Daredevil : Echo, par David Mack
Team-up : TORNADO & PRESENCE
VO : Marvel Comics
VF : Panini Comics
1ère publication le 13/03/19 – MAJ le 04/01/23
Cet article est consacré au comic book DAREDEVIL : ECHO, entièrement réalisé par David Mack en 2003 sous le label Marvel Knights. Edité chez nous dans la collection Graphic Novel, il s’agit en réalité d’un arc narratif de la série DAREDEVIL publié initialement entre deux sagas du run de Brian M. Bendis et Alex Maleev. Soit les épisodes #51 à 55 de la série régulière.
Pour bien apprécier la chose, il est conseillé de lire auparavant la saga TRANCHE DE VIDE (épisodes #9 à 11 et 13 à 15), écrite par David Mack et dessinée par Joe Quesada, dont nous vous avons déjà parlé ici , et qui introduisait le personnage nommé Echo (devenu Ronin par la suite).
Cet article vous propose le regard croisé de deux contributeurs du blog, car il fallait bien ça afin de faire honneur à cette oeuvre unique en son genre…
TORNADO : Sixième Sens
Le pitch : Une jeune femme sourde mais capable des plus extrêmes prouesses physiques, sensorielles et artistiques, ancienne ennemie puis maîtresse de Daredevil, revient chez elle pour une quête initiatique à un moment clé de son existence…
Commençons par le dire : Daredevil ne fait qu’une très courte apparition dans cette histoire. C’est la jeune Maya Lopez, héroïne tragique et sourde depuis l’enfance, qui tient le haut de l’affiche. L’ensemble de ces épisodes ne se lit ni ne se regarde comme une bande dessinée traditionnelle. On ne peut pas dire qu’il y ait une véritable progression narrative, et encore moins un enchaînement de cases et de bulles comme dans les autres lectures de ce genre. Mais plutôt une succession de tableaux, composés de façon à être perçus comme une série de pensées, et accompagnés de mots…
Le lecteur de comics lambda amateur de bonhommes en slip et de bastons homériques peut fuir immédiatement. A moins bien sûr d’aimer aussi les créations introspectives et les procédés narratifs différents (après tout, on peut bien aimer les deux !).
Cet album est une arme absolue qu’il faut garder sous la main afin de la dégainer à la moindre rencontre de personnes pour qui l’univers de la bande dessinée en général et des comics de super héros en particulier relève d’une lecture pour ados attardés. Mais attention, ne nous méprenons pas : Les pages d’ECHO ont beau dérouler de superbes compositions alliant l’abstraction la plus pure à la figuration la plus virtuose, elles ont beau abonder de références aux arts plastiques dans ce qu’ils ont de plus prestigieux (Picasso, Van Gogh, Klimt, Kahlo…) et en mettre plein la vue dans une débauche de créativité décomplexée telle qu’on peut en trouver dans le scratchbooking du premier voisin bobo venu, rien n’est gratuit, racoleur ou même prétentieux. Il s’agit au contraire d’une pure expérience de narration sensorielle, dans le sens où elle fait appel à la sensibilité du lecteur dans une volonté de lui faire dépasser le stade du simple regard, le tout pensé dans le but unique d’être accessible et enrichissant pour tous, telle une invitation au voyage.
Si vous êtes attentif et réceptif à cette générosité et ce talent déployés rien que pour vos yeux, vous saurez admirer les rouages d’un album de bande-dessinée conceptuel parmi les plus beaux et les plus originaux de la création, dans lequel le texte et la composition picturale ne sont nullement dissociables. Conçu sur la double thématique paradoxale de l’écho et du silence, chaque case est répétée plus loin, petit à petit, jusqu’à disparaitre (l’écho) et la moitié du texte se cache ici et là sous les images, de façon à ce que le lecteur les cherche (le silence). Soit la mise en page et le découpage narratif les plus époustouflants de mémoire de lecteur, ou quand on vous répète que le plus important dans l’art séquentiel (et par extension dans l’appréciation critique d’une bande-dessinée), c’est la construction d’une planche, l’écriture du texte et l’articulation entre les mots, les images et le cadre. Et si vous voulez voir ce que cela peut donner quand l’ensemble tient du génie, c’est ici que cela se passe.
Voici donc une œuvre qui démontre l’immense et inépuisable richesse du 9ème art. Loin des clichés inhérents aux comics mainstream les plus ineptes, elle nous rappelle à quel point ce médium a su évoluer et se diversifier au point de voir grandir en son sein les artistes les plus divers et les plus épatants de notre temps.
