Betty Boob par Véro Cazot & Julie Rocheleau
1ère publication le 16/10/17- MAJ le 24/07/19
Article de PRESENCE
VF: Casterman
Ce tome contient une histoire complète et indépendante de tout autre. Cette bande dessinée est parue en septembre 2017, écrite par Véro Cazot, dessinée et mise en couleurs par Julie Rocheleau.
Elle présente la particularité de reposer sur une narration visuelle, sans dialogues, ni bulles de pensée ou autres indications dans des cellules de texte. La scénariste est également l’auteur de Et toi quand est-ce que tu t’y mets ? dessinée par Madeleine Martin. La dessinatrice a également illustré la série La colère de Fantômas sur un scénario d’Olivier Bocquet.
Cet article cachera en son sein quelques spoilers.
Élisabeth B. fait un cauchemar. Elle est allongée toute nue sur son lit, avec son conjoint, nu également. Une nuée de petits crabes s’avancent vers elle depuis les ténèbres de la chambre. Ils s’attaquent à son sein gauche qui est orné d’un piercing. Elle reprend connaissance dans une chambre d’hôpital, la tête rasée, une cicatrice là où devrait se trouver son sein gauche. Elle le cherche partout dans sa chambre, renversant les tiroirs et agressant l’infirmière qui arrive pour lui prodiguer des soins. Elle exige qu’on lui rende son sein et la menace avec un urinal plein. La cancérologue accède à sa demande et lui ramène son sein dans un bocal. Peu de temps après, le conjoint d’Élisabeth arrive pour venir la chercher. Il se sent mal au moment de toquer sur la porte de sa chambre. Il est pris de vertige en regardant l’endroit où se trouvait le sein gauche de sa copine. Il perd connaissance en voyant son sein dans la boîte ramenée par le médecin.
Élisabeth et son copain rentrent dans leur appartement, mais le soir elle éprouve des malaises en voyant son conjoint (il n’est jamais nommé) couper une pomme. Elle ressent une intense solitude et un sentiment d’abandon quand il se tient à l’écart d’elle dans le lit. Le lendemain elle retourne travailler aux grands magasins Traubon Pourtoy, et elle éprouve une forme d’appréhension et de honte à se changer devant ses collègues dans les vestiaires. Elle décide de se rendre chez une spécialiste en prothèse et réussit à en obtenir une, malgré son prix exorbitant, par un étrange concours de circonstances. Mais les relations avec son conjoint ne vont pas en s’améliorant, et en plus elle perd sa perruque, ce qui la conduit à se lancer dans une course-poursuite farfelue échevelée pour la récupérer. Le postiche finit sa course au milieu d’une troupe de burlesque en train d’embarquer sur une péniche.
Quelle étrange couverture, avec cette jeune femme presque nue, ce phénix sortant de son sein gauche, ce nippie sur son téton droit associé aux spectacles burlesques, et cet éclairage radieux en arrière-plan. Le lecteur a pu être attiré par cette image étonnante, par le thème de l’histoire (s’adapter après une ablation mammaire) ou par la forme de la narration sans texte. Il plonge dans un récit très linéaire au cours duquel Elisabeth se réveille après l’opération, se rend compte que son conjoint est incapable de s’adapter, perd son emploi du fait de son changement d’apparence, et s’intègre dans une troupe de comédiens burlesques. La narration visuelle est impeccable, il n’y a pas de page incompréhensible. Julie Rocheleau réalise des dessins descriptifs, avec de petites exagérations dans la morphologie ou dans les expressions des visages pour les rendre plus expressifs, pur en accentuer la dimension comique, avec une bonne humeur communicative. De ce fait le récit n’est jamais déprimant ou triste, mais toujours plein d’entrain.
L’artiste dispose également d’un nombre de pages conséquent, 179 pages, ce qui lui permet d’en consacrer plusieurs à des dessins en pleine page, ou à des séquences oniriques. Elle détoure les formes, avec un trait élégant évoquant la légèreté du crayon graphite. Elle ne détoure pas les cases par une bordure. La plupart sont de format rectangulaire, mais elle peut aussi utiliser d’autres formes et un agencement différent de celui de cases disposées en bande quand la séquence le justifie, pour insuffler plus de mouvement. Elle sait varier le degré de précision des dessins en fonction de la séquence, de très précis et détaillés, à des représentations plus esquissées pour insister sur une ambiance ou un ressenti. Elle utilise une palette de couleurs réduite pour chaque scène, installant une ambiance chromatique spécifique, avec souvent une teinte dominante.
