Le défi Nikolavitch : Reboots, continuité et timeline dans les comics

Le défi Nikolavitch : Reboots are made for walking

Un article de ALEX NIKOLAVITCH

Illustration de MATIE BOY

Chaque mois, Alex Nikolavitch, traducteur, romancier, essayiste, scénariste et guest de Bruce Lit est mis au défi de répondre aux plus grandes énigmes de la culture comics. Aujourd’hui, il se la joue Kasparov en répondant simultanément aux questions des jeunes  Cyril Jacquin, JP Nguyen, Denis Bajram, Patrick Faivre et  David Brehon posées le 18 mai 2018 sur le mur du blog. Attention, Alex est en forme ! -Bruce

1ère publication le 29/06/18- MAJ le 25/04/20

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L’ami Bruce a fait un sondage sur la page fèces-bouc, et comme je n’y vais pas (depuis que je sais que Lex Luthor est le patron de ce réseau social, ça me fait trop peur), il m’a tout copier collé les résultats dans un mail. Et donc, sa question portait si j’ai tout bien compris sur le prochain sujet que j’aurai à traiter dans ces colonnes. Plusieurs questions ont été soulevées, qui me semblent n’en faire qu’une seule :

-La logique des timelines DC ?
-Pourquoi tous ces reboots ?
-Pourquoi les personnages de comics ne vieillissent pas ?
-Pourquoi autant d’orphelins dans les comics ?
Et même
-Pourquoi Superman a-t-il autant d’origin stories ?

Chez DC, c’est toujours la crise, ma bonne dame.

Chez DC, c’est toujours la crise, ma bonne dame.

Bon, y avait une question aussi sur le pantalon de Hulk qui n’explose pas, mais ça c’est simple, c’est juste parce que Hulk garde la bite de Bruce Banner. C’est pour ça qu’il en veut à l’univers entier, d’ailleurs.

Bref, reboots, timelines et origines…
Et évoquer ces problèmes implique plusieurs rappels.
Pour commencer, quand nos héros préférés ont été créés, ils n’ont pas été conçus pour être pérennes. Siegel et Shuster lancent Superman comme ils ont mis en place d’autres personnages auparavant, un fil conducteur pour faire des récits courts sans suite ni autre lien. Les comics sont encore une forme de narration très jeune, les personnages apparaissent et disparaissent à un rythme effréné, et rien n’indique alors que les Super-héros vont durer (l’éditeur lui-même n’y croit pas n’ accepte le concept du surhomme en slip rouge que comme bouche-trou). Au départ, il n’y a pas de continuité, et même pas forcément de lectorat stable.

Ce n’est qu’à l’usage qu’on commence à faire référence aux anciens épisodes quand un méchant revient, ou que le statu-quo du personnage change. Et même alors, la règle demeure pendant plus de deux décennies l’histoire autocontenue. C’est simple, il n’y a pas de timeline (et Umberto Eco d’en tirer des conclusions passionnantes sur l’intérêt de figer les héros dans l’ambre).

Flash Info : cette couverture n’en a pas l’air, mais elle a bien foutu la merde Chez DC, c’est toujours la crise, ma bonne dame.

Flash Info : cette couverture n’en a pas l’air, mais elle a bien foutu la merde

Ça commence à changer dans les années 50, quand les éditors de DC, des gens qui viennent du pulp, et notamment du pulp de SF, veulent relancer et moderniser une partie des personnages qui n’ont pas survécu aux années de guerre. Comme Flash et Green Lantern ne sont pas les mêmes que dans les années 40, ils n’interférent pas avec la non-timeline de leurs prédécesseurs. Tout au plus voit-on Barry Allen lire de vieux comics avec Jay Garrick.

Mais l’idée naît de faire rencontrer ces deux « époques ». Mais pas par le biais d’un voyage temporel : par celui d’un voyage entre des univers parallèles. Sur la Terre de Jay Garrick, la vie s’est poursuivie. Et la voilà, la vraie naissance de la timeline. Et le premier souci : si Flash-Allen connaît Superman, et Flash-Garrick aussi, alors le Superman des années 40 n’est pas celui des années 50 (vaut aussi pour les deux autres survivants de la première vague de héros, Batman et Wonder Woman). Le premier reboot, il est là. Il est discret, un peu faux-cul, on n’en fait pas un énorme événement, mais on prend ce prétexte pour rafraichir le look de Batman, par exemple.

