Luxe, calme et volupté (Talk Talk)

Spirit of Eden par Talk Talk et James Marsh

1ère publication le 14/03/17- MAJ le 26/02/19 suite au décès de Mark Hollis.

CYRILLE M

La pochette en question

La pochette en question

Spirit of Eden est le quatrième album du groupe anglais Talk Talk.

Contrairement aux couvertures de livres ou de bds – surtout les comics, puisque souvent, l’illustrateur des couvertures n’est pas le même que celui du contenu (et d’ailleurs, cela commence à se multiplier aussi dans la bd franco-belge) – la pochette de disque tient un rôle bien plus important que celui d’attirer l’œil. Le disque a pour objectif d’être écouté de nombreuses fois, et donc de traîner régulièrement partout où l’on passe, d’être constamment visible. Elle doit représenter tout ce que le contenu implique et inspire, identifier immédiatement une sensation aussi inexplicable que la musique. Mais aussi la période de temps qui a engendré ce disque, ce qu’ont vécu leurs créateurs ou créatrices.

Edition prints A4 update

Free as a bird

La pochette de Spirit of Eden est un tableau légèrement recadré (il manque le bas où apparaît la signature de l’artiste) de James Marsh. Au milieu d’une étendue d’eau très large, représentée avec des vagues dans le genre des cartes marines anciennes (du XVème siècle par exemple), un arbre bleu aux feuilles tombantes abrite un pingouin, des libellules, un perroquet exotique aux couleurs exubérantes, et ses fruits sont des coquillages. Même si les libellules et papillons volent, ils semblent figés, comme si le tableau voulait être une photo, un instantané. Quelques nuages paressent au loin. L’impression globale générée confronte deux sentiments : d’une part la complexité des formes étranges des coquillages et des oiseaux, l’incongruité d’un arbre surréaliste et forcément imaginaire, de l’autre, l’incroyable apaisement et la beauté inédite de l’ensemble. Il semble promettre que toutes les incompatibilités trouveront une symbiose équilibrée et luxuriante, colorée, soulagée, que everything is gonna be alright. Pour illustrer la musique du quatrième Talk Talk, il ne pouvait y avoir meilleure image.

Premier contact

Ma vraie découverte de ce disque date de mes années de fac, dans les années 90. Mais comme je l’avais surtout écouté distraitement chez un ami de l’époque, j’avais sciemment décidé de ne pas chercher plus loin. J’ai une théorie sur les disques des autres : ils ne veulent pas être ramenés chez vous, leur vraie valeur ne se dévoile que chez ceux que vous appréciez. La plupart du temps en tout cas. Un disque, comme n’importe quelle œuvre, doit s’apprivoiser, s’approprier. C’est du boulot.

Bien plus tard, il y a maintenant plus de douze ans, je me remettais à la consommation de bd via internet et les forums de discussion. Mais comme j’avais tout à réapprendre, que je ne connaissais pas 90% des nouvelles œuvres et des auteurs, je passais surtout mon temps à discuter musique. Ce sont toujours les mêmes personnes ou presque qui me font découvrir aujourd’hui encore des dizaines d’artistes et d’albums, via le sujet « Qu’est-ce que tu écoutes là, maintenant ? ». Faites une recherche : il y en a des centaines de ce type, peut-être même un par forum. La question fatidique du top album personnel déboula rapidement. Et un de mes confrères de poster Laughing Stock, le cinquième et dernier Talk Talk, en première place.

Le dernier album

Le dernier album

Je m’interrogeais et me souvins vaguement de ces soirées de fac chez le pote qui écoutait ce groupe. Cette belle pochette, étrange et élégante, résonna directement en moi avec un album qui avait bercé mon adolescence et m’avait donc construit un peu, le Wind and Wuthering de Genesis : tous deux présentent un arbre solitaire devant un ciel changeant et y associent les oiseaux.

Comme Youtube existe à peine, je me renseignai et finis par acheter d’occasion les deux derniers albums du groupe, le précédent étant Spirit of Eden. Lui aussi avait une pochette dessinée, représentant un arbre avec des oiseaux colorés, mais également des coquillages, l’arbre semblant s’enraciner en mer. Un vrai poème illustré.

Wind and Wuthering par Genesis. A gauche, la pochette, à droite, le dos.

Wind and Wuthering par Genesis. A gauche, la pochette, à droite, le dos

Choix et Circonstances

Toutes les pochettes de Talk Talk sont l’œuvre d’un unique dessinateur anglais, James Marsh. Ce dernier est un peintre, designer et artiste visuel, qui a créé plusieurs couvertures du Time Magazine. Si vous en avez les moyens, ses œuvres sont à vendre.

Je ne sais pas quelle mouvement a le plus influencé Marsh, mais on peut facilement trouver des points communs à ses tableaux : ils sont colorés, représentent souvent la nature, en particulier des animaux volants (oiseaux, papillons), ne proposent quasiment aucun mouvement, et intègrent toujours des éléments surréalistes. Le douanier Rousseau, Dali et Magritte semblent des références évidentes, soit pour la constante présence de la nature soit pour le questionnement de l’image elle-même, de sa réalité et de sa véracité.

