L’amour que nous ne ferons JAMAIS ensemble (Serge Gainsbourg)

Focus : Lemon Incest par Serge Gainsbourg et Frédéric Chopin

Texte de : BRUCE LIT
Illustrations de : EDWIGE DUPONT

1ère publication le 24/11/17- MAJ le 03/09/18

Un zeste d Edwige Dupont

Un zeste d’Edwige Dupont ©Edwige Dupont

Voici deux ans que je m’étais engagé auprès de Tornado à écrire cet article sur Serge Gainsbourg mon idole. Mais comment écrire sur ce génie absolu aux vies aussi multiples qu’un David Bowie et qui aura séduit et scandalisé pendant 40 ans la France et les Français ? Comment lui rendre hommage sans tomber dans l’académisme ou le copier coller de l’article (de qualité ) lui étant consacré sur Wikipedia ?

Une chose était sûre : je ne voulais pas m’emmerder à vérifier les dates clés de sa carrière alors que j’ai lu la plupart des bouquins lui étant consacrés. Donc, voilà : il n’y aura pas un mais plusieurs articles sur Gainsbourg en fonction de l’accueil qui sera réservé à celui-ci. Selon la chanson que j’aurai choisi, je brosserai le portrait du Gainsbourg de l’époque et du contexte en France. Comme une pièce de puzzle ou d’une biographie que l’on lirait dans le désordre.

Enfin, Gainsbourg à t’il sa place sur un site consacré à la BD ? Oui ! Car Serge était un personnage de roman russe tout comme un héros de BD et dont la vie à souvent été adaptée en bulles, le réalisateur de sa biographie à l’écran n’étant pas moins que Joann Sfarr.

Tout à été conçu pour que vous puissiez apprécier cet article sans connaître voire même apprécier Serge Gainsbourg. Mais ça me ferait rudement plaisir de savoir que cet article puisse contribuer à convertir certains d’entre vous à la poésie magnifique de cet écorché vif.

Pour ce premier volet, j’ai choisi la difficulté puisque nous parlerons davantage de Gainsbarre que de Gainsbourg et de sa chanson qui scandalisa la France de 1984 : Lemon Incest interprétée en duo avec sa fille Charlotte alors âgée de 13 ans.

Charlie par Edie ©Edwige Dupont

Un dernier mot avant de commencer. Cet article a été illustrée par Edwige Dupont que j’ai rencontré sur Facebook il y a deux mois de celà. Je trouve ses dessins sensuels mais pas sans suite. On tape un peu la discute et dix minutes, sur un coup de tête, je sais qu’elle fait partie de « la famille » : rock, poésie et métal. Et Edwige accepte d’illustrer TOUS les articles à venir sur Gainsbourg et ne dort plus pendant une semaine à force de trimer sur mes caprices! Elle est aussi talentueuse qu’adorable et par conséquent, a toute sa place dans cet article.

Exquise exquisse

Lorsque Lemon Incest sort, Gainsbourg est à la fois au crépuscule et au début de sa carrière. Il ne lui reste que 7 ans à vivre avant que lui, l’homme le plus aimé de la France d’alors, meurt seul à son domicile d’un arrêt du coeur déclenchant une incroyable émotion nationale.

Lemon Incest évoque clairement la tentation de l’inceste avec Charlotte sa dernière muse. Pour qui la découvrirait aujourd’hui il est aisément compréhensible de saisir la répulsion que cette chanson peut encore inspirer. C’est justement ce qui en fait à la fois le danger et la beauté restés intacts 30 ans après la parution de ce single. Les poses lascives de l’enfant, la réalisation de Gainsbourg qui utilise la caméra comme une vague qui irait lécher les cuisses de Charlotte, cette voix qui se brise dans les aigus, rien n’est fait pour séduire et ne pas provoquer le dégoût de l’homme ou la femme de la rue.

Charlotte Forever

Charlotte Forever

Car avant de continuer, soyons clair : la pédophilie et l’inceste sont des crimes punissables par la loi, une loi que votre serviteur a souvent eu à appliquer dans son travail.

Mais à l’inverse de Brando, Kinski, Polanski, Jackson, David Hamilton, ou Yves Montand, Serge n’a jamais été inquiété par la rumeur ou la justice de son vivant ou post-mortem.  Et pour cause : il n’a jamais touché sa fille, sa chanson s’inscrivant dans le domaine du fantasme artistique, les mêmes que ceux de Nabokov dont il vénérait le Lolita, d’un Alfred Hitchcock (beaucoup plus sadique que Serge soit dit en passant) ou du Tourgueniev de Premier amour (la rivalité amoureuse d’un fils et son père auprès d’une même jeune femme ).

