Encyclopegeek : De Swamp Thing à Vertigo
1ère publication le 10/11/16- Mise à jour le 15/07/19
AUTEUR: ALEX NIKOLAVITCH
C’est marrant à quoi peuvent tenir les choses, quand même. Tenez, si je vous dit que Vertigo, avec tous ces monuments des comics genre Preacher ou Y the Last Man, ça s’est joué à l’opiniâtreté d’un type qui a refusé de se laisser mettre un vent par téléphone une dizaine d’année plus tôt, je parie que vous ne me croirez pas.
Et pourtant…
**Insérez