Remontons le temps

Remontons le temps

Contexte historique

Datant de 1988, le visuel de Spirit of Eden ne dénote pas trop avec les autres albums sortis cette année-là. Les années 90 approchent, la mutation est en marche. Que ce soit avec Daydream Nation de Sonic Youth, Surfer Rosa des Pixies, Nothing’s Shocking de Jane’s Addiction ou Green de R.E.M., le rock indé passe à l’offensive, supprimant l’image de trublions sortis d’un garage pour fournir des albums plus complexes et élaborés, gagnant en maturité tant dans le fond que dans la forme. Les productions deviennent plus léchées et les maisons d’éditions indépendantes se professionnalisent, comme Sub Pop qui voit le jour deux ans plus tôt.

Les années 80 écrasées de fluo et de modes déjà régressives s’achèvent, les stars des stades commencent à se ternir et se tarir, une catastrophe nucléaire a eu lieu, la guerre Iran-Irak se termine, les otages français au Liban sont libérés, la fin d’une crise pétrolière commencée quinze ans plus tôt va se transformer en un long bras de fer avec l’occident tandis que la guerre froide n’en a plus pour longtemps. Le monde connaît un donc apaisement général, une mise à plat d’années chaotiques et violentes pour des relations internationales plus souples et ouvertes mais où tout se complexifie, car les années fastes des trente glorieuses sont définitivement enterrées.

Un peu de 1988

Un peu de 1988

Contenu

Talk Talk se forme à la fin des années 70, mais ne sort son premier album, The Party’s Over, qu’au milieu de 1982. Le groupe est directement affilié au mouvement New Romantic, qui compte dans ses rangs Duran Duran ou The Human League, des groupes à synthétiseurs plutôt enjoués mais qui n’oublient pas qu’ils font du rock avant tout. Ils participent donc à ce début de décennie un peu régressive, où MTV demande à ce que la vidéo soit nécessaire, où les balbutiements de l’informatique nous infligent des cubes censés représentés des hommes en train de travailler dans le clip Money for Nothing de Dire Straits, où les sons synthétiques et bientôt la dance somment la terre entière de s’amuser coûte que coûte et d’oublier le noir du punk pour porter des vêtements fluos. Une certaine idée du futur. Le groupe devient incontournable avec les tubes Such a Shame et It’s My Life tirés de son second album publié en 1984, It’s My Life. En France, le premier titre servira même de bande-son pour une pub de voiture.

Pour leur troisième album The Colour of Spring, Talk Talk prend une nouvelle direction musicale, tout en gardant leur identité mélodique. Les instruments et les musiciens de studio se multiplient, les titres s’allongent et sont moins nombreux, mais le succès reste et l’album est un best-seller malgré la disparition des synthés. Deux ans plus tard, complètement libre grâce à ses ventes, le groupe provoque un suicide commercial avec Spirit of Eden.

Et pour quelques pochettes de plus de James Marsh

Et pour quelques pochettes de plus de James Marsh

Enregistré en un an, l’album, à l’instar du Pet Sounds des Beach Boys, est le résultat d’expérimentations sonores que le chanteur Mark Hollis et le membre non-permanent, multi-instrumentiste et producteur Tim Friese-Greene conduisent en studio. Les musiciens requis deviennent légion : on y trouve le chœur de la cathédrale de Chelmsford, du hautbois, de l’harmonica, du basson, de la clarinette, du cor anglais en plus d’une tonne de guitares et de percussions. Invoqués par leurs créateurs, l’accident heureux et le hasard font partie du processus de création de ce disque, totalement unique, mélangeant les influences du rock progressif, du jazz, de l’ambient pour une œuvre maîtresse miraculeuse : les instants calmes remplis d’un piano rappelant Keith Jarrett peuvent soudainement se voir déchirés par une guitare électrique doublée d’écho puis piétinés par de solides basses et batteries, ce que la pochette ne laisse pas du tout présager : elle insiste au contraire sur la sensation de plénitude des parties musicales quasi classiques, de ces notes longues et élevées des instruments à vent. L’album suivant Laughing Stock, le dernier du groupe, reste très fidèle à cette nouvelle direction, sans être aussi lumineux ni réussi, plus répétitif et encore plus obscur.

Le public ne suit pas, mais le groupe vient de fournir aux critiques l’occasion d’inventer un nouveau sous-genre du rock, le post-rock, même si bien sûr des œuvres plus anciennes du Velvet Underground, de Bowie, de Scott Walker, de Kraftwerk ou de Pink Floyd pourraient être les vrais instigateurs de cette mélancolie furieuse.

