Figurec par Christian De Metter
Par : 6 PATRICK FAIVRE
VF : Casterman
Cet article portera sur la BD Figurec publiée en 2007 par Casterman et réalisée par Christian De Metter (d’après le roman éponyme de Fabrice Caro paru chez Gallimard en 2006).
Tous les scans sont faits maison.
Christian De Metter compte parmi mes auteurs préférés. Son talent incroyable pour la peinture et les aquarelles qu’il utilise quasi systématiquement m’amène immanquablement à me demander si je tiens entre les mains une BD ou une compilation de peintures expressionnistes !
Quoi qu’il en soit, un article est actuellement en cours d’écriture (par votre serviteur) détaillant la biographie et l’œuvre pléthorique de ce talentueux dessinateur, je ne me pencherai donc cette fois-ci que sur l’une de ses meilleures productions à ce jour, : Figurec !
Le point de départ de l’histoire est un questionnement que certains d’entre vous ont peut-être déjà eu : et si nous étions entourés de figurants recrutés pour apparaître aux manifestations syndicales, aux enterrements, dans les supermarchés, etc ? Et si le manque de motivations des masses pour une cause, ou la pauvreté des rapports humains conduisaient une entreprise à engager des amis professionnels, de la famille par intérim, ou des consommateurs factices ?
Une idée pas si fantasque qu’il n’y paraît puisqu’au Japon on peut déjà louer un ami aux oreilles bienveillantes pour la soirée ! De même Donald Trump n’a t-il pas lui-même fait appel à des figurants lors de ses tout premiers meeting (avec pour résultat la fortune qu’on lui connait) ?
Ainsi donc la société secrète Figurec offre en toute discrétion les services de figurants pour toutes sortes d’occasions : pour des rôles passif lorsqu’il s’agit uniquement d’être présent à un événement, ou des rôles actifs lorsqu’il s’agit d’incarner un personnage (ami, mari ou femme etc…).
Bouvier est l’un de ces acteurs anonymes, il remarque, lors d’une de ses prestations durant un enterrement (le défunt n’avait manifestement pas assez d’amis pour assister à ses funérailles), un homme qu’il croit être un autre employé de Figurec en la personne du héros de notre histoire ! On comprend la méprise du figurant puisque le personnage principal (dont le nom ne sera jamais prononcé – ce qui est tout sauf un hasard), jeune auteur de théâtre à la dérive, a pour hobby de se rendre aux enterrements ! Sans doute un fan d’ Harold et Maude …
Par le biais de ce malentendu il va rentrer dans le secret des dieux et découvrir qu’une entreprise dont il ignorait tout a des ramifications à tous les niveaux de la société !
A tel point qu’il en viendra à questionner la sincérité des rapports de ses proches…
Figurec marque clairement un tournant par rapport au reste de la production de De Metter. En effet c’est la première fois qu’il ne signe pas le scénario aussi bien que le dessin. Ainsi donc fait unique dans l’œuvre de l’auteur , il ne sera pas question de crimes sordides, de folie meurtrière, de souffrances physiques autant que psychologiques, le tout baignant dans un univers aussi sombre qu’inquiétant… Bien au contraire le contexte est ici particulièrement réaliste voir même criant de banalité au début de l’histoire.
En effet le personnage principal s’ennuie ferme dans sa petite ville de province. Il est désargenté et peine à finir la pièce de théâtre qu’il s’efforce d’écrire. En réalité il s’acharne à réécrire la première scène tout en faisant croire à tout le monde qu’elle va bientôt être jouée ! Il dîne la plupart du temps chez un couple d’ami (qui lui-même traverse une période difficile).
Il est un peu le vilain petit canard de sa famille qui ne manque pas de le comparer avec son cadet. Son jeune frère a en effet un travail épanouissant, une charmante petite amie, tout ce que son ainé n’a pas.
