Marshal Law – Fear and loathing par Mills et O’Neill
AUTEUR : PRÉSENCE
1ère publication le 24/01/15- MAJ le 04/05/19
VO : Dark Horse
Ce tome regroupe les 6 épisodes de la première minisérie parue de 1987 à 1989. Il contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Editions USA a publié ça en VF en trois volumes.
Urban comics en réédite l’intégralité dans un omnibus de 500 pages en avril 2019
Dans un futur proche, San Francisco a subi un tremblement de terre qui a détruit une portion significative de la ville. C’est dans un quartier défavorisé et en partie en ruine que les superhéros de la Guerre d’Amérique du Sud ont élu leur résidence. Ils y font régner une loi brutale et inique, en totale contradiction avec le concept même de superhéros. Marshal Law (un officier de police lui aussi doté de superpouvoirs) représente la police fédérale et il fait en sorte que la situation ne dégénère pas en une guerre des gangs ouverte.
Dans les beaux quartiers, Public Spirit s’apprête à convoler en justes noces avec Celeste. Dans le quartier chaud, plusieurs prostituées déguisées en Celeste ont été assassinées par un superhéros se faisant appeler Bacteria. La première page plonge le lecteur dans un monde nihiliste qui ne laisse aucun espoir. Il s’agit d’une vue d’un quartier non reconstruit de San Francisco (rebaptisée San Futuro) où les rues sont défoncées, les carcasses de voiture s’enchevêtrent dans une pénétration de métaux distordus, une carcasse d’avion gros porteur est visible en arrière plan, et un petit malin a graffité la queue avec un « Pas de chance » d’un cynisme noir.
Puis le lecteur assiste à l’assassinat d’une Celeste qui commence par croiser une caricature du Shadow (qui ici sait tout mais ne dit rien) avant d’être tuée par Bacteria. Ça continue avec l’apparition de Suicida (un vétéran de guerre arborant fièrement sont collier d’oreilles autour du cou, et le slogan « Nuke me slowly » sur son teeshirt) et son gang Gangreen. Le lecteur fait ensuite face à Sorry (le presqu’homme) dont le pouvoir est pathétique. Enfin Marshal Law apparaît pour calmer tout le monde dans une débauche de violence sadique. Garth Ennis s’est souvent vanté d’haïr les superhéros ; la réalité est qu’il est un petit joueur à coté de Pat Mills et Kevin O’Neill. Fear and Loathing est une histoire très dense, très noire et très drôle.
Pour commencer Pat Mills déroule bien une intrigue, sur la base d’une enquête policière avec un meurtrier à découvrir (et à châtier). Il l’écrit comme un bon polar bien noir, avec un personnage principal (Marshal Law) qui est faillible, entraîné par ses convictions, qui cherche une rédemption inatteignable. L’histoire comprend une dizaine de personnages de premier plan qui ont tous une histoire substantielle, un caractère distinct et des motivations claires. Le récit est dense puisqu’il sert à la fois à mettre en place le contexte (San Futuro, la guerre en Amérique du Sud, les individus dotés de capacités supérieures à la normale, etc.), à raconter l’enquête et à exprimer plusieurs idées.
Il est difficile de transcrire à quel point ce récit est immersif. Kevin O’Neill (futur dessinateur de The League of Extraordinary Gentlemen) a une approche graphique qui repose plus sur les angles que sur les courbes. Cette particularité confère une dimension agressive à ses illustrations, plus ou moins marquée en fonction du nombre d’angles aigus. Ce mode de représentation lui valut d’être interdit de comics par le Comics Code Authority qui avait jugé son style incompatible avec des publications pour la jeunesse. Les illustrations d’O’Neill jouent sur plusieurs plans en les faisant coexister sans qu’ils ne se neutralisent. La première apparition de Suicida est un modèle du genre.
Son costume comporte les exagérations traditionnelles : petits obus en guise de bracelets, tête de mort métallique au niveau du pubis, petites pochettes supplémentaires au niveau de la ceinture, etc. Tous ces éléments participent de l’exagération de la virilité, de la force armée, de la puissance masculine ; de ce point de vue le dessin raille ce personnage, en fait une caricature grotesque.