Le plus pur, le plus enivrant,

Serge Gainsbourg est né Lucien Ginsburg de parents tous deux deux juifs russes. Lucien est un petit garçon malicieux et drôle que tout le monde adore dans son entourage. Mais son nez crochu et ses oreilles de chou ne font pas que le complexer, elles le mettent aussi en danger car les nazis veillent, la solution finale à été décrétée, et Lucien correspond avec sa tronche à tous les clichés diffusés dans l’abominable film de propagande Le Juif Suss.

Par chance, presque toute la famille de Gainsbourg échappe à la Shoah, souvent grâce à la ruse de Olga, la maman de Lucien et de faux papiers au nom de Guimbard, véritable préquelle du Gainsbarre qui, lui,finira par avoir sa peau…
La famille Ginsburg vit alors chichement après la guerre ; le papa de Lucien joue des chansons populaires au piano dans des cabarets peu recommandables mais à la maison, le futur Serge est bercé par les airs de Chopin qu’il apprend à la perfection.
Gainsbourg qui a déjà adapté les œuvres de Chopin dans ses chansons, notamment le magnifique prélude en Mi Mineur, décide de faire chanter Charlotte sur un nocturne de Chopin intitulé : Tristesse…

Je ne veux pas qu’on m’aime, mais je veux quand même

Gainsbourg aura tout connu dans sa vie : la pauvreté puis l’argent. L’artiste qui brûla son billet de 500 francs à la TV était d’une générosité extraordinaire dans le privé : payant grassement ses musiciens et ses collaborateurs, laissant des pourboires royaux aux taxis qui le ramenaient bourrés, capable d’envoyer de l’argent à des fans dans le besoin. Hypersensible, Gainsbourg avait des manières de prince. Lorsque une petite fille lui écrit qu’avec le billet qu’il avait brûlé, elle aurait pu s’acheter un vélo, il lui en fait livrer un à domicile ! Au festival de Cannes, la chanteuse-enfant Elsa a le blues. Il parcourra toute la croisette pour lui acheter un ours en peluche.

Malgré ce physique qu’il détestait, il mis dans son lit les plus belles femmes de son époque dont Bardot qui lui brisa le coeur et Birkin qu’il aima d’un amour romanesque. Lettré, Gainsbourg se rêvait comme un héros de Stendhal ou de Benjamin Constant. Las, toute sa vie, Gainsbourg sera attaqué pour sa supposé laideur souvent de manière humiliante, et sur sa Judéité (il n’y a qu’à se rappeler les réactions indignée de la Droite de l’époque qu’un juif puisse reprendre La Marseillaise).

Lucien, un enfant espiègle et malicieux qui va progressivement apprendre le cynisme et la mélancolie au contact des autres. Photo du domaine public- Source : Flickr

Lucien, un enfant espiègle et malicieux qui va progressivement apprendre le cynisme et la mélancolie au contact des autres.
Photo du domaine public-
Source : Flickr

Pour comprendre Lemon Incest : Gainsbourg était un être double et mal dans sa peau. Un mec qui changera de prénom (Lucien qui faisait trop garçon coiffeur à son gout, pour Serge, plus russe, plus romanesque, plus viril), de nom (Ginsburg, trop juif se francisera en Gainsbourg pour ne pas pénaliser sa carrière). Et s’affublera du surnom Gainsbarre, un double maléfique pour les 10 dernières années de sa vie.

Beaucoup ont vu en Gainsbarre les dérives éthyliques d’un homme à la dérive : le billet de 500 francs, Whitney Houston (qui était beaucoup plus toxico que Serge qui détestait la drogue et les drogués -elle en est morte d’ailleurs- ), l’humiliation publique de Guy Béart chez Pivot, sa prestation -brillante-chez Sabatier où il réussit à mettre dans sa poche un public prêt à le lyncher. Perdu, Gainsbourg ne l’était pas tant que ça à la télé où il préparait soigneusement ses effets à domicile.

Perdu, il l’était dans sa vie privée. Après avoir attendu le succès populaire avec des manifestes de poésies incroyables : Mélody NelsonL’homme à tête de chou, Gainsbourg se décourage. C’est un homme malheureux, convaincu de faire de l’art mineur. Lorsque il écrit des chefs d’oeuvre admirés encore aujourd’hui même aux États Unis (Gainsbourg est notre principal ambassadeur international, loin devant Johnny), il ne vend même pas 70 000 exemplaires. Lorsqu’il chante La javanaise sur scène, il est hué par un public qui ne supporte ni sa laideur, ni sa timidité. La même chanson interprétée  par Grèco triomphera et lui assurera de confortables revenus.