Ces changements de rythme et de forme induisent un rythme enlevé à la narration, augmenté par l’absence de texte. Il s’agit donc d’une bande dessinée qui se dévore, et le lecteur se surprend à plusieurs reprises, à freiner sa lecture pour savourer l’inventivité des pages, et leur dimension burlesque. Par exemple, il finit par connecter la métaphore filée de la pomme, découpée par le conjoint, croquée par une collègue de travail.
C’est quand même une lecture parfois un peu bizarre. Le lecteur apprécie la mise en scène des crabes venant s’en prendre au sein d’Élisabeth, comme une métaphore délicate et terrifiante du cancer. Il sourit en voyant Élisabeth mettre sa chambre d’hôpital sens dessus-dessous pour retrouver cette partie de son anatomie. Il est un peu décontenancé de voir que le bocal contenant son sein se trouve sur un tapis roulant, à côté d’un bocal de fraises. Il grimace devant l’efficacité de l’association entre la pomme découpée en tranche et la sensation de charcutage de son propre corps, ressentie par Élisabeth, à nouveau une séquence visuelle exécutée de main de maître.
Par contre la scène de cambriolage dans le magasin de prothèses Au sein Graal semble délirante et forcée. La plastique de la commerçante met en avant l’opulence d’une poitrine symbolisant une fertilité hors norme. La course-poursuite après sa perruque dure une quinzaine de pages (pages 74 à 90) ce qui fait basculer la narration dans le domaine du dessin animé pour enfants, sortant totalement le lecteur de l’immersion dans un monde normal. Il y a encore plusieurs séquences tout aussi fofolles, très enlevées, mais aussi peu réalistes.
Le lecteur doit alors faire un petit effort de mémoire. Véro Cazot a inclus quelques références discrètes dans son récit à Betty Boop dans le titre et dans une loge (personnage créé en 1930 par Grim Natwick pour les studios Fleischer), à Alberto Vargas (1896-1982, page 96) dessinateur de pinups, ou encore à Dita von Teese effeuilleuse contemporaine. Mais bien sûr, la référence la plus évidente est celle au burlesque. Un petit tour par une encyclopédie permet de se rappeler que ce terme recouvre plusieurs domaines. Il peut s’agir (1) d’une bouffonnerie outrée, (2) d’un spectacle basé sur le comique de la surprise et de l’outrance, souvent légèrement racoleur, et aussi (3) dans le contexte du cinéma muet d’un comique du geste. En ayant à l’esprit ces différentes dimensions du burlesque, le lecteur se rend compte que les auteures les utilisent toutes les 3 dans leur narration. Ce qui peut parfois paraître comme outré ou très agité trouve alors sa place dans l’un des aspects du burlesque et le lecteur comprend la cohérence de la narration, à commencer par la course-poursuite à la façon Buster Keaton.
Emporté par la vivacité et l’inventivité de la narration, le lecteur peut effectivement lire cette bande dessinée pour sa bonne humeur, sa gaité, et le plaisir des images, complètement oublieux du thème développé à partir de la mastectomie totale subie par Elisabeth. Mais au fil des séquences, les auteures évoquent bien le traumatisme de l’amputation, la réaction des proches confrontés à quelqu’un qui est sortie de la norme corporelle, le travail de deuil à effectuer pour Elisabeth, la norme sociale totalitaire (pour sa cheffe, Elisabeth ne présente plus les caractéristiques attendues pour effectuer son travail), la monétarisation des prothèses (une médecine réparatrice accessible uniquement aux bons salaires), la panique irrépressible à l’idée de perdre ce qui rend normale (la course-poursuite avec la perruque), d’autres écarts physiques par rapport à la norme (le surpoids, mais aussi un sexe masculin de la taille d’une cacahuète), etc.
Ces traumatismes alimentent un cauchemar saisissant (pages 154 à 158) rendu très impressionnant par des dessins qui s’envolent vers l’expressionnisme. La fin reste dans une optique optimiste et souligne à quel point un phénomène de mode peut changer le regard de l’opinion.
Le plaisir de cette lecture provient également de l’absence de méchanceté des auteures. Elles mettent en scène le phénomène de rejet de la société normale qui s’exerce sur Elisabeth, mais sans pointer du doigt un individu ou un groupe de personnes. Le conjoint est incapable de dépasser la mutilation, mais ce n’est pas intentionnel de sa part. Sa réaction n’est pas dictée par le mépris vis-à-vis d’une personne qu’il juge imparfaite, incomplète ou infirme. Les dessins montrent qu’il s’agit d’une réaction physique qui va jusqu’à la perte de connaissance. Il est incapable de contrôler ou de dominer sa réaction corporelle qui relève de la phobie, et pas du mépris ou de la répugnance. Les membres de la troupe burlesque ne sont pas monstrueux ou difformes. Ils présentent des caractéristiques physiques ne répondant pas aux critères de la perfection tels que véhiculés par les publicités de toute sorte. À nouveau la manière de les représenter fait ressortir leur bonne humeur et leur joie de vivre, les rendant bien plus agréables et plus sympathiques au lecteur qu’un personnage doté d’une simple séduction physique.
