L’adoption : La Garua par Zidrou et Arno Monin
Par BRUCE LIT
VF : Grand Angle
Ceci est le deuxième et dernier tome de L’adoption, un diptyque scénarisé par Zidrou, dessiné et colorisé par Arno Monin. Il est impératif d’avoir lu le premier tome pour apprécier la conclusion de cette histoire.
Quelques spoilers majeurs ne devront pas vous empêcher d’adopter cette magnifique histoire.
Je vous ai suffisamment bassiné avec L’adoption : la Review, le bilan 2016 et l’interview de son dessinateur Arno Monin. Mais il restait à conclure cette histoire et les adorateurs du vieux Gabriel et de la petite Qinaya durent attendre un an pour savoir si le deuxième volume serait à la hauteur. La réponse juste après un petit résumé.
Dans le volume 1, on découvrait Gabriel,un vieil ours de 75 ans, qui tissait avec Qinaya, une petite péruvienne de 4 ans adoptée, une relation d’amour absolue. Alors que dans un premier temps Gabriel, qui a toujours maintenu des relations distantes avec son propre fils, refuse de s’attacher à une gamine ne parlant pas le français, le voilà terrassé et conquis par cette enfant destinée à se faire aimer.
Le premier volume contait donc la capitulation d’un vieux bougon qui réapprenait de la vie et de ses erreurs avant une fin terrible : suite à des irrégularités administratives concernant son adoption, Qinaya était ramenée dans son Pérou, laissant Gabriel et son lecteur sous le choc : l’histoire d’amour se désintégrait comme les vagues d’un bel océan sur les rochers de la réalité.
Alors on a attendu. Et on a même pas triché en demandant à Monin comment ceci continuerait et se finirait. Lorsque sur son Facebook, on vit le vieux Gabriel dans les rues du Pérou, on se prit à imaginer son histoire : celle où le petit vieux irait chercher la gamine dans son pays d’origine et qu’après mille et une complications, Gabriel, prouvant que l’intérêt de l’enfant serait de vivre à ses côtés, pourrait finir ses vieux jours avec Qinayala à ses côtés.
Ce voyage restera inédit dans notre imaginaire car celui proposé par Zidrou prend la tangente et son lecteur à contre-pied. C’est à la fois agaçant (très) et courageux. Agaçant car sur un format de 62 pages, proposer un flashback de deux pages qui ne sert strictement à rien est une perte de temps incompréhensible. Pas coutumier des facilités scénaristiques, Zidrou se prend aussi les pieds dans le tapis lors de l’unique scène de retrouvailles avec Qinaya accompagnée de sa mère supposée décédée !
C’est à la fois le pitch et la déception de cette histoire : Gabriel retrouve très vite Qinaya dans une scène poignante où l’enfant ne se rappelle plus de son grand-père adoptif. Le lecteur est alors terrassé par tant d’injustice ! Il sait, il croit, il veut que Gabriel rafraîchisse la mémoire de la petite fille et que tout finisse bien. Il tourne fébrilement les pages et comme une évidence, arrivé à la moitié de l’histoire, il se rend compte que le grand-père et l’enfant ne seront plus jamais réunis.
Et c’est là qu’intervient Zidrou ce scénariste retors. On le déteste (symboliquement, hein…) pour ne pas nous donner ce que l’on attendait, ce qui nous semblait si facile, si évident. On le hait (toujours pour de faux mais un peu quand même, parce que, faut pas déconner quoi !) pour nous avoir refusé la joie de remettre en scène son couple vedette. Et l’on compose le numéro de la police (qui n’a pas que ça à foutre en plein état d’urgence) pour signaler les méfaits de ce vilain scénariste qui utilise comme faire valoir une petite fille !
Et puis…On encaisse, on renonce, on apprend. La véritable histoire commence. Celui du deuil de Gabriel (le nôtre en fait) qui en arpentant le Pérou avec un autre père éploré surmonte son chagrin et son amertume. Cette sauce à la tendresse, ce n’était qu’un condiment, l’illusion d’un bonheur parfait et facile d’un homme qui a abandonné son véritable enfant en prison. Et c’est cet examen de conscience douloureux et silencieux que Zidrou propose à son lecteur.