En fait, pendant 30 ans, la formule est la même : pour vendre, Gainsbourg doit, soit écrire pour les autres, soit des conneries monumentales dont il a honte…Gainsbourg devient ainsi au fil des années un pygmalion cynique et misogyne de ces fées qui lui assurent et lui volent son succès en même temps. Les albums qu’il écrit pour Jane marchent mieux que les siens.

Peu doué pour le bonheur, Serge devient de plus en plus amer, désemparé comme un gosse à qui la mère (son public) refuserait l’amour. Lui qui a détruit toute ses toiles lorsqu’il ambitionnait de devenir peintre entreprend de faire de son autodestruction une oeuvre artistique. Il dira être libre de choisir les clous de son cercueil. Il perd pied, multiplie les pensées suicidaires, tabasse Jane devant ses mômes qui n’en peut plus et finit par le quitter.

En perdant l’amour de sa vie, Serge a désormais les coudées franches pour s’auto-détruire. Sauf que… le succès arrive enfin, par le biais des jeunes punks de Bijou qui popularisent  auprès de la jeunesse des 80’s ce papy destroy. 30 ans après ses débuts, Serge est enfin populaire dans son pays ! Mais le compte à rebours a commencé, il le sait, lui qui s’est remis de quelques crises cardiaques sans jamais ralentir les excès.

Comme un parfait camaléon, Gainsbourg adopte la vulgarité des années frics et se vautre comme un enfant triste dans cet amour si longtemps refusé. S’il écrit toujours pour Jane ses chansons les plus sensibles, Serge est profondément malheureux malgré son nouveau couple avec Bambou, jeune mannequin eurasienne addict à l’héroïne. Ça ne soigne pas son alcoolisme et ses penchants destructeurs.

Chante, comme si demain ne devait jamais revenir

Et nous arrivons à son duo avec Charlotte. Autant ivre de désespoir que d’alcools tristes, Gainsbourg découvre que la Lolita qu’il a toujours sublimée avec France Gall, Melody Nelson ou Marilou se trouve juste sous son toit et c’est sa fille, celle qu’il aimera à la folie, bien plus que Paul et Natacha ses enfants issus d’un premier lit.

Charlotte est une enfant sauvage. La même timidité maladive, la même arrogance dans le regard que son papa. C’est aussi une fille précoce comme beaucoup dans ce milieu qui vit déjà une passion amoureuse avec un adulte du double de son âge. D’elle, Serge dira : Charlotte, c’est une mauvaise herbe, mais je suis un bon jardinier. Cet amour fou est réciproque . Charlotte : Mon père était quelqu’un d’exceptionnel, hors du commun, très à part. Bien sûr, il y avait le talent, le génie, que tout le monde connaît. Il y avait aussi tous ses défauts, l’alcool, la cigarette, les excès. Mais c’était une personne qui avait un tel charme, une telle timidité, un tel mal-être aussi, qu’il était très difficile de ne pas l’aimer d’un amour inconditionnel , se souvient-elle.

Charlotte et son papa rêveur  ©Edwige Dupont

Charlotte et son papa rêveur
©Edwige Dupont (d’après la photo de Serge Vonb Pouck)

Ce duo, c’est le miroir inversé de celui avec sa mère enregistré en 69, le fameux Je t’aime moi non plus. Mais c’est presque la même histoire. Beaucoup virent dans les soupirs orgasmiques de Jane une invitation à la pornographie, alors que Serge gravait sur sillon sa plus belle chanson d’amour. Et sous les oripeaux de la provocation, l’essence vitale de cet homme qui se sentit rejeté toute sa vie, une morale impeccable : L’amour physique est sans issue. Autrement dit celui qui sera longtemps qualifié de gros dégueulasse de la chanson française, matraquait un message sans ambivalence : les histoires de cul ne mènent à rien, rien ne vaut les sentiments !

Dans Lemon Incest, c’est le même topo. Serge à trouvé en sa fille plus que la femme idéale : c’est son moi féminin, celui qu’il a mis une carrière à assassiner à force de haine de soi. Tout au long de sa carrière, Gainsbourg n’aura de cesse de décliner (sic) un de ses aphorismes préférés : Je ne veux pas qu’on m’aime, mais je veux quand même. Une réconciliation avec lui même qu’il parachèvera en donnant à son dernier enfant, ce prénom qu’il avait renié : Lucien.

Lorsque je montre le clip à mon épouse pour la première fois, elle remarque la beauté de la mélodie mais trouve le clip malsain avec ce père et sa fille sur un lit. Une image qu’il est dangereux de prendre au premier degré.
Il s’agit d’un film de Gainsbourg, c’est écrit au tout début du clip, une rêverie à double lecture comme Les sucettes de France Gall.