La remise en cause des idées reçues va plus loin avec la mise en scène d’une femme tatouée, et d’une mangeuse d’hommes au cours du spectacle burlesque. Ces numéros reposent sur la surprise du renversement des rôles, sous-entendant l’artificialité des conventions comportementales attribuées au genre. Le lecteur apprécie d’autant plus Élisabeth qu’elle refuse le rôle de victime. Elle n’accepte pas s’enfermer dans la façon dont elle est décrite et classée par le reste de la société, rejetant l’identité qui lui est ainsi imposée.
En refermant ce tome, le lecteur se dit que les auteures ont tenu toutes les promesses faites par la couverture. Il a apprécié un récit très divertissant, avec une verve comique et une joie de vivre épatantes, s’exprimant au travers des émotions des personnages et des péripéties. Il s’est retrouvé entraîné dans des endroits et des situations inattendus, avec une lecture d’autant plus ludique qu’elle s’effectue sans le recours aux mots. Le niveau de coordination entre Véro Cazot et Julie Rocheleau le laisse ébahi par sa fluidité, comme si l’album avait été réalisé par une seule et même personne.
En outre les auteures mettent en scène le traumatisme de l’amputation et l’ostracisation banale de l’individu qui ne répond pas aux critères implicites de la normalité sociale. Il voit les petits rituels qui permettent d’acter une évolution, un changement, représentés avec sensibilité et humour, comme l’incroyable enterrement du sein amputé. Enfin il s’agit d’un hommage à la tradition burlesque dans ses différentes manifestations, qui ne tombe jamais dans le plagiat. Le lecteur en ressort rasséréné quant à son droit à la différence, réconforté d’avoir pu côtoyer une femme aussi pétillante qu’Elisabeth, et émerveillé par un spectacle drôle et surprenant.
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Amputée d’un sein, une jeune femme refuse de devenir une victime et vit des aventures muettes et burlesques. Betty Boob de Vero Cazot et Julie Rocheleau bien partie pour faire partie des coups de coeur de la rédaction de Bruce Lit. Et voici pourquoi.
La BO du jour : l’album a sa propre BO avec les scans animés de l’article !
Je partage, et tu le sais, ton coup de coeur pour cet album, frais, fou et très, très drôle. Ça fourmille d’idées, même quand ça sort du cadre de l’histoire effectivement avec la scène du holdup. Mais, ça on en reparle demain.
Plus que d’habitude Présence, je suis ébahi par ta capacité à disséquer le travail des dessinateurs qui atteint ici une sorte de summum. Et ce n’est pas la moindre des choses pour quelqu’un que je lis depuis presque 10 ans !
Très beau travail !
Merci chef ! Ce petit mot me rassure parce que j’avais l’impression en terminant mon article (et même après l’avoir repris et complété pour le site) que je n’avais pas assez insisté sur la qualité de la narration visuelle et son inventivité. Mais d’un autre côté, je ne voulais pas non plus me lancer dans une description de plus de planches, pour laisser la surprise aux lecteurs.
Oui, ton écriture sur le dessin est une nouvelle fois bluffante et totalement juste. Je ne t’ai pas dit que ton article est impeccable, mais je le pense très fort.
Si vous continuez comme ça, je vais demander une augmentation à Bruce. 🙂
J’ai eu peur au début de l’article que la BD tombe dans le piège de mettre en avant l’importance d’être dans la norme avec les difficultés rencontrées par cette femme et la réaction de son conjoint face à un évènement qui est, certes surement difficile à vivre, mais davantage par rapport au regard des autres que pour vivre soi-même (je ne veux pas minimiser mais ce n’est non plus comme finir en fauteuil roulant et ne plus pouvoir se débrouiller seul par exemple.)
Mais il semble que le sujet soit plutôt de parler de la difficulté de s’adapter à l’idée de la différence face à une certaine cruauté de la « normalité ». Ce qui est tout de suite plus intelligent et bienveillant.
Reste que je ne suis pas sûr d’aimer une BD muette, et ce n’est pas non plus le genre de BD que j’affectionne particulièrement.
S’adapter à l’idée de la différence face à une certaine cruauté de la normalité – C’est tout à fait ça. Si tu as l’occasion de le feuilleter, je te recommande d’y consacrer quelques minutes, l’entrain des auteures est très communicatif.