Quand Marvel démarre vraiment, au début des années 60, le paradigme est le même, celui de l’histoire autocontenue. Mais quand Namor, puis Captain America déboulent avec leur passif et leur bagage, l’univers Marvel se retrouve doté d’une timeline rétroactive. Il s’en sort avec tout au plus de menues « retcons » (on oublie par exemple charitablement le Captain America des années 50, qu’on finit par réintroduire plus tard en le dissociant de Steve Rogers), et la structure d’univers, du coup, est fondamentalement différente de celle pratiquée chez la Distinguée Concurrence. Mais pareil, Lee, Kirby et Ditko sont loin de se douter que leurs créations seraient encore là plus de dix ans plus tard. De plus, Lee introduit graduellement le soap opera dans les comics de super-héros, et cela devient l’un des ingrédients clés du succès de Marvel. Mais qui dit soap dit évolution permanente des personnages et des situations. Et donc création d’une timeline forte.

Cette semaine-là, l’épisode où Superman sauvait JFK est sorti le lendemain des facéties d’Oswald. Chez DC, c’est toujours la crise, ma bonne dame.

Cette semaine-là, l’épisode où Superman sauvait JFK est sorti le lendemain des facéties d’Oswald.

Parce que dans un soap, le statu-quo est soumis à variations. Certes, on peut régulièrement revenir à des fondamentaux, mais il y a des évolutions sur lesquelles il est délicat de faire machine arrière : les gens se marient, font des enfants, s’en vont, reviennent… Le petit Franklin Richards, s’il semblait être une bonne idée pour appuyer l’aspect familial des Fantastiques, s’est avéré un problème narratif majeur par la suite. À quel rythme doit-il vieillir ?

Car le comic book de base est un mensuel. Et chaque épisode du mensuel (hormis éventuellement dans le cadre d’une série située dans le passé ou le futur) est le produit de son temps. On voit Krouchtchev dans Iron Man, Kennedy dans Superman, le Punisher a fait le Vietnam et Captain America le Débarquement, et ainsi de suite. Le problème, c’est que l’action des comics n’est pas en temps réel. Au bout de vingt ans de publications, combien de temps s’est-il passé dans les FF ? Si l’on en juge par l’évolution de Franklin Richards, trois ou quatre ans ? Les auteurs eux-mêmes n’en sont pas bien sûrs. Et Johnson a entretemps cédé la place à Reagan. La timeline du comics est donc décorrélée de la timeline réelle sur laquelle elle s’appuie pourtant. Vous moquez pas, Tintin a exactement le même problème.

Au bas mot, c’est Obama. Flash Info : cette couverture n’en a pas l’air, mais elle a bien foutu la merde

Au bas mot, c’est Obama.

Certains auteurs ont tenté le temps réel : Savage Dragon, d’Erik Larsen, en est un exemple. Mais ça ne fonctionne que dans le cadre d’un univers partagé assez resserré, dans lequel toutes les séries avancent au même tempo. Et si la série se prolonge, on finit par constater que le temps réel finit par se détacher graduellement, c’est le cas par exemple dans Spawn, qui se calait à peu près sur la réalité, mais qui a fini par dériver notamment dans sa gestion de la petite Cyan, qui devrait avoir la trentaine à présent, et qui est tout juste majeure.

Ce décalage devient vite rigolo quand l’origine d’un personnage est marquée par une époque. Le passage du Punisher au Vietnam et bien bordé sur un plan temporel (d’autant que Garth Ennis a bien creusé toute cette période de formation). Du coup, ce baby boomer de Frank Castle devrait être aussi perclus de douleurs que le Batman de Dark Knight Returns, et même un peu plus. Pourtant, il affiche la même quarantaine depuis un bail. Et décaler ses origines (comme on a plus ou moins fini par le faire pour Tony Stark) anéantirait le trop du « viet-vet » pourtant au cœur du personnage. Ce qui fait qu’on se retrouve théoriquement dans l’univers Marvel avec un Punisher qui a commencé sa carrière avant Iron Man.