Suicida porte autour du cou un collier d’oreilles humaines. Cet élément est une réminiscence d’une pratique barbare apparue pendant la guerre du Vietnam. Son inclusion fait comprendre au lecteur qu’aussi grotesque que soit l’apparence de ce personnage, il s’agit bien d’un psychopathe qui n’a pas sa place dans une société civilisée.
Dans la même image, O’Neill combine une critique des codes graphiques des comics de superhéros à la musculature surdéveloppée et l’imagerie militaire dénuée de réalisme, avec une pratique barbare de soldats réels. Le résultat est un moment d’humour noir très drôle, obligeant en même temps le lecteur à contempler l’absurdité de la dramatisation exacerbée des superhéros.
Kevin O’Neill a donc ce don pour marier la caricature avec des éléments réalistes ce qui transforme chaque personnage en une critique acerbe des clichés usés jusqu’à la corde des superhéros, tout en conservant l’horreur de ce qu’il représente. Aucun personnage n’est épargné. Le costume de Marshal Law reflète son profil psychologique : le traumatisme des combats, sa haine vis-à-vis de ces gugusses qui abusent de leurs pouvoirs, son dégoût de soi, etc. L’apparence sado-maso de son costume n’a rien de gratuite, il est le reflet de cet individu (mais quand même du barbelé autour du bras !).
Même les superhéros les plus propres sur eux (Public Spirit – une variation sur Superman- et Celeste – inspirée par Wonder Woman) ressortent dégradés par leur apparence. Public Spirit incarne le summum de l’arrogance qui découle de la supériorité physique (la loi du plus fort). Celeste est réduite à ses atouts physiques (un personnage faisant remarquer que sa tête est plus petite qu’un seul de ses seins). Ses qualités de dessinateurs ne s’arrêtent pas là.
Chaque costume et chaque endroit disposent d’une forte identité, grâce à de nombreux détails qui renforcent la sensation d’immersion. Tout au long du récit, O’Neill inclut des graffitis sur les murs, ou sur certains objets. Ces slogans lapidaires sont tous porteurs d’un cynisme sans pitié et sans exception. Par ce dispositif, O’Neill rend perméable la barrière entre dessins et textes, tout en densifiant les informations visuelles.
L’aspect visuel est dense, drôle, et sans concession, entièrement accordé au récit. Pat Mills hait les superhéros, viscéralement, et il le fait bien. Il caricature les stéréotypes des comics de superhéros, il passe à un niveau supérieur d’ultra-violence (plus terrifiant que ceux imaginés par Frank Miller ou Alan Moore), il montre des individus à la psychologie irrémédiablement dégénérée, tout en restant construite et plausible.
Mills ne se limite pas à une simple critique virtuose, cruelle et drôle des superhéros. Il montre l’idiotie de ce type de récit, son caractère infantile basé sur une volonté de toute puissance masculine (Public Spirit a conquis l’espace à bord d’une fusée, c’est le conquérant ultime). Et il emmène encore la réflexion plus loin. Au-delà des vacheries et des méchancetés jamais gratuites, il y a une réflexion intelligente sur la littérature pour adolescents de sexe mâle, ses limites intrinsèques et la possibilité d’une alternative. C’est un point de vue qu’il intégrera plus tard aux aventures de Sláine, a priori un guerrier barbare 100% testostérone, en réalité une lecture cultivée et divertissante de la mythologie celte (par exemple The horned God).
Cette culture affleure discrètement de ci de là, par exemple lorsque le Public Spirit cite en passant Alexis de Tocqueville (De la démocratie en Amérique). D’ailleurs le lecteur prend petit à petit conscience que cette charge brutale contre les superhéros comprend également un point de vue sur la société américaine et les valeurs de cette patrie. Ce n’est pas un hasard si Marshal Law évolue dans les quartiers défavorisés de San Futuro, pas encore reconstruits, et si Public Spirit évolue dans les quartiers huppés.