Et bien faire un récit léger et drôle sur un thème aussi plombé que le cancer est déjà une performance en soi-même mais si en plus au niveau formel il n’y aucun dialogue ni aucun texte cela devient une performance ^^
Bon esthétiquement j’ai un peu de mal à accrocher aux dessins mais en tous cas tu en parles bien et je ne manquerais d’y jeter un coup d’œil si j’en ai l’occasion.
La qualité des dessins est amoindrie par la réduction de taille nécessaire pour être posté sur le site sans le surcharger. Les petites exagérations permettent de faire passer les émotions et les états d’esprit avec une sensibilité impressionnante de justesse.
Effectivement, c’est la puissance de vie qui emporte tout sur son passage, dans ce récit. Je te confirme qu’il y a énormément à découvrir, et surtout à ressentir à la lecture, tellement plus que ce que j’évoque.
Ohlala… Ça c’est vraiment le type de sujet qui ne me branche pas du tout !
Un simple coup d’oeil sur les images n’arrange rien. Mais… en même temps, quand on y regarde de plus près (et qu’on lit ton article), on y voit bien certaines choses qui sortent de l’ordinaire (je pense notamment au découpage conceptuel de certaines planches, comme celle de la séparation). Et du coup, je culpabilise de ne pas être aussi ouvert d’esprit et aussi éclectique que toi dans mes goûts littéraires…
Ça se lit tout seul, quasiment comme une aventure de Tintin, mâtinée avec du Buster Keaton. Ça sort effectivement de l’ordinaire, et c’est incroyable de penser qu’une telle bande dessinée n’est pas l’œuvre d’une seule et unique auteure.
Je plussoie sur Tornado.
Si je veux déguiser le truc, je peux prétendre que je ne lis pas une BD pour les seins de l’héroïne 😉
Cela dit, la maestria de Présence pour vendre l’oeuvre me ferait presque hésiter à y aller… à tétons euh, je veux dire, tâtons.
Je suis à court d’argument supplémentaire pour chanter les louanges de cette BD, mais c’est vrai qu’il y aussi un peu de fesse (là j’aurais tout tenté). 🙂
La couverture m’a immédiatement attiré et par la suite, je n’ai eu que des échos favorables sur cette bd. J’adore les dessins à la fois plein de vivacité et doux, lumineux et anguleux. Ce trait me rappelle une bd de Cyrille Pomès, A la lettre près, que j’aime beaucoup. Mais comme le thème est celui du burlesque, je vois un peu du trait de Greenwich Village dedans.
Quant à l’histoire, elle est forcément intrigante vu son originalité. Et comme tu le dis, elle a l’air d’être d’utilité publique si par exemple elle dénonce « l’artificialité des conventions comportementales attribuées au genre »…
Je suis totalement convaincu et vais donc attendre un peu avant de foncer dessus !
Quant à la BO elle colle parfaitement à l’ambiance même si musicalement je ne suis pas fan : c’est de la chanson française de tradition.
https://www.google.fr/search?tbm=isch&q=cyrille+pom%C3%A8s+%C3%A0+la+lettre+pr%C3%A8s&gws_rd=cr,ssl&dcr=0&ei=VyjlWbXTJMqsa4rjvaAH
Ça a l’air un peu moins gai les dessins de Cyrille Pomès. C’est un auteur que je ne connais pas.
Je n’ai pas suivi cet auteur mais le ton est résolument mélancolique et amer, d’où ces tons verts prédominants.
Quant aux bds sans texte, elles demandent une grande rigueur narrative mais tu l’expliques mieux que moi. Si ce n’est déjà fait, il faut lire Là où vont nos pères.
Salut Cyrille.
Betty Boob constitue une lecture plus spontanée et fluide que Là où vont nos pères.
Je partage l’avis de Bruce. Ayant lu Là où vont nos pères, je l’ai trouvé plus cérébrale dans la mesure où il me fallait exprimer en mots (dans ma tête) certains des concepts contenus dans certaines images, effort qui n’est pas nécessaire pour apprécier Betty Boob.
Voilà. Il y a un effort de déchiffrage à faire alors Betty BooB fait appel à l’humour et la simplicité.
Effectivement, j’ai retrouvé une partie de la luminosité de Greenwich Village dans cette bande dessinée. Mais en termes de narration graphique, Betty Boob est beaucoup plus inventif et plus ambitieux du fait fait que l’histoire est racontée sans mots. Ce n’est qu’en rédigeant pour article que j’ai pris conscience de la consistance des thèmes abordés, de cette réaction au carcan de la normalisation implicite.