A ranger dans sa bibliothèque à côté d’ Arkham Asylum et du Batwoman de J.H. Williams III.
PRESENCE : Que Faire de Ma Vie ?
Maya Lopez est sourde. Elle a revêtu pendant une courte période un costume et porté le nom d’Echo. Wilson Fisk l’avait envoyé se battre contre Daredevil et elle était tombé amoureuse de Matt Murdock. Avec ce tome, David Mack revient au personnage pour une histoire complète qu’il écrit et illustre.
Sous la forme d’une introspection, Maya Lopez cherche sa voie. Elle se souvient de son père, des histoires qu’il lui racontait grâce au langage des signes quand elle était encore enfant. Elle se rappelle du temps qu’il a fallu pour que son entourage se rende compte qu’elle était sourde, et non pas attardée. Elle se remémore sa découverte des œuvres d’art picturales et du sens qu’elle leur a accordé. Elle repense à la manière dont sa surdité innée a façonné sa vision et sa compréhension du monde et de la question qu’elle se posait sur le son provoqué par les nuages ou par la queue d’un chien en train de remuer.
En fait Maya Lopez est à un moment de sa vie où elle ne sait plus que faire. Sa liaison avec Matt Murdock est arrivée à son terme. Les liens qui l’unissaient à Wilson Fisk se sont révélés faux et artificiels. Elle décide donc de se rendre dans la réserve indienne où son père l’emmenait parfois passer quelques jours. Elle y retrouve un vieil indien, un homme médecine avec qui son père entretenait des relations amicales. Elle le retrouve à peine plus âgé que dans son souvenir et elle lui demande comment accomplir une quête de la vision, un rite de passage indien.
David Mack est un créateur complet (scénario et illustration) qui évolue dans une classe où il n’y a que lui. Il a acquis une maîtrise sans pareille de tous les styles graphiques de l’esquisse la plus pure à la peinture abstraite. Il aborde des thèmes philosophiques et spirituels. Il marie les deux aspects de son art (histoire et illustration) dans une fusion où la forme compte autant que le fond et transmet également autant d’information. Son œuvre principale est la série KABUKI et parfois son génie produit des pages tellement denses en information, complexes en structure et intellectuelles que le lecteur peut se sentir perdu.
Pour cette histoire, il utilise toutes ces techniques au service d’un récit accessible, sans rien perdre de sa profondeur. Il a franchi un nouveau palier pour atteindre un mode de communication qui n’appartient qu’à lui, mais qui est accessible à tous. Par contre, Daredevil n’apparaît que le temps d’une poignée de pages et les autres super-héros n’ont qu’un rôle secondaire (sauf Logan) ; il s’agit avant tout de l’histoire d’un moment charnière de la vie de Maya Lopez, jeune femme sourde et surdouée, artiste géniale.
Je suis tombé en pamoison devant la beauté et la richesse de certaines pages. J’ai été transporté par cette quête de sens à donner à sa vie, de recherche de direction et de repères qui m’ont éclairé d’un point de vue que j’ai trouvé valide et intelligent. Et j’ai été diverti par ce conte pour adultes qui ne repose ni sur la violence, ni sur la provocation, et encore moins sur une gratification sexuelle immédiate.
David Mack déroule un conte, presqu’une légende dans laquelle une femme capable de tout faire, une artiste exceptionnelle, un individu qui a surmonté son handicap (sa surdité) au point de mieux comprendre son prochain que les bien-entendants, ne sait pas quoi faire de ses dons.
David Mack aborde des thèmes complexes sans jamais perdre son lecteur, ni paraître pédant ou présenter son point de vue comme une vérité universelle. Il traite de la manière dont le langage forme la réalité et la limite, de la transmission de sens des parents aux enfants, d’une approche du sens de l’histoire de l’art pictural, de la fonction des contes pour les enfants, de la forme des mythologies modernes, du développement intérieur de chacun, de la relation à autrui, de mes obligations d’être humain, des conséquences de mon agressivité, etc. David Mack ne révolutionne pas la philosophie, il ne propose pas une pensée unique miraculeuse ; il donne à voir son cheminement intérieur, ses propres interrogations et l’orientation qu’il a donné à sa vie après avoir acquis une maîtrise quasi-parfaite des techniques picturales qui s’offraient à lui. Ces différentes thématiques s’imbriquent les unes dans les autres pour constituer un gestalt lumineux, intelligent et simple. Il n’y a finalement que lorsque qu’il satisfait à ses obligations contractuelles de lier son héroïne à l’univers Marvel que la narration retombe ; heureusement cela ne concerne que 13 pages. En fait aussi improbable que cela puisse paraître, seule l’apparition de Wolverine s’intègre harmonieusement au récit.
