Dark Museum tome 1 : American Gothic par Alcante, Gihef et Perger
Cyrille M
1ère publication le 05/05/17- MAJ le 17/02/19
VF : Delcourt
American Gothic est le premier titre d’une nouvelle série initiée en 2017, co-scénarisée par Alcante et Gihef, et dessinée et colorisée par Stéphane Perger.
Nous sommes aux Etats-Unis en 1930, en Iowa, dans la petite ville de Eldon. La grande dépression de 1929 puis le Dust Bowl (une période de tempêtes de sable qui a endommagé l’environnement naturel et les cultures jusqu’au Canada) ont écrasé les paysans, qui souffrent du manque d’eau et de nourriture. L’histoire commence à la foire agricole de la ville, où les autochtones bradent les maigres ressources qui leur restent afin de trouver un peu d’argent pour survivre.
Lazarus Henkel et sa fille Epiphany y vendent leur tracteur pour une quinzaine de dollars, espérant ainsi trouver de la nourriture pour le cadet, Caleb, qui souffre d’une sévère malnutrition. Ils sont pris en photo par un certain Wood, qui capture la détresse et la misère de ces temps. Sans le savoir, Lazarus et Epiphany seront immortalisés dans le tableau American Gothic.
Le tableau de Grant Wood tire son nom du style de la maison visible en second plan. Wood cherchait des personnes qui auraient pu vivre dans ce genre de maison, illustrer un certain état des Etats-Unis dans les années 30. La force de son propos, loin de flatter les egos, retournant le principe des portraits de bourgeois (comme celui des Arnolfini par Jan Van Eyck) pour des petites gens a durablement marqué les esprits. Son absence de merveilleux et son réalisme criant ont fourni un nombre élevé de parodies et de détournements, qui parleront ainsi aux fans de super-héros ou aux geeks de tout poil, mais aussi aux lecteurs du Time, de Mad ou de Forbes.
La série Dark Museum propose un concept original, celui de réinventer l’origine d’une œuvre en l’intégrant dans une histoire horrifique. Ici, le lecteur se retrouve en pleine dépression, dans un univers paysan misérable, affamé et qui n’a aucune aide extérieure. Le maire a même décidé d’accueillir une troupe de forains à la source même du point d’eau de la ville.
En sus de leurs soucis matériels, les habitants sont donc sacrifiés au monde du spectacle, gourmand en ressources : eau, essence, nourriture, le cirque demande beaucoup pour faire vivre ses animaux exotiques parfois énormes. La compassion, la solidarité et la pitié n’ont plus droit de citer : personne ne vient en aide aux Henkel, qui refusent de voir mourir leur plus jeune membre. Toutes les conditions sont ainsi réunies pour que l’horreur explose.
Dans sa structure, ce premier tome reste somme toute classique mais diablement efficace. Les trois premières planches sont muettes à l’exception d’un phylactère en toute dernière case de la troisième planche, laissant parler le dessin et les photos de Wood : un homme travaillerait pour un lit du pain et du lait, une famille nombreuse échange son dernier cheval contre de la nourriture, et la chaleur nous semble réellement écrasante. Toutes les conditions sont ainsi exposées sans temps mort, immédiats, et tout aussi rapidement, l’histoire se met en place.
Le dessin très expressif de Perger y est pour beaucoup. Ses couleurs ne prennent pas tout l’espace, favorisant une couleur dominante pour chaque environnement ou moment : du blanc et du bleu éclatants pour la pleine journée, du jaune pour le crépuscule, du rouge pour l’horreur, du noir et blanc pour les photos ou la nuit noire.
De plus, il laisse de nombreuses zones non colorisées, qui appuient ainsi les pliures, les rides, les textures. Au fur et à mesure de l’horreur grandissante, les traits des personnages se transforment sous ces effets : les rictus en deviennent glaçants. Contrairement à des histoires d’horreur comme Massacre à la tronçonneuse ou La colline a des yeux, les paysans ici décrits ne sont pas dégénérés ou retardés. Acculés, les hommes se transforment en bêtes sauvages, en monstres.
