu cet ouvrage il y a peu de temps. J’ai été emballé par le graphique et par l’ambiance générale de ces petits épisodes. Un vrai régal dans lequel il m’a juste manquer un fil conducteur, une histoire global de ce personnage si charismatique.
Merci de cet article très documenté qui m’a appris beaucoup sur l’œuvre et l’auteur.
Merci du commentaire 😉
Chouette! ce livre me fait de l’œil depuis le début de l’été, j’adore ce type de graphisme
Très intéressant. On songe immédiatement à Aguire, la Colère de Dieu.
De la bonne BD adulte vintage, ça ne se refuse pas. Je feuilletterai ça à la première occasion, pour voir si l’édition (format, papier, etc.) me plait. Etant donné le nombre de BDs qui encombrent mes étagères, je fonctionne comme ça désormais… (au coup de coeur)
C’est ça mon putain de problème j’ai des coups de coeur dix fois par mois… ^^
Bienvenue Frank Guigue. C’est toujours un plaisir de découvrir une nouvelle plume.
Je ne connais quasiment pas Enrique Breccia dont je n’ai lu que quelques épisodes de Swamp Thing, ceux après les numéros de Diggle, écrits par Joshua Dysart.
C’est un vrai plaisir que de découvrir ainsi cette BD que je ne connais pas car j’aime beaucoup les dessins, en particulier les textures, et les effets d’ombrage.
PS : sacré travail pour resituer chaque histoire dans son numéro d’origine. Chapeau bas.
Merci Présence. ça fait toujours plaisir un accueil chaleureux 😉 Oui, j’ai aussi beaucoup aimé son travail sur Swamp Thing, dont j’adore la série, et doit d’ailleurs m’acheter le (les) TPb 😉
Je ne connais pas du tout ces auteurs, et je ne les ai jamais vu passer lors de mes raids dans la bibilothèque des cousins, mais les scans sont effectivement très attirants. Je n’ai toujours pas vu Aguirre ou Fitzcarraldo, mais on sent bien l’influence de Pratt, le côté pulp de Howard, bref, l’aventure !
Je ne savais pas qu’un nouvel éditeur arrivait, c’est tout à fait bievenu, même si je ne suis pas certain de tenter cette aventure moi-même. Je ne connais pas non plus Les Sentinelles mais le dessin a l’air terrible.
Merci donc Frank pour t’être prêté au jeu du passage de connaissance ici-même et pour élargir un peu plus ma culture !
La BO : un autre classique.
Jyrille : merci.
Oui, c’est en cela que BruceLit est intéressant : il brasse du monde et les articles prennent le temps.
Ilatina arrive doucement, mais mérite d’être suivi, d’où mon travail ;-).
Neil Young : je suis fan.
Il y a Vieilles canailles de Trillo qui me fait de l’oeil aussi. ça semble marrant. Cinq vieux qui se détestent, l’un mafieux, l’autre curé, l’autre flic, une tueuse à gages et une actrice pour les soeurs.
Il est vrai que j’ai aussi pensé à Toppi en voyant la couverture.
En tant que fan absolu de Aguire et bon connaisseur de l’amérique du sud que j’ai arpenté une dizaine de fois dans ma vie, il est impensable que je ne feuillette pas cet album lors d’une prochaine descente en librairie. Même si mon Amérique du Sud, je la vois en couleurs, ce qui pourrait constituer un frein à mon approche……
Je ne connaissais pas cette maison d’édition qui est certainement l’une des seules qui n’a pas de compte Twitter pour partager ton article.
Dans leur catalogue, je crois qu’il y aussi un bouquin d’Alcatena et je pense (sans en avoir la confirmation) que c’est le fameux encreur de Buscema sur Conan.
un cador!
http://ilatina.fr/livres/chroniques-amerindiennes/
Non je me gourre!
Ah tiens, la BO a changé (en nettement mieux ! 🙂 ). Une de mes chansons préférées de Neil Young. Dans le top 5.
On va dire que celle-ci était plus « évidente » 😉 🙂
Série inconnue au bataillon. De Trillo, je connais un sympathique polar dessiné par Eduardo Risso, Tabasco Blues.
Chez les argentins, j’ai aussi lu quelques tomes du Allack Sinner de José Munoz.
Bienvenue et merci à Frank Guigue pour la contribution à la diversité des BD couvertes sur Bruce Lit !
Merci JP 😉