Petit à petit la découverte des services de la société Figurec va faire basculer la vie du héros. Il faut dire qu’il aura la mauvaise idée de louer une petite amie, Tania, pour impressionner sa famille pendant les repas dominicaux et de vraiment tomber amoureux d’elle ! Par touche progressive le récit bascule dans le fantastique et dans la schizophrénie…
La première chose qui interpelle dans cette BD c’est bien évidemment le graphisme incroyable de De Metter. Par l’utilisation de la gouache et des aquarelles l’auteur joue sur les contrastes et les sur/sous expositions. Le rendu est le plus souvent saisissant de réalisme et les visages incroyablement expressifs ! La maniaquerie du dessinateur et son souci du réalisme le pousse à réaliser des sculptures des personnages principaux afin de les utiliser comme modèle.
Coté couleur le verdâtre, est dominant évoquant une moisissure inconsciente qui peu à peu envahit aussi bien les décors que les mentalités.
Les dialogues ainsi que le monologue narratif sont également fort réussis, aussi décalés que parfois ironiques. Basé sur le point de vue du narrateur, on découvre en même temps que lui les rouages de la compagnie Figurec. L’histoire réussit le tour de force de nous faire basculer dans la folie en même temps que son personnage. Le phénomène d’empathie est total et on en viendrait presque à s’interroger sur notre propre réalité !
L’œuvre (car on ne peut plus parler simplement d’une BD) est à mi-chemin entre Matrix pour l’environnement artificiel créée dans le but de nous cacher la réalité du monde dans lequel nous vivons, le Truman show pour l’utilisation d’acteurs destinés à leurrer le héros et surtout Le Prisonnier où tous les membres de la communauté sont des pions manipulés par un ordre social et une autorité invisible.
Figurec se révèle être un vrai jeu de dupe où les figurants sont autant manipulateurs que manipulés puisqu’ils vivent, eux aussi, dans la peur des surveillants, inconnus de tous, qui sont chargés de vérifier leur travail ! Comme dans le Village de Patrick McGoohan, on ne différencie pas les prisonniers des gardiens et toute évasion est impossible.
La théorie d’un vaste complot est renforcée par l’idée que Figurec a été fondée par un ancien membre de la loge Maçonnique. L’idée derrière cette entreprise semble être de démontrer que le bon peuple est incapable de penser par lui-même et que seul une minorité d’élus est là pour nous montrer la voie en nous manipulant constamment par des moyens aussi pervers qu’insidieux !
Entre paranoïa pure et ultra réalisme il vous appartiendra de faire la part des choses. Mais la richesse de la thématique et la complexité de l’histoire ne manqueront pas d’éveiller vos peurs les plus secrètes et questionnera l’authenticité des rapports humains selon que vouliez voir cette histoire au premier ou second degré.
Dans tous les cas ce récit vous incitera à ne pas être figurant de votre propre vie… ce qui est déjà beaucoup ! (À moins bien sûr que tous les lecteurs de ce blog ne soient des employés de Figurec auquel cas… Bonjour chez vous !)
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« Troubles d’identité » 4/6
Et si votre soeur était une actrice payée par votre famille pour cacher un secret ? Et si votre ami intime était un figurant de l’agence Figurec payé par votre patron pour vous espionner.Patrick Faivre vous raconte la cauchemardesque histoire d’une imposture sans fin magnifiée par Christian De Metter.
Brrrrr (Lit) !
LA BO du jour : les acteurs de Figurec sont tous à moitié fous !
Un récit magnifique que M. Faivre m’a fait découvrir cette année et dont je garde un très bon souvenir de lecteure : assis dans le parc à regarder ma fille jouer et à me demander si tous les gens autour de moi n’étaient pas des Figurants.
Ton article rend parfaitement justice à cette histoire vertigineuse qui effectivement évoque le prisonnier avec une fin moins grand guignol au moins.
Une très saine lecture en ces temps troublés qui prouve au passage que tu as meilleur goût en BD qu’en musique (parce que Arielle Dombasle quoi….).
Très chouette histoire, plus noire que ce que fait Fabcaro habituellement, mais avec toujours son sens de l’absurde désespéré. Je t’avais passé son « Carnet de voyage au Pérou » ?
« Carnet de voyage au Pérou » auquel fait allusion Nikolavitch est un livre de Fabrice Caro. La BD le « Curé » de DeMetter n’est pas basé sur l’un de ses livres.
A noter qu’une des différences amusantes entre la BD et le livre c’est que dans ce dernier l’accusatrice du personnage principal n’est pas une vieille dame dans une maison isolée, mais un jury dans les sous-sols de la Fnac !