Fût un temps où la règle tacite, c’était que les aventures du mois, autour des années 90, se déroulaient plus ou moins dix ans après le vol inaugural des FF, sans plus de précision (nonobstant le fait que ce vol inaugural de 61 n’avait de sens dans le cadre de la course à l’espace et des camouflets répétés que l’Union Soviétique infligeait à l’Amérique dans ce domaine). L’âge de Franklin semble encore corroborer cette thèse. Corollaire : des événements exceptionnels comme la venue de Galactus, l’apocalypse, les invasions extraterrestres, les grands défis et les coups d’état mondiaux se produisent… Approximativement tous les trois jours (suivant la même logique, si vous essayez de dresser une chronologie des Tuniques Bleues de Lambil et Cauvin, la Guerre de Sécession a duré 48 ans au rythme d’une bataille majeure toute les deux heures) (j’exagère à peine).

Dans la jungle, terrible jungle, la chronologie est morte ce soir

Dans la jungle, terrible jungle, la chronologie est morte ce soir

La solution qu’a trouvé DC, c’est le reboot périodique. Superman est arrivé dans les années 40, puis 50, puis 80, puis 2000-10, en évitant les précisions. C’est cela qui permet de reraconter encore et encore ses origines, de les remettre au goût du jour à chaque fois, ce qui serait plus compliqué pour le Punisher ou Captain America. Et ça implique de recoller la continuité à chaque fois. Du coup, dans certaines versions de la continuité, Superman est arrivé bien après Starman ou le Martian Manhunter. Difficile dès lors de se souvenir qu’il est le premier des super-héros. Et chaque tentative de préciser la nouvelle timeline génère des incohérences en cascade.

Si Marvel essaie de les laisser sous le tapis (comme dans le cas du décalage Stark/Punisher), DC essaie souvent de les justifier, et cela ne contribue qu’à complexifier encore les timelines, avec des versions alternatives des personnages, des aventures auxquels ont est censé se référer mais qui n’ont pas pu avoir lieu, et ainsi de suite. Le plus beau étant sans doute la gestion des Robin au moment de New 52, parce qu’il fallait laisser Morrison finir son run. Plutôt que de considérer que Batman Inc et la série Batman & Robin de Tomasi se déroulaient dans l’ancienne continuité, on a essayer de les accoler au Batman de Snyder, et il a fallu expliquer que tout ce qui concernait Dick Grayson, Jason Todd et Damian Wayne avait eu lieu en moins de dix ans de temps (et du coup, quand au juste Wayne a-t-il batifolé avec Talia ?) et que Tim Drake n’était pas vraiment Robin mais un peu quand même.

Notons que Morrison gère habilement le truc dans ses séries, en en disant le moins possible, et que Tomasi aimerait faire pareil, mais se trouve obligé de gérer les Nuits des Hiboux, retour de la vengeance du Joker recousu et autres crossovers, et que c’est justement ça qui fout la merde, à l’arrivée. Et donc, on tente de recoudre avec un nouveau reboot, et ainsi de suite. D’autant qu’arrive toujours un auteur insatisfait du nouveau statu-quo, qui va réintroduire des éléments du précédent (voir l’activité de Loeb et Johns pendant toutes les années 2000, avec le retour de Krypto, de l’armure verte de Luthor, de Hal Jordan, de Barry Allen, etc.) (c’est simple : on aurait filé Batman à Johns, Dick Grayson serait le nouveau Robin depuis 2005).

Bon, là ça se voyait quand même que c’était une blague.

Bon, là ça se voyait quand même que c’était une blague.

Ce retour périodique à un statu-quo vu comme « classique » est la tare qui stérilise les gros univers partagés depuis la fin des années 80. DC comme Marvel avaient tenté de contourner l’écueil du vieillissement des personnages en les remplaçant. Don Blake par Masterson (et ça permettait de rebooter certaines avancées de Simonson), Stark par Rhodey, Barry Allen par Wally West, Hal Jordan par Guy Gardner puis Kyle Rainer, et ainsi de suite.

Le souci, c’est que certains personnages sont réfractaires à ce genre de traitement. Quand Superman et Batman sont remplacés au début des années 90, personne n’y croit. La Saga du Clone tourne en eau de boudin parce que Marvel recule au dernier moment face à ses implications. Les FF peuvent embaucher des remplaçants, la dynamique de la série en est tellement changée que le casting de base revient fatalement. Même les Avengers ou les X-Men voient la réintroduction périodique des membres fondateurs, alors que leur dynamique propre leur permettrait d’évoluer en profondeur, de se réinventer (c’était le sens notamment de la « période australienne » de Claremont). Mais dès lors qu’on est revenu sur ces évolutions, on a figé toute la machine, et fragilisé toute les évolutions ultérieures, qui du coup sont considérés par le lectorat comme forcément en trompe-l’œil. Le nouveau costume n’aura qu’un temps, et même la mort du héros (encore récemment Wolverine) n’est forcément que temporaire. Le « Bucky stays dead » annoncé par Marvel il y a une vingtaine d’années n’avait tenu que… que le temps que Brubaker se pointe avec une meilleure idée.

