L’Oreille Cassée + L’Île Noire, par Hergé
Par : TORNADO
VF: Casterman, Editions moulinsart
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Première publication le 4/12/17- MAJ le 16/10/2021
Contrairement aux albums précédents, qui formaient une sorte de diptyque dont les événements se suivaient et formaient plus ou moins un tout cohérent, L’Oreille Cassée et L’Île Noire développent deux aventures distinctes. Ils n’en demeurent pas moins complémentaires, reflets d’une même période et il est assez intéressant de les mettre en parallèle. L’article portera ainsi sur les deux albums.
Hergé avait réalisé ces histoires une première fois sous la forme de périodiques en noir et blanc dans les pages du Petit Vingtième, le supplément jeunesse du journal belge Le Vingtième Siècle. Comme il le fera avec toutes les aventures de Tintin datant d’avant la fin de la seconde guerre mondiale (à l’exception d’un Tintin Au Pays des Soviets qu’il trouvait trop mauvais), l’auteur remaniera ces bandes-dessinées au moment de leur sortie en album en couleur chez son nouvel éditeur : Casterman. Certaines de ces créations seront entièrement refaites (Tintin au Congo, Tintin en Amérique), d’autres seront simplement redécoupées et complétées de quelques décors, afin de passer à une pagination immuable de 62 pages (par exemple Le Sceptre d’Ottokar).
Initialement, L’Oreille Cassée avait été publié comme un long feuilleton entre 1935 et 1937, et L’Île Noire entre 1937 et 1938.
Le premier sera colorisé dans sa version album en 1943. Le second connaitra pas moins de trois versions différentes : Une première version couleur en 1943, puis une deuxième, entièrement refaite, en 1966.
1- L’Oreille Cassée.
Après Le Lotus Bleu, album de l’éveil et de la maturité pour Hergé, à travers lequel il s’était livré à une véritable étude géopolitique de la Chine, L’Oreille Cassée vient assurer la transformation de l’essai. De nouveau, Hergé s’inspire de l’actualité brûlante de son époque et se documente de manière très sérieuse avant d’envoyer son héros à tel endroit du globe (contrairement au temps où il se contentait d’illustrer les clichés véhiculés par l’imaginaire colonialiste). Par exemple, pour L’Oreille Cassée, le créateur de Tintin s’inspire des événements du Gran Chaco, à l’origine de la guerre entre la Bolivie et le Paraguay entre 1932 et 1935, résultat tragique de la concurrence entre deux compagnies pétrolières, qui firent tout de même cent-mille morts dans l’indifférence internationale la plus totale. Une tragédie qui permit néanmoins à certains opportunistes, comme les trafiquants d’armes, de faire leur beurre …
Parce que sa nature humaniste et engagée avait fait du Lotus Bleu un véritable réquisitoire à l’encontre du Japon impérialiste, Hergé avait subit quelques démêlés avec les ambassadeurs japonais présents sur le sol Belge, qui étaient venu l’accuser de ternir l’histoire de leur pays. Dans une volonté de liberté toujours plus grande, Hergé décida donc d’envoyer Tintin, pour les besoins de sa nouvelle aventure, dans l’équivalent fictif de la Bolivie et du Paraguay, ces derniers devenant ainsi le San Theodoros et le Nuevo Rico. L’auteur inaugurait alors une longue série de pays fictifs qui allaient le mettre définitivement à l’abri de toute riposte politique, tout en continuant à dénoncer les travers de notre monde, mais de manière subtilement détournée.
A bien des égards, L’Oreille Cassée entretient des airs de famille avec Le Lotus Bleu et constitue le segment central d’une sorte de première trilogie à vocation de critique politique dont Le Sceptre d’Ottokar représentera le dernier volet.
Hergé réalisait ainsi une sorte de mea-culpa grandiose, destiné à faire oublier les oripeaux du colonialisme de l’époque de Tintin Au Congo et toutes les naïvetés des premières aventures du jeune reporter à houppette.