Ahah la référence à Arielle Dombasle (que je déteste) ne peut être capté que par ceux qui ont lu mon mur hier 😉 Ceci dit en résumé : Même un gourde sans voix peut faire un bon disque une fois dans sa vie (surtout si elle y est mise très en retrait) !
La preuve en image : https://www.youtube.com/watch?v=-NLLS0P_MY0
Pour le reste merci pour le compliment 😉
Et puis y a l’effet Eldritch. Quand le chanteur des Sisters of Mercy a entendu pour la première fois les chants yéménites d’Ofra Haza, il a dit « putain, mais je déteste ce truc. faut que je le colle dans une chanson. »
Je ne connaissais pas du tout cet auteur. Tu fais toi aussi un bon VRP, Patrick !
@ Nikolavitch : Ce que tu me dis ne m’étonne pas du tout d’Andrew LeFou ! A la nuance près que je préfère très nettement Temple of love sans Ofra Haza qu’avec…
@ JP : VRP oui un peu sauf que je ne sais pas si DeMetter lira cet article… Si c’est le cas Christian sache que tu es mon ami !
Bon, et bien après Cyril Bonin, je constate que la BD française n’a plus rien à envier aux mangakas en matière de concepts. Ces récits ont un pitch absolument génial (en plus d’un dessin très chouette) !
Je mets ainsi cet album dans ma checklist. 🙂
J’ai été décu par cette BD; Je ne suis pas forcément un grand fan de DeMetter mais j’apprécie son boulot et j’ai quelques uns de ses livres
Seulement voilà, je suis un TRES grand fan de Fabcaro dont j’ai absolument tous les livres, sans exception. Et son roman est l’un de mes livres favoris, et l’un des seuls à m’avoir fait rire à voix haute à la lecture;
Je n’ai pas retrouvé dans cette adaptation la folie, l’humour délirant de Fabcaro (sans compter la fin changée). Le super pouvoir de Fabcaro est lié aux dialogue, savoureux, jubilatoire, que l’on perd ici
Pas une mauvaise BD, juste une adaptation bien loin du modèle
@ Phil : Nous rentrons ici dans l’éternel débat des fans d’une oeuvre déçus par son adaptation au cinéma ou en BD… Je n’ai pas lu le roman original je ne pourrais donc pas débattre sur les qualités de celui-ci (Je n’ai lu que les interviews conjointes des deux auteurs à la sortie de la BD. Caro semble satisfait du traitement de DeMetter).
Cependant il est impossible d’adapter un livre en l’état. Notre ressenti et notre vision à la lecture d’un roman seront forcément différents de l’adaptation qui en est faite.
L’ecrivain n’ayant pas participé à cette adaptation il est normal de ne pas retrouver son style dans la BD. Je comprends ceci dit que tu le déplores.
Très sympa comme concept. Et un peu effrayant.
En effet ça peut rendre parano, même les lecteurs.^^
Par contre ça m’a tout de suite fait penser au Truman Show que tu cites. Ce n’est plus forcément nouveau comme idée. Ce qui ne veut pas dire que ce n’est pas bien, attention !
Je ne suis malgré tout pas plus tenté que ça de lire cette BD. Je ne saurais dire pourquoi. Le dessin (ou la peinture) est très soigné. Mais ce n’est pas non plus un style qui m’attire.
Les peintures sont magnifiques, l’idée d’avoir des figurants dans sa vie et à la fois philosophique (que sont les autres, si ce n’est des figurants dans ma propre vie ?) et incroyablement noire. Direct sur la liste de Noël. Merci Patrick 6 pour cette découverte.
@ Tornado & Présence : Je me doutais que cette BD vous plairait, à mon tour de vous faire casser votre tirelire ! Non mais pas toujours les mêmes 😉
Je ne connais pas du tout mais ça c’est typiquement pour moi ! J’ai d’ailleurs fini la lecture d’un Philip k Dick et enchaîné sur un autre hier soir. Depuis le début de l’année j’ai dû en lire ou relire une dizaine.