L’humour et la tendresse sont toujours là. L’émotion aussi avec sa fin sobre et digne. Simplement, Zidrou recentre son propos : cette histoire, c’est celle d’un homme qui a tout donné à une enfant abandonnée et qui, en s’abandonnant à son tour se retrouve nu, face à lui-même. Par quoi remplacer un rêve qui s’est effacé ? Zidrou répond avec élégance à cette question douloureuse : et pourquoi ce vieil homme a t’il donné autant d’amour à une inconnue alors que son propre fils en avait besoin ? Comme les fresques Peruvienne, l’enfant va traverser l’histoire en pointillés. Cet enfant dont on dit qu’il fut le bien de consommation affective des adultes du 20ème siècle après des siècles d’esclavage.
Cette deuxième partie de L’adoption est finalement celui d’un renoncement. Gabriel avait besoin de se perdre pour se retrouver. D’adopter pour se réadapter. Voir son fils incarcéré pour le libérer. C’est tout à l’honneur de Zidrou qui a beaucoup écrit ailleurs sur le suicide des enfants (!), la guerre ou le handicap mental que de traiter ici l’injustice de l’amour. Quitte à parfois à se contredire : dans le volume 1, il montrait que l’amour pur et désintéressé pour autrui valait celui du sang. Ici, il dit exactement le contraire : face aux déceptions, rien ne vaut les liens du sang.
Arno Monin, lui est en pleine forme : le tracé de ses personnages est toujours aussi harmonieux, plein de rondeurs et de tendresse. Le genre de trait rare qui parvient à donner une identité visuelle à monsieur tout-le-monde. Le regard est tout de suite happé par ces personnages ce qui évite à Zidrou de perdre du temps à les définir ! Une douceur prolongée par les couleurs chaudes de Monin qui confère à l’histoire son aspect chaleureux et humain.
Le trait a un peu changé par rapport au volume 1 : le crayonné est souvent apparent sans que cela soit gênant bien au contraire, ce choix esthétique de Monin confère à la Quête de Gabriel son urgence et son imperfectibilité. Quant à la couverture, elle est encore une fois splendide avec ce vieillard qui traverse décidé les rues de Lima, perdu dans ses pensées sans regarder alentour.
Monin parvient à rendre insolite cette scène avec ce vieux bonhomme marchant droit devant lui son sac de rando sur le dos et le cartable de Qinaya à la main sans le ridiculiser. Monin est aussi musicien et l’analogie avec le dernier disque des Beatles Abbey Road n’échappera à personne. Le disque du passage vers les adieux mais aussi d’un nouveau départ. Celui qui concluait avec « Finalement l’amour que l’on prend vaut celui que l’on fait ». Une phrase totalement adaptée à cette histoire.
Tout en équilibre contrôlé, le duo Zidrou-Monin livre une histoire dans l’histoire. Pour peu que le lecteur accepte cette escale imprévue, cette escapade au Pérou propose suffisamment de contenu et de scènes fortes pour adopter définitivement Zidrou comme un maître de la BD contemporaine.
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La BO du jour : Comme Zidrou, Nino était un poète qui savait faire autant rigoler que pleurer et ici à chaudes, chaudes larmes. Frissons…
Le coup classique du scénariste qui n’écrit pas l’histoire qu’on attendait… et tu lui pardonnes quand même !
Cet enfant dont on dit qu’il fut le bien de consommation affective des adultes du 20ème siècle – Voilà une idée que je n’avais eu l’occasion de croiser et dont le cynisme est assez déprimant.
Adopter définitivement Zidrou comme un maître de la BD contemporaine – Depuis que j’ai découvert ce scénariste sur ton site, j’ai l’impression qu’il écrit à lui tout seul une proportion significative de la production de BD franco-belge et qu’en plus il s’illustre dans des récits de nature très différente.
et tu lui pardonnes quand même !
Comme dit dans l’article, une fois la colère passée, « l’histoire de substitution » en vaut la peine.
Cet enfant dont on dit qu’il fut le bien de consommation affective des adultes du 20ème siècle –
Mes études m’ont amené à étudier la sociologie de l’enfant. On y apprenait que jusque la fin de la seconde guerre mondiale, un enfant n’était pas considéré.
Ce n’est qu’avec la fin de la guerre, la découverte des horreurs de La Shoah, et surtout l’avènement de la psychanalyse que cette génération mit en l’enfant un symbole d’espoir et de renaissance. C’est surtout la découverte de la psychologie infantile et la richesse de leurs émotions et de leur sensibilité.
Ça ne veut pas dire qu’on aimait pas les enfants auparavant, mais comme pour le mariage d’ailleurs qui fut longtemps un arrangement pécunier et stratégique entre les famille bien avant les sentiments, mais dans bien des cas, les gosses étaient considérés comme de la main d’oeuvre, de petits animaux, des estomacs sur pattes, des bâtards ou des accidents sexuels.