Malgré tous ces efforts pour faire évoluer son œuvre, il existe encore aujourd’hui un tas de gens qui, n’ayant certainement jamais ouvert un album de Tintin, s’évertuent à qualifier l’auteur de fasciste, arguant qu’il était davantage préoccupé à faire ami-ami avec les nazis et à traiter les africains de petits nègres au temps du Congo, que d’écrire quelque chose de politiquement correct. Nous reparlerons de cela à l’occasion de l’article sur Le Crabe Aux Pinces d’Or mais je pense que l’on peut d’ors et déjà dire à ces personnes qu’elles se plantent sur toute la longueur et qu’elles feraient mieux de cesser de bafouer l’œuvre d’un des auteurs majeurs du XX° siècle, parmi les plus humanistes que notre espèce ait connus…
Tout aussi riche que soit cet album, il fait néanmoins partie, au même titre que les deux autres de la trilogie géopolitique, de ceux que j’aime le moins me relire. D’abord parce que toutes ces critiques me sont longtemps passées au dessus de la tête (enfant, je n’entendais strictement rien à ces références adressées à une actualité antédiluvienne) et que, même si cette orientation en fait des documents d’une importance majeure dans la perspective de garder une trace de notre histoire par le biais de la fiction, elle alourdit une série d’aventures qui sont immédiatement moins divertissantes.
Ensuite parce que, comme tous les albums qui avaient été publiés initialement sous la forme d’un feuilleton de 120 planches et qui n’ont pas été refaits (contrairement aux Cigares du Pharaon par exemple, entièrement redécoupé et redessiné), L’Oreille Cassée souffre d’une densité de texte et de vignettes assez étouffante. Si vous comparez les deux versions noir et blanc et couleur, vous constaterez que la première est beaucoup plus fluide et aérée, malgré la présence d’un texte déjà assez fourni !
Pourtant, force est de constater que c’est précisément dans ces albums que le métier initial de notre jeune héros, à savoir celui de reporter, est le mieux représenté. Car même s’il ne mène pas un reportage à proprement parler, on le voit systématiquement se précipiter sur la moindre curiosité, au mépris du danger, afin de faire la lumière sur les événements et de dévoiler la vérité. Soit l’apanage d’un véritable journaliste d’investigation, dont Hergé se fait évidemment le porte-parole par procuration….
L’album est, qui plus est, enjolivé par une dernière partie directement tournée sur le volet de l’aventure à l’état pur avec le voyage en pirogue au pays des Arumbayas. Et là, rien ne manque sur le terrain de l’exotisme, que ce soit avec les féroces piranhas ou les terribles sarbacanes employées par les indiens, ou encore le fameux sorcier perfide, dont on avait déjà vu une première version dans Tintin en Amérique. Un peu comme si, soudain, Hergé s’était aperçu qu’il fallait revenir à quelque chose de plus immédiatement divertissant !
Par ailleurs, à l’époque de la diffusion de l’album sous forme de feuilleton périodique dans les pages du Petit Vingtième, notre auteur continuait d’agrémenter sa rubrique « Le Mystère Tintin », invitant ses lecteurs à l’aider, soi-disant, afin de trouver une solution pour sortir son héros du pétrin dans lequel il venait de le mettre…
Au rayon des « détails », notons encore la première apparition du général Alcazar, l’un des personnages emblématiques de la série, qui opère ici une entrée assez remarquée.
Parmi les autres protagonistes, on retrouve également quelques versions d’hommes plus ou moins célèbres de l’époque (une constante chez Hergé), à peine transformés par le prisme de la fiction, comme par exemple le trafiquant d’armes Basil Baharoff qui devient ici Basil Bazaroff, ou encore l’explorateur Ridgewell qui évoque Percy Fawcett, l’explorateur et ami de Sir Arthur Conan Doyle qui, n’étant jamais revenu de son exploration amazonienne, inspirera à l’écrivain son mythique Monde Perdu.
Enfin, le fameux fétiche Arumbaya marquera durablement les esprits, voire l’imaginaire collectif, et l’on en trouvera un avatar dans le film de Philippe de Broca tourné comme une sorte d’adaptation officieuse de l’univers de Tintin : L’Homme de Rio. Un film qui condense tout un tas d’emprunts à la création d’Hergé, mêlant ainsi le fétiche aux trois licornes d’une autre aventure bien connue, mais dont l’action si situe néanmoins dans un cadre similaire à celui de L’Oreille Cassée…
2- L’Île Noire.