Les super-héros ont parfois des daddy issues

Les super-héros ont parfois des daddy issues

Mais, me direz-vous, y a-t-il donc rapport avec les orphelins qui grouillent dans les comics ? Alors là, les problèmes de timeline ne sont pas la seule raison. Si vous regardez les Romans de la Table Ronde ou les aventures de la Bande à Picsou, vous voyez bien que les timelines n’y sont pas du tout formalisées (si on se fie à celle de Don Rosa, Picsou est mort sous Eisenhower, de toute façon). Pourtant, tout le monde est le neveu de quelqu’un, mais on ne voit jamais les parents (et dans les rares cas où il y a paternité, dans la geste arthurienne, ça fout toujours un foutoir noir).

À cela, une raison narrative simple : la paternité (on l’a vu dans le cas de Franklin Richards, mais aussi dans celui de Star Wars) impose des contraintes fortes à la timeline. On ne peut pas avoir un Reed Richards de 24 ans et un Franklin qui en a 9 (enfin si, on pourrait, mais ça changerait la dynamique du personnage). De plus, la paternité contraint l’emploi du temps du héros, à moins d’en faire un père absent. Et modifie sa dynamique propre. Un héros qui devient père, il perd vite son rôle dramatique de héros pour endosser celui de mentor. Un héros qui a un père, il devient difficile pour lui de faire son apprentissage par lui-même : voyez les trésors de coups de théâtre que doit déployer Kirkman dans Invincible pour autonomiser son héros. Selon les cycles classiques, le mentor doit disparaître en cours de route. Accessoirement, c’est peut-être moralement moins problématique de mentir à Tante May qu’à Maman.

Et une série basée sur la transmission père-fils est forcément finie dans le temps. C’est le cas du magnifique Starman, de James Robinson, qui explore en profondeur les implications d’avoir un père et un fils héros. Il arrive fatalement un moment où il faut mettre fin à l’expérience pour éviter de la galvauder.

Sérieux, si vous n’avez pas lu Starman, foncez, c’est vachement bien.

Sérieux, si vous n’avez pas lu Starman, foncez, c’est vachement bien.

Par ailleurs, les parents peuvent aussi être un marqueur temporel contraignant. Prenons Pa et Ma Kent, par exemple. Ils sont des modèles moraux. Et le produit d’une époque particulière, celle du New Deal de Roosevelt. D’où les valeurs qu’ils professent et qu’ils ont inculquées à Clark/Superman, celles de la modestie, du travail, de l’effort, de la bonté. Projetons-les dans l’Amérique d’aujourd’hui ? Statistiquement, il y a de bonnes chances qu’ils soient électeurs de Trump. Et si ce n’est pas le cas, qu’ils se fassent cramer la ferme par les trumpistes (ou saisir par la banque) (ça, c’était le truc bien vu du récent film Justice League).

Donc voilà. Oui, c’est le bordel. Non, il n’y a pas une logique derrière, il y en a plusieurs, et elles sont contradictoires. Oui, on l’aime bien le Superman aux tempes grisonnantes, mais on sait tous (et DC le sait plus encore) que ce serait suicidaire d’en faire la version courante du personnage. Et le tandem Batman/Grayson-Robin/Damian avait une super dynamique, mais on savait tous que le retour de Bruce Wayne était écrit.

Garth Ennis nous rappelle opportunément pourquoi c’est pas une bonne idée d’avoir des mômes quand on est un héros.

Garth Ennis nous rappelle opportunément pourquoi c’est pas une bonne idée d’avoir des mômes quand on est un héros.

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49 comments

  • Nikolavitch  

    sauf que ces persos ne disparaissent jamais vraiment : Wally est revenu depuis, par exemple

    y a deux tensions contradictoires là-dedans : gérer le patrimoine, les persos secondaires, la mythologie des séries, à quoi plein de vieux lecteurs tiennent, et renouveler l’intérêt dans le temps. forcément, ça génère des retours de balancier dans tous les sens. une génération d’auteur secouera le cocotier et transformera Thor en grenouille, la suivante fera revenir Krypto.

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