On ne sera jamais rendre assez grâce à la psychanalyse et là je pense beaucoup à Dolto pour avoir rappelé que les enfants sont des personnes avec des droits. A l’inverse de tout ce que l’humanité aura connu l’enfant mendiant représenté par Remy, Pierrette (une enfant qui meurt de maltraitance chez Balzac), Cosette, Gavroche, les gosses de Dickens, devient Le Petit Prince qui oeuvra pour peindre la beauté et la poésie de l’âme des enfants.
Ce qui rejoint d’ailleurs mon propos dans cet article : réparer les accidents et les frustrations de la vie par la venue d’un enfant. C’est ce qui a été nommé un bien de consommation affective dans les années 60. C’est également ce qui est au coeur du débat autour de l’adoption ou non par les homosexuels d’enfants. Le bonheur par la maternité/paternité est une définition très récente.
Merci pour cette mise en perspective.
Je me souviens qu’outre les livres Votre bébé de 1 jour à 1 an, et Votre enfant de 1 an à 3 ans, j’avais lu Françoise Dolto expliquée aux parents, de Jean-Claude Liaudet, ce qui m’avait permis d’envisager mes enfants d’une autre manière.
C’est un postulat passionnant que tu mets en avant. Et ton article donne envie de lire cette histoire en deux temps et en deux mouvements opposés.
Par rapport à ta réponse à Présence sur le nouveau statut des enfants au lendemain de la 2nde guerre mondiale : Je me fais souvent la réflexion que notre société ne sait faire qu’une chose : Passer d’un extrême à l’autre. Ainsi, de l’enfant-esclave que tu évoques en sommes nous arrivés à l’enfant-roi. Comme d’habitude, ces extrémités sont catastrophiques et cette orientation se ressent jusque dans les écoles où l’on est passé du « Maitre au centre du savoir » à « L’enseignement au centre du savoir », et enfin à « l’Elève au centre du savoir ». La dernière réforme, ultra-ultra-ultra-catastrophique, propose ainsi de donner toujours un peu plus d’autonomie aux ados (liberté d’utiliser leurs téléphones portables à l’école par exemple; sacralisation des écrans qui sont soi-disant l’avenir de l’apprentissage, banalisation des incivilités, etc.). Bref, l’enfant-roi à l’école, une connerie monumentale qui ne semble choquer personne…
Bon, je m’éloigne un peu de l’article, mais bon…
C’est très vrai ce que tu dis et ça me donne envie de revoir Battle Royale…J’aime voir Kitano en Amanda Waller qui fume des ados…
J’ai trouvé ça extrêmement courageux de ne pas nous donner ce qu’on attendait. Bravo à l’éditeur qui a fait confiance et bravo au dessinateur qui fait (une fois encore) des merveilles dans son travail.
Bonjour,
C’est un bien bel article érudit et sensible que je découvre grâce à facebook. Vous rendez honneur à ce bien bel album.
Bonne journée.
@Nathalie : merci pour cet éloge. Mon esprit tordu mais romantique ne pourra pas s’empêcher de noter que vint une lectrice du nom de Nathalie le jour où j’ai choisi Nino Ferrer en BO de l’article. Si cet article vous a plu vient demain l’interview de Arno Monin.
@Tornado : je n’aime pas beaucoup le concept d’enfant-roi vu que j’ai souvent croisé dans ma carrière des gamins à peine sortis de chez Victor Hugo, mais je suis d’accord sur le superpouvoir des enfants à nous transformer en esclaves….
Si je n’ai pas vraiment envie de lire ce genre de BD intimiste un peu tristoune, j’avoue que ta propre émotion de lecteur et la meilleure façon de « vendre » cette oeuvre.
bel article, vraiment.
@Omac : n’ayant qu’une connaissance « intuitive » de la psychanalyse, c’est à dire bancale et non universitaire, j’apprends avec beaucoup d’intérêt cet élément très touchant concernant l’enfance de Winnicot. Pour avoir beaucoup travaillé avec des psychologues de l’enfance, je peux attester des très émouvantes transformations que ce travail a pu produire chez des enfants maltraités et qui m’a fait grandir en tant qu’humain. Rien ne peut nous préparer au bouleversement qu’occasionne l’arrivée d’un enfant dans notre vie. Et je peux comprendre (sans les accepter) la violence de parents à l’égard des gosses.