Héritage

Devenu culte, l’album est désormais cité par nombre de musicens et groupes, comme Graham Coxon (guitariste de Blur) ou le très bon Elbow. Vous pouvez presque en trouver une version française dans le magnifique L’imprudence de Bashung. D’abord enfermé dans une case new wave, Talk Talk se sépare en laissant le soin aux critiques de ranger un tas de nouveaux groupes dans cette nouvelle mouvance, même si leurs sons peuvent énormément varier (punk, math-rock, ambient) : Slint, Bark Psychosis, Godspeed You ! Black Emperor, Mogwaï, Mono, Explosions in the sky, Tortoise, Sigur Ros. Cependant, le groupe qui aura sans doute le mieux suivi le parcours de Talk Talk sera Radiohead, son Kid A présentant quelques similitudes avec Spirit of Eden, que ce soit dans les cassures et les ambiances que dans les choix artistiques.

Quant à la pochette, elle a semble-t-elle trop marqué les esprits pour être reprise, copiée ou pastichée. La patte de James Marsh reste reconnaissable, et les années 90 ont préféré se détourner de la nature pour célébrer la ville, qu’elle soit fantasmée ou déprimante, ou au contraire continuer à faire quelque chose avec l’informatique. En général, ce ne fut pas très réussi.

En haut, les précurseurs : Spiderland par Slint et Hex par Bark Psychosis. En bas, la relève : CODY par Mogwaï et Agaetis Byrjun par Sigur Ros

En haut, les précurseurs : Spiderland par Slint et Hex par Bark Psychosis. En bas, la relève : CODY par Mogwaï et Agaetis Byrjun par Sigur Ros

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C’est au tour de Jyrille Bocellin de surfer sur la vague de la New Wave et de nous Parler-parler de sa pochette culte, celle de Talk Talk et de son Spirit of Eden.
Un avant goût de Paradis chez Bruce Lit !

La BO du jour : allez, la musique, le mieux, c’est encore de l’écouter.

49 comments

  • Fusain  

    L’occasion de faire remonter cette belle contribution dans le fil.
    Je l’ai acheté depuis et beaucoup écouté.
    Autour de chez moi, il y a des arbres et de la forêt ou l’on peut entendre et voir beaucoup d’oiseaux.
    Un grand merci pour le partage et la découverte.

    • Jyrille  

      Tout le plaisir est pour moi. Je t’envie un peu d’avoir un tel environnement, les scientifiques se sont rendu compte récemment que – pourtant ce n’est pas surprise je trouve – les chants d’oiseaux rendaient heureux.

      ouest-france.fr/leditiondusoir/2021-04-15/les-chants-doiseaux-rendraient-les-gens-plus-heureux-et-cest-la-science-qui-le-dit-3306d89d-de5f-4b6c-bfcb-06ea12bd5787

  • Bruno. :)  

    2019, déjà. 🙁

    Magnifique exploration.
    De l’analyse référencée des pochettes à celle de l’évolution créative du groupe, c’est un sacré voyage -très visuel !- qui offre plein de nouvelles pistes (!) pour appréhender leur musique. Car ça donne ‘âchement envie !
    Je n’ai longtemps connu d’eux que les tubes, si efficaces, mais rendus presque anodins à l’époque, tant ils étaient noyés au milieu de l’avalanche quasi ininterrompue de Hits (Pop/New-Wave/tout ce que vous voulez…) qui se succédaient à la radio. Obligé de faire des choix dans mes achats, je les ai zappé et n’ai finalement songé à les mieux connaitre qu’à l’avènement d’Internet (mes rares potes n’auraient de toutes façons jamais pu servir d’intermédiaires, tant nos goûts diffèrent.).
    Hében, j’ai décidément raté quelque chose. La sensibilité de Mark Hollis éclaire (ou assombrit, ça dépend des titres !) la plupart des morceaux, et j’ai souvent été surpris par la manière dont son chant réinvente la perception de la mélodie, tant il exprime de personnalité. Je regrette vraiment de n’avoir pas eu la curiosité de « gratter » d’avantage quand j’étais plus jeune, histoire de mieux assimiler leur musique à mon vécu : associée au souvenirs, les chansons s’enrichissent d’une dimension supplémentaire -pas nécessairement nostalgique- qui leur octroie une importance « autre », à chaque écoute. C’est devenu plus laborieux, avec l’âge : c’est terriblement frustrant !
    J’avoue un faible pour les deux/trois albums des débuts, dont le son m’est si familier. Spirit Of Eden va me demander plus de temps, c’est évident.
    Mais il n’est jamais trop tard : je m’y essaye à nouveau, histoire de dépoussiérer mes centres auditifs grave calibrés… MERCI.

    • Jyrille  

      Merci beaucoup Bruno ! Comme par hasard, j’ai réécouté cet album pas plus tard qu’hier soir. Ravi que cela te plaise, et je suis totalement d’accord avec ça :

      « associée au souvenirs, les chansons s’enrichissent d’une dimension supplémentaire -pas nécessairement nostalgique- qui leur octroie une importance « autre », à chaque écoute. »

      Les souvenirs et le vécu ne se dirigent pas vraiment, il faut se dire que même ce qu’on vit maintenant deviendra des souvenirs, cela aide souvent à ne pas avoir de regrets.

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