Au sortir de L’Oreille Cassée, Hergé trouve que les aventures de son héros de papier tiennent toujours beaucoup trop du feuilleton en roue libre. Il désire donc se recentrer sur quelque chose de plus ramassé. Un véritable scénario, en somme, avec un début, un milieu et une fin. Il imagine alors une simple et unique intrigue policière, délaissant pour un temps les critiques géopolitiques. Tintin se lancera tout simplement sur la piste d’un réseau de trafic de faux billets. Tel est le point de départ de L’Île Noire.
Histoire d’apporter un décor propre à créer le frisson, Hergé choisit l’Ecosse et ses châteaux hantés comme nouvelle destination. Il profite ainsi de l’aura de mystère que dégage le pays, notamment depuis les rumeurs, au début des années 30, de l’existence d’un monstre au fond du Loch-Ness. A cette légende persistante, Hergé va avoir l’idée lumineuse d’y associer le mythe de King Kong (le film originel étant sorti en 1933). Le gorille Ranko incarnera donc la « bête », cachée sur la sinistre île noire, afin de terrifier les pêcheurs et éviter qu’ils s’approchent de ce repère de trafiquants…
Pour autant, Hergé ne renonce pas à son désir de dénoncer les maux de notre monde et s’inspire une nouvelle fois de l’actualité car, en même temps que la montée du nazisme en Europe devient une menace véritable (l’un des principaux antagonistes de L’Île Noire se nomme Müller), les faux-monnayeurs commencent à pulluler dans tous les coins.
Puisque c’est un visionnaire et un auteur brillant, Hergé va également avoir l’idée de confronter, tout au long de cette nouvelle aventure, les mythes du passé avec les éléments de la modernité. C’est ainsi qu’au cadre mystérieux et exotique de la vieille Ecosse, répondent toutes les nouvelles technologies utilisées par les trafiquants afin de mener à bien leurs agissements : Train, avion, poste de télévision et de radio, machines capables de reproduire les billets à la perfection, rien n’est oublié lorsqu’il faut dénoncer l’inventivité et la compétence redoutable exercées par les hommes malveillants.
Cette alchimie entre les terreurs ancestrales et les inventions technologiques offre toute sa saveur à cette intrigue policière, à la fois moderne et teintée d’une couleur quasiment fantastique, où plane une aura de mystère romanesque consommée.
De plus en plus, chaque élément introduit dans un album de Tintin témoigne d’une volonté de la part de son auteur de ne rien laisser au hasard. Par exemple, si Tintin est surpris par la découverte d’un poste de télévision au cœur du château de Ben Mor, c’est bien entendu parce que cet appareil était encore très rare en 1937. Mais la présence de cette invention rappelle également que le Royaume-Uni était l’un des premiers endroits où cette technologie commençait à se développer.
Alors qu’Hergé avait refait son album pour la publication en couleur de 1943, il le redessina complètement dans une nouvelle version en 1966. Et L’Île Noire devint ainsi le seul album de l’histoire de la bande-dessinée à connaitre trois versions différentes.
Ce choix fut motivé par l’éditeur anglais qui, au moment de publier le livre au Royaume-Uni, écrivit à Hergé afin de lui faire remarquer que les planches regorgeaient de détails maladroits et d’erreurs en tout genre, ne correspondant pas du tout à la réalité de l’Angleterre et de l’Ecosse. En bon professionnel, Hergé accepta de tout refaire et put ainsi considérablement moderniser l’album, qui profita d’une flopée d’améliorations.
Ces changements ne plurent toutefois pas aux puristes qui remarquèrent rapidement un gros décalage entre la naïveté de l’histoire et un ensemble de modifications contradictoires (notamment lorsque Tintin est surpris par la découverte du poste de télévision), comme si l’harmonie de jadis entre le fond et la forme avait soudain été cassée. Je vois parfaitement ce qu’ils veulent dire. Toutefois, l’album dans sa version finale est si fluide, si admirablement découpé et aéré, que je le trouve personnellement très agréable sous cette forme définitive.
Cette modernisation explique en tout cas pourquoi cet album opérait une telle séduction sur l’enfant que j’étais à l’époque de sa découverte. Et il demeura longtemps l’un de mes préférés. Avec le recul, maintenant que je perçois à quel point il tranche, dans la forme, avec les albums de la même période, le constat est évident : En comparaison du Lotus Bleu, de LOreille Cassée et du Sceptre d’Ottokar, L’Île Noire s’impose pour moi comme une lecture beaucoup plus agréable, avec une mise en forme beaucoup plus élégante et, surtout, un découpage plus fluide et bien plus percutant. Ainsi refait, cet album aura évité l’écueil dont on souffert les autres précités, où les 120 planches initiales redécoupées en 62 pages pleines de texte frôlaient l’indigestion rétinienne.