De la même manière, le zoo et son cirque, qui pourraient nous faire croire en une nouvelle histoire à la Freaks ou à une galerie de monstres humains à la House of a 1000 corpses de Rob Zombie, participent à l’horreur ambiant sans fournir un nid de caricatures comme la femme à barbe ou le nain disgracieux. Et sa présence est pourtant totalement nécessaire.
Je n’ai pas fait de recherches poussées, mais cette description de la campagne américaine des années 30 semble très documentée. Ainsi, l’horreur qui apparaît au fur et à mesure n’en est que plus édifiante : le réalisme cru prime à tous les niveaux, dessin, couleur, vêtements, outils, habitations et personnages. Cependant, certains détails sonnent différemment à la fin de la lecture : dans la Bible, Lazare est le nom du premier saint ressuscité.
Comme toujours lorsque je rédige un article sur une bd, j’essaie de ne pas déflorer les intrigues, pour laisser toute la surprise aux éventuels lecteurs. Et j’ai déjà l’impression que j’en ai déjà trop dit, je ne vais donc pas m’appesantir plus et conclure sur l’ensemble des points forts de ce premier tome : un dessin réaliste, vivant, dynamique, des couleurs soignées et expressives, une histoire sans faille, des dialogues qui sonnent toujours vrais, et de la pure horreur sans effets chocs. En cinquante-cinq planches, Dark Museum rend hommage au genre en en prenant les meilleures recettes, avec à la clé une idée de base originale qui incite à se documenter sur des œuvres percutantes faisant partie de l’inconscient collectif.
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La BO du jour : une triple dédicace, pour Patrick 6, Mattie Boy et Gihef. Un jour nous serons tous squelettes.
https://www.youtube.com/watch?v=4S_Ia24fjg4
A propos d’Alcante, quelqu’un a lu son Ars Magna ? Une histoire de conspiration avec des nazis, tout ça^^ Un peu genre L’ordre des dragons dont j’ai parlé, ou Crossfire. Enfin les BD d’aventures à la Indiana Jones avec des secrets mystiques.
L’intégrale me fait de l’oeil.
Tout comme celle de Ghost Money de Thierry Smolderen, mais ça n’a rien à voir^^
Pas lu Ars Magna mais le début de Ghost Money oui. J’adorai la couverture du premier tome. C’est sympa sans plus pour moi mais c’est pas mauvais.
Ok. Bon comme t’as lu que le début, je conserve un espoir que ça peut même être bien^^
Sinon tu as lu le tome 2 de Dark Museum alors ? Tu as un avis différent du mien ? Je t’ai dissuadé de le lire ?
Non, toujours pas lu et oui tu m’as un peu refroidi… et puis il faut dire que ma pile de bds à lire ne fait qu’augmenter, il faut que je calme le jeu et me reconcentre sur tout ce qui m’attend…
Voilà j’ai lu les deux tomes.
J’ai bien fait de ne pas me précipiter à l’achat et d’attendre (je les ai pris à la médiathèque, finalement)…
Le premier est plutôt bon. L’ambiance est assez étouffante et le dessinateur tire clairement l’ensemble par le haut. Son boulot est assez magistral. Le scénario est efficace et le suspense fonctionne très bien, mais le dernier quart verse un peu trop dans le Grand-Guignol je trouve, avec toute la ville qui bascule dans la folie sanguinaire. Il y a quelque chose qui semble avoir échappé aux auteurs, comme s’ils avaient créé un monstre un peu trop gros pour eux. Mais c’est une bonne BD. Je suis d’accord pour 4 étoiles.
Le second est plutôt mauvais. Le dessin est classique et de moins en moins bon au fur et à mesure que l’on avance dans le récit. Le scénario est convenu et la dernière partie complètement torchée et ratée avec des idées vraiment too much (un volcan, un démon, des requins géants…). Toute la dimension artistique en toile de fond qui faisaient la valeur du 1° tome (la métaphore de Grant Wood vraiment bien développée et assez bluffante dans le rapport à l’horreur et à l’histoire (avec un grand H)) donne ici lieu à un récit fantastique vraiment basique et superficiel. Je serai très prudent s’il sortent un autre tome. Même plutôt rétif…
Merci pour ton retour Tornado ! Oui, Perger est un dessinateur incroyable et l’ambiance qu’il diffuse participe vraiment à la réussite du premier tome. Par contre je n’ai pas lu le second.