J’avoue ne pas connaître ces auteurs qui ont pourtant un grand succès. C’est bien Fabcaro qui a fait Zaï zaï zaï zaï ? Et De Metter a dessiné l’adaptation de Shutter Island non ?
J’ai beaucoup aimé ton article Patrick, il est très bien troussé et tu vends super bien la bd. Je la mets sur ma wishlist.
@Jyrille
Je confirme que De Metter est bien l’auteur de l’adaptation de Shutter Island.
@Phil :
Ah bon, si le roman est mieux, je n’imagine même pas le niveau !!!
Le roman ne sera pas mieux pour tous, il est TRES différent, avec infiniment plus d’humour (pour mon goût en tout cas)
@ Jyrille : Je n’ai pas lu Zaï zaï zaï zaï mais en effet c’est bien de Caro. Tu l’as lu ?
Et oui je confirme que Shutter Island c’est bien de DeMetter. Ils se spécialise dans l’adaptation de roman !
A suivre dans ma spéciale sur cet auteur (dés que je l’aurais fini).
Et re-oui cette BD sent bon le Cyrille à plein nez ! Tu peux donc t’y risquer sans problème 😉
(Il faut que je contacte Casterman pour négocier une commission moi)
Toujours pas lu Zaï zaï zaï zaï mais la pression est tellement énorme (je connais au moins trois libraires qui me poussent à l’acheter depuis un an) que je vais sans doute finir par craquer… Merci pour ton petit mot, je vais donc foncer !
ZZZZ est un succès hallucinant pour FabCaro
Tant mieux pour lui et une reconnaissance qui arrive enfin Cela dit c’est inexplicable au sens où ce livre est très drôle mais pas plus que la majorité des autres (Carnet du Perou par exemple)
En checkant la bédéthèque, je me rends compte que j’ai un Fabcaro (en dehors des quelques courtes histoires que j’ai du lire dans quelques Fluide Glacial) : Amour, passion et CX Diesel. Avec un dessin de James, j’aime beaucoup, c’est très drôle.
Cela me rappelle également le roman « les Falsificateurs » d’Antoine Bello, paru en 2007. Il y raconte l’ascension d’un jeune islandais dans les rangs d’une organisation secrète internationale, le Consortium de falsification de la réalité (CFR). Cette fois les figurants dirigent le monde 😉 très bel article. inspirant
Oui !!!
J’avais aussi pensé aux falsificateurs en lisant Figurec ! Bien vu Matt et Maticien !
Grâce à un généreux bienfaiteur (dont le nom commence B et finit par ruce), j’ai eu l’occasion de lire cette bande dessinée. Je suis entièrement d’accord avec Patrick sur tout ce qu’il dit. La narration en peinture est magnifique, avec des décors dont la banalité et l’ordinaire sont bien rendus, et une direction d’acteurs naturaliste qui rend les personnages très réels.
L’intrigue est bien noire et pessimiste. On peut interpréter le concept des figurants comme le propose Patrick, ou aussi y voir le dernier degré de l’égocentrisme, où les autres (toutes les personnes que je côtoie, que je croise ou qui apparaissent sur un écran) ne sont finalement que des seconds rôles ou des figurants dans ma vie, et en plus ils ne sont pas très bons. Mais au fur et à mesure que la confusion s’installe chez le personnage principal, la cruauté devient totale car les employés de Figurec s’apparentent finalement aux autres personnes de notre vie. Même si nos relations interpersonnelles ne se font pas dans le cadre d’un contrat tarifé, l’auteur les considère sous la forme d’une transaction lors de laquelle chaque individu est contraint de jouer un rôle social, l’obligeant à respecter un certain nombre de règles explicites et implicites, l’empêchant d’exprimer sa personnalité profonde, nécessitant de la filtrer.
Merci beaucoup pour la découverte de cette lecture exceptionnelle.
Et bien remercions les généreux donateurs en B 😉
Monsieur Présence vous êtes un vrai nihiliste des rapports humains ! (les fans de Joy division sont des joyeux drilles en comparaison) ^^
Mais oui la BD joue aussi un peu sur le fantasme narcissique qui peut nous pousser à envisager les autres comme des figurants de notre vie… (Je me demande bien du coup qui est responsable du casting des rôles principaux dans ces conditions)
Bienvenue dans la Matrice.