Sauf que Serge a besoin du scandale pour dire à sa fille qu’il l’aime. Qu’il sexe pose comme jamais en incarnant l’inévitable interrogation du parent sur la sexualité de son enfant. Et qu’il parle ici d’un amour absolu, immaculé, sacré : le plus pur, le plus enivrant.

Ce faisant, Gainsbourg s’adresse à chacun de nous : qui n’a jamais eu envie de tuer son voisin, sa femme ou ses enfants ? Qui n’a jamais eu envie de détruire ce qu’il aime ?  De prendre ce qui ne lui appartenait pas ? Ravages du catholicisme d’ériger en crimes le seul acte d’y penser ! Gainsbourg fait acte d’une honnêteté incroyable : il voit en sa fille une chenille promise au sort d’un papillon (ce que Charlotte est effectivement devenue par la suite).

L'amour que nous ne ferons jamais ensemble. ©Edwige Dupont

L’amour que nous ne ferons jamais ensemble.
©Edwige Dupont

En tant que père, en tant qu’homme, Gainsbourg dit à sa fille qu’elle est magnifique, qu’il l’aime de toute son âme, et que il lui ferait l’amour si ce n’était pas immoral ! On ne peut pas être plus clair : lorsque Henri Chapier lui demandera de répondre à ses accusateurs, Gainsbourg répondra les larmes aux yeux : l’amour que nous ne ferons JAMAIS ensemble ! C’est bien une scène de fantasme dont il s’agit avec cette fumée qui donne au lit de Gainsbourg, une allure de fin du monde où le père où déclarerait son amour à son enfant. Une enfant qui ne sait pas chanter, mais dont l’absolue pureté, l’imperfection adolescente transcende les hurlements des divas de la FM.

Reste enfin la musique, une musique que je peux écouter en boucle pendant des heures tant cette mélodie sur le fil du rasoir est hypnotique dans ses imperfections. Une imperfection toute relative, car la production du morceau est tout simplement monstrueuse : ce funk blanc froid et mécanique totalement en phase avec la  production newyorkaise de l’époque, impressionnant coup de force d’un musicien encore dans le ton à 50 piges passées. Une production qu’il est même possible de reconnaître chez le pape du métal indus Trent Reznor ici.

Oh bien sûr, Gainsbourg n’est pas un saint. Charlotte apprendra à ses dépends à l’école tout le mal que l’on pense de son père et testera la cruelle dichotomie entre la rêverie et la réalité. Et Serge continuera sur sa lancée avec ses deux derniers films où il continue de jouer avec le feu : Charlotte Forever un long métrage embarrassant où il radote et l’étrange Stan the Flasher mettant en scène les derniers jours d’un exhibitionniste.

Des propos encore déviants et chargés de provocation mais toujours très moralistes, puisque ces pulsions sont toujours passibles de mort dans les chansons et les films de Gainsbourg.
Mais pour beaucoup d’entre nous, Gainsbourg était plus qu’un déviant. C’était tout simplement un ovni qui venait bousculer notre société pour la moraliser à coups de hanche voluptueuses.

Lemon Incest c’est aussi et surtout une putain de chanson rock dans l’univers musical affligeant de Peter et Sloane et de Barzotti de l’époque. Une déclaration d’amour tordue mais magnifique à son enfant avec celle, la même année,  de l’ami Renaud et son Morgane de toi avec encore un clip sulfureux signé Gainsbourg ! Charlotte, quant à elle, avec la carrière que l’on sait, mettra presque 30 ans à parler de la mort de son père. C’est elle qui le matin de sa mort trouve le corps de Serge et s’y blottit inconsolable pendant des heures. En son hommage, elle chantera désormais Lemon Incest…..seule. Avec lui dans sa voix. Et Serge au Paradis.

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95 comments

  • zen arcade  

    Je déteste cette chanson.
    Pas pour des raisons morales mais juste parce qu’il m’a rendu impossible d’écouter le morceau de Chopin sans entendre les deux Gainsbourg qui chantent leur amour dont je n’ai personnellement rien à foutre. Et ça me gonfle complètement.

  • Bruno :)  

    Très bel article ! On sent l’amoour.
    Je ne suis pas un inconditionnel -sa poésie ne m’émeut que rarement, malgré toute sa virtuosité- mais je continue d’apprécier à sa juste valeur l’individu : j’aurais adoré le rencontrer si on avait été de la même génération.
    Ça manque terriblement de courage, le show-biz, aujourd’hui.

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