La violence envers les enfants est d’ailleurs un concept flou…. Lorsque tu frappes un animal, c’est de la cruauté, lorsque tu tabasses une femme, c’est désormais considéré comme un délit, si tu frappes un gosse, c’est encore considéré comme éducatif avec ‘la bonne fessée » et des exemples forcément personnels donc vrais.
Je suis retourné sur l’article du tome 1. Dans les commentaires, on évoquait un peu les clichés. Apparemment, Zidrou a pris les lecteurs à contrepied sur ce tome 2. C’est audacieux de sa part mais ça ne va pas contribuer à me donner plus envie de me plonger dans cette lecture. Sorry.
Un petit détail, je suis surpris qu’ayant rencontré son « grand père » à l’âge de 4 ans, la petite fille l’ait oublié 18 mois après… 4 ans, c’est déjà âgé pour oublier aussi vite.
Par contre, dans les scans du tome 1, on avait une scène de « Maman pas mourue » de la part de Qinaya, du coup, ce détail est cohérent avec le fait qu’on retrouve sa mère vivante dans ce tome, non ?
En fait, ça fait un peu penser à la mésaventure de l’Arche de Zoé, tout ça…
@JP : Oui Qinaya oublie un peu trop facilement son grand-père, c’est la faiblesse du récit. La mienne à 6 ans se rappelle parfaitement de certaines choses 3 ans auparavant.
Maintenant dans leur seule scène ensemble, Qinaya semble ne pas rejeter cet inconnu.
Concernant la mère pas mourue, je pensais aussi à la faute de script. Avant de tout relire dans la foulée et de réaliser que l’enlèvement de cet enfant à sa mère dont personne n’ a pu prouver la mort est au coeur du récit. Monin choisit de ne pas la représenter et la laisse dans l’ombre. C’est un choix qui évite tout pathos je trouve.
L’arche de Zoe : à la différence que Gabriel rentre bredouille et ne savait pas que sa petite fille avait été volée.
@Cyrille : tu as tout à fait raison ! Si tu es assez confiant, tu n’as aucune raison de lire tout ça. Personnellement, j’ai découvert Dolto par hasard : Dans sa Psychanalyse à l’épreuve de l’évangile où elle apporte un regard fascinant sur la Bible en tant que psy et croyante. J’adore lire La Bible même si la foi n’y est plus.
J’ai ressenti exactement les mêmes frustrations que toi, et eu les mêmes tendresses par la suite. C’est vraiment une belle histoire, avec de très beaux dessins, et une évolution étonnante mais au final pas du tout idiote. Même si j’ai du mal à croire que Quinaya ait pu oublier si vite son grand-père.
Tu m’apprends quelque chose sur la place de l’enfant, je ne suis pas du tout au fait de cette évolution sociétale (même si effectivement je suis le premier à me trouver trop coulant avec mes ados que je vénère – alors que je les engueule aussi copieusement), en tout cas cela est révélateur de l’histoire des 70 dernières années. Merci beaucoup. Je n’ai jamais lu Dolto, ni quoi que ce soit sur l’éducation. J’ai sciemment refusé de lire tout ouvrage sur le sujet tant je voulais me prouver que je pouvais être un père sans formation, juste avec mon bon sens.
Encore une fois un bel article où tu n’hésites pas à ajouter de l’humour que je serai bien incapable de produire, bravo !
Hé hé. Je n’ai pas résisté longtemps après avoir vu chez Aaapoum bapoum l’existence du tome 2. J’avais été bouleversé par le premier tome suite au très bel article de Bruce (le meilleur de la saison dernière 😉 et je voulais revivre une belle émotion. Et ben ça a encore marché ! Le voyage était bien planifié depuis le départ (différent du premier) mais cette fois ci dans le concret avec son lot de désenchantements.
En complément de ce qui est écrit ci dessus, je me suis amusé du tourisme contrarié des personnages qui revient comme un gag et qui est sans doute de même nature que le rapt d’enfant. Un rapport dénaturé avec le monde et de prédation. Mais la fin de la bd redonne du sens et un peu d espoir.
Comme je l’avais dit lors de ton premier article, quelque soit le talent de conteur des auteurs, j’étais très dérangé à l’idée de connaître le déroulement de l’histoire avant même d’ouvrir la BD !
Pour le coup s’ils prennent leurs lecteurs à contrepied avec le tome 2 c’est plutôt une bonne nouvelle !
La surprise ne fait-elle pas parti intégrante du plaisir de la lecture !
Moralité paradoxalement même si tu as moins bien noté ce volume j’ai bien d’avantage envi de le lire !