L’intelligence de Mills ressort également dans le mode narratif qu’il a retenu. L’humour joue à arme égale avec l’intrigue, et avec les réflexions. Il est impossible de résister à la bêtise de Suicida (mais aussi à la détresse de Sorry the nearly man, inoubliable), ou à la prose incisive de Mills. Il intègre en particulier 2 leitmotivs l’un définissant le cirminel (I am bacteria. I am the lowest form of life.), l’autre Marshal Law (I’m a hero hunter. I hunt heroes. Haven’t found any yet.). A chaque fois que l’un ou l’autre effectue cette déclaration, le lecteur peut apprécier un nouveau sens dans ces phrases concises, en fonction du contexte.
La lecture de Marshal Law change le point de vue du lecteur sur les superhéros. L’œuvre de Pat Mills et Kevin O’Neill met à nu l’idéologie sous-jacente de ce sous-genre des récits pour adolescents mâles, et ses codes. Il n’est plus possible après de regarder un récit de superhéros de la manière. Derrière une façade d’humour noir très corrosif, il y a un iconoclasme pur et dur dont la force primaire peut être comparée à celle du punk. Cette agression violente est contrebalancée par un regard humaniste et une approche construite de la société indiquant l’alternative à la vision étriquée du monde, proposée par les comics de superhéros. Indispensable.
Vieux souvenir de la coll<ection Zenda, quand on a sentit que ça bougeait, outre-Atlantique.
Une vision décalée, nihiliste, punk des super-héros, en contradiction avec les codes habituels du genre (tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil), signe des temps en ces années 80 bénies qui virent débarquer Alan Moore, Frank Miller et leur vision adulte des super-slips.
J'avais trouvé les dessins très décalés à l'époque, et l'humour noir et corrosive, mais Marshall Law ne m'a pas autant touché que Watchmen, c'est clair.
Un vrai classique. Merci Présence, ton article est très bien ecris.
Une de mes séries favorites! Ce qui fait que j ai trouvé Biys assez fade.. et pour du Ennis mais aussi face à cette série.
Dommage qu’il manque les crossovers (pas reedités non plus aux USA) surtout celui avec Hellraiser qui est un de mes all-time favorite!
Avec le recul, Garth Ennis a pour partie hérité de la propension de Pat Mills à tenir une tribune pour développer des points de vue au travers de ses personnages. Je me rends compte que je ne suis pas capable d’établir une comparaison dans ma tête entre The Boys et Marshal Law. Derrière un point de départ qui peut sembler similaire (traquer des superhéros abusant de leur pouvoir), les thèmes de fond m’ont l’air assez différent.
@Présence : ces détéstateurs de la culture super héroique, c’est essentiellement britannique ?
Le premier contre exemple qui me vient à l’esprit : Rick Veitch a également un rapport peu tolérant vis-à-vis des superhéros. Avec un peu de temps, je devrais pouvoir trouver des auteurs de comics absolument dégoûtés que les seuls comics qui se vendent soient ceux de superhéros. Tu en as quelques uns qui parodient les superhéros : Bob Burden (Flaming Carrot), Dave Sim (Cerebus, même s’il est canadien). Tu en as plein qui se tiennent à l’écart de tout ce qui est superhéros et qui font des comics dans d’autres genres. Tous n’en sont pas à utiliser leur énergie de créateur pour descendre les superhéros, préférant réaliser des œuvres plus positives.
Merci pour ces contre exemples.
J’ai toujours vu 2000 AD et ce qui en a émergé comme la contre-culture du super héros.
Le rick veitch sorti chez Delirium a effectivement l’air du brûlot antisplip.
pour les américains, je crois sincérement que ça fait parti des lectures d’enfants un peu comme Asterix ou Lucky Luke, tout le monde ne devient pas fan mais c’est dans le fond culturel commun…
après les auteurs peuvent évoluer en Bilal ou Tardi mais c’est là….