Par-dessus tout, L’Île Noire me fascinait aussi pour son décor envoûtant et cette lente montée vers le château lugubre habité par la « bête ». Et si aujourd’hui je suis tant amoureux des intrigues policières mystérieuses, des monstres et des châteaux hantés, il est évident qu’une partie de cet héritage provient de cet album. Il aura en tout cas suffisamment nourri mon imaginaire pour que j’effectue directement le voyage en Ecosse où, durant trois semaines, j’allais découvrir ce magnifique pays dans ses moindres recoins, en ayant constamment à l’esprit le voyage immobile opéré bien des années auparavant, à travers les pages de cette septième aventure de Tintin…
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De la pirogue de l’Oreille Cassée au bateau de l’Île Noire, Tornado continue de revisiter pour notre plus grand plaisir les Albums de Tintin, pré-Haddock mais avec des instants inoubliables.
La BO du jour: noire ou pas, une île est une île. Et qui de mieux pour la chanter que le guitariste aquatique du Floyd ?
J’ai revu le film d’animation de Spielberg, et je dois avouer que j’ai davantage apprécié le visionnage que la première fois au ciné. Je ne saurais expliquer pourquoi. Peut être que le côté over the top de certaines scènes d’action m’avait saoulé au cinéma avec le son à fond. Bon ça reste bien over the top à certains moments (la méthode américaine du grand spectacle, en faire des caisses et des caisses !) mais c’est aussi bien fun et j’ai bien aimé le revoir.
Le truc aussi c’est que moi j’ai toujours été fan du dessin animé des années 90. Possible que j’ai connu avant même les BD dont je ne suis pas spécialement un grand fan. Et j’ai du mal à imaginer Haddock sans son doubleur du dessin animé Christian Pelissier. Et les voix françaises du film de Spielberg m’avaient aussi déçu à cause de ça puisqu’elles n’ont rien à voir. Enfin tout ça est aussi affaire de nostalgie, quoi.
Mais c’est pas la première fois que j’apprécie davantage un revisionnage peinard à la maison qu’une projection au ciné. Le son est souvent trop fort, la 3D me fout des migraines, etc. Tout comme j’ai jamais supporté la musique à fond dans les bars ou boites de nuit. Drôle de façon de passer un bon moment de se faire agresser par tous ces sons. Enfin je suis comme ça moi^^
J’ai écouté la BO du jour : c’est pas du tout ma came mais c’est sympa. Tel quel ça me fait vachement penser à Dire Straits.
Oh je m’attendais à ce que tu déteste ! 😅
C’est sûr que c’est pas des plus rock’n roll. Mais j’aime tellement cette voix et cette guitare ! Ce mec me fera toujours vibrer.
Et donc il faut savoir que tous les avions dessinés dans le refonte de L’île noire était signés Roger Leloup au dessin, à l’époque ou il faisait aussi les décors des albums Alix de Jacques Martin. Avant Yoko Tsuno.
Il a collaboré aussi sur Tintin au Tibet, surement sur l’avion aussi. Principalement des décors ou objets techniques.
« Avec Hergé, il travaille « surtout des dessins techniques, puis il m’a testé pour le décor de la gare de Genève-Cornavin dans L’Affaire Tournesol. C’était assez amusant parce que j’ai imaginé une verrière et cette gare n’a pas de toit vitré au-dessus! On aurait pu aller prendre des photos… Ensuite, j’ai fait de petites choses ici et là, comme la chaise roulante du capitaine Haddock dans Les Bijoux de la Castafiore, des autos, des motos, des chars et, plus tard, la conception de l’avion de Carreidas dont j’ai même construit la maquette. Un de mes plus beaux souvenirs a été de me trouver chargé de redessiner tous les avions de la refonte de L’Île noire en 1965. » »
Ah et bien son char, dans l’AFFAIRE TOURNESOL, j’ai dû le recopier je sais plus combien de fois. Quand j’avais 10/12 ans, je faisais des petites BDs de guerre et je n’arrêtais pas de recopier ce char !