David Mack est un créateur complet et ses illustrations racontent aussi bien les actions de Maya Lopez et les lieux dans lesquels elle évolue, que ses états d’âme, ses sensations, sa façon de penser, sa vision du monde et les sentiments qu’elle éprouve. David Mack est à l’opposé du dessinateur cherchant à épater le lecteur en étalant un catalogue de tous les styles qu’il sait imiter. Au contraire, chaque style n’apparaît qu’en fonction de la narration. Chaque style sert à évoquer un état d’âme, conjurer une ambiance, refléter l’état d’esprit de Maya Lopez. Il est facile de se focaliser sur les hommages à Picasso, à Vincent van Gogh ou à Gustav Klimt. Mais il ne s’agit pas pour Mack de dresser un catalogue de sa culture picturale : il s’agit de montrer comment Maya Lopez a cherché à comprendre des langages autres que parlés en étudiant les arts. Chaque planche est une composition sophistiquée étudiée pour refléter un amalgame du monde extérieur et du monde intérieur de l’héroïne. Chaque page est d’une beauté confondante, chaque image apporte une myriade d’informations que le langage écrit est incapable de transcrire.
C’est la raison pour laquelle (malheureusement, je m’en rends compte) ce piètre commentaire est incapable de faire honneur à cet incroyable voyage intérieur doté de visuels d’une richesse extraordinaire et d’une spiritualité intelligente, à mille lieux d’un new-age de pacotille. Je suis ressorti de cette lecture plus intelligent et plus sensible à ce qui m’entoure, avec une proposition constructive et pertinente de quoi faire d’une partie de ma vie (proposition qui me parle et dont j’ai déjà pu apprécier la richesse). Merci monsieur David Mack.
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BO : The Beatles : A Day in the Life
Parfois, en découvrant une œuvre, on se rend compte que l’on n’a pas perdu sa journée….
Vous savez quoi?
Je vais le relire juste pour vous Présence et Tornado.
parce que je dois avouer que cette démonstration de savoir faire graphique m’avait laissé de marbre.
Je reconnais et je loue tout à fait l’aspect « couillu » de proposer de genre de bd esthétiquement léchée dans du comics mainstream. cela contribue à le sortir de l’ornière de « bd pour ados-débiles » et lui donne souvent des lettres de noblesse.
mais si on peut parler de ça vis à vis de Scienwiewicz sur des histoires assez recherchées et ambitieuses, j’ai l’impression ici de lire le soliloque d’un personnage aussi charismatique qu’un parapluie oublié…
un truc aussi vite oublié que lu… mais ce genre d’ouvrage peut être une bombe à retardement qu’on découvre le jour où l’on est réceptif pas avant…
bravo pour votre plaidoyer en tout cas les gars…
POur ce qui est du débat.
La BD est à mon sens l’art du paradoxe:
1-l’art du mouvement alors que ça bouge pas
2-l’art de la lumière alors que c’est pas de la photo
3-un art littéraire de narration alors que c’est plein d’image
4-un art du bruit alors que c’est muet
5-un art théâtral alors qu’il n’y a pas d’acteur
6-un art pictural n’obéissant pas aux règles de l’art
7-un art qui vole son vocabulaire au cinéma mais qu’on retrouve en librairie
8- un art d ‘auteur ET de consommation
9-un art invisible présent partout
ce n’est pas le neuvième art mais l’art des neuf paradoxes.
un art qui n’existe que si l’on accepte qu’il soit tel qu’on aime qu’il soit, au sein de ce qu’on appelle cette fameuse « suspension d’incrédulité » dont les seules limites ne sont pas la feuille ou l’encre de chine mais bien ce qu’il y a dans nos têtes…
Merci pour cette relecture qui est un gage de la confiance que tu places en nous. 🙂
Un personnage aussi charismatique qu’un parapluie oublié – Jyrille a quand même observé qu’il s’agit d’une top model brésilienne que tout le monde connaît : Adriana Lima. Pour moi, Maya Lopez est très charismatique : une personne née avec des handicaps, qui se discipline pour devenir excellente dans une profession dont elle découvre l’horreur après coup, et qui se lance dans une remise en question totale pour trouver un chemin de vie qui corresponde à ses valeurs. C’est cette intégrité de Mack mise en évidence par Tornado qui transforme Maya Lopez en un personnage admirable.
L’art du paradoxe : joli portrait du 9ème art. Les caractéristiques relevant des sens s’appliquent aussi aux romans qui doivent restituer ces sensations uniquement avec des mots, sans pouvoir s’aider d’images. La suspension d’incrédulité s’applique tout autant aux romans (et aux films), à toute construction imaginaire, car elle ne peut pas rendre compte de la totalité de la réalité et présente donc des lacunes, voire des incohérences. Je pense qu’il en va de même pour 2 autres critères : l’art commercial et d’auteur, ce qui s’applique à la majeure partie des arts, ainsi qu’à la formule de l’art invisible (il n’y a qu’à penser aux dessinateurs qui essuient souvent la remarque que ce n’est pas si dur que ça. Non, juste des années d’apprentissage).
Pour autant, cette agencement de cases (avec ou sans mots) qui aboutit à une histoire ou d’autres choses reste une forme de communication unique avec ses propriétés très particulières.
Flute. Je me rends compte en lisant l’article (excellent de surcroit) que je n’ai pas ces épisodes à la maison. Je ne comprends pas car je suis particulièrement en admiration du travail de David Mack et du personnage de ECHO (et aussi de DD dans une bonne période).
Merci pour le rappel. Je vais me mettre en queste de cela.
J’ai acheté le MUST HAVE sorti récemment mais pas encore lu. Je ne sais pas si tous les épisodes chroniqués ici y sont présents.
bedetheque.com/serie-85718-BD-Daredevil-Echo.html
Un nouveau tome sort en VF cette semaine : canalbd.net/canal-bd_catalogue_detail_Daredevil-Echo-Quete-de-Vision–9791039113274?utm_campaign=Lettre%20de%20diffusion%20CANAL%20BD%20du%20Vendredi%2005%20Janvier%202024&utm_medium=email&utm_source=NL-Mailjet
Je me suis finalement procuré la nouvelle édition, très belle. Et excellente lecture. Je souscris à deux passages de votre très bon article :
Il s’agit au contraire d’une pure expérience de narration sensorielle, dans le sens où elle fait appel à la sensibilité du lecteur dans une volonté de lui faire dépasser le stade du simple regard, le tout pensé dans le but unique d’être accessible et enrichissant pour tous, telle une invitation au voyage. Magnifique. Sensorielle sans aucun doute.
Chaque page est d’une beauté confondante, chaque image apporte une myriade d’informations que le langage écrit est incapable de transcrire. Dépasser l’art graphique, innover….
Je viens de la finir. C’est un plaisir de voir ces planches en grand format, la réédition est vraiment soignée et très belle. Je dois avouer que cette simple histoire m’a grandement ému. En répétant ses réparties comme des mantras, en écho, en bouclant son histoire avec un retour aux sources, David Mack fournit un travail ramassé sur lui-même sans besoin de rien autour. Toutes ces réflexions sur l’art, dans des planches incroyables qui sont tout sauf narratives, ces discours sur la recherche de soi, bien plus intérieure qu’extérieure, ne peuvent finalement passer que par des sensations plutôt qu’une histoire descriptive avec des lieux précis. Toute cette bd est sensations, et elle est sensationnelle. Merci pour la découverte.
Je vais relire votre article même si je l’ai fait récemment et qu’au final, je l’aurai lu quatre ou cinq fois, car je suis certain d’y trouver d’autres détails.
Même si cette lecture commence à dater, je me souviens d’un bouleversement de même nature que le tien : une grande émotion, les réflexions sur l’art et celles sur la recherche de soi : j’avais l’impression que l’auteur me parlait de son propre parcours de vie avec une rare honnêteté. Comme tu le soulignes, David Mack le fait grâce à des dessins qui expriment ses états émotionnels, ses états d’esprit.
La série Kabuki est tout aussi bouleversante, même si les deux premiers tomes sont un peu difficiles car David Mack était au début de sa carrière.
Je trouve quand même étonnant que Panini ait commencé la publication par la mini « Dreams » plutôt que par le début chronologique, »Cercle de sang » : les songes de Kabuki sont simplement incompréhensibles si on ne connaît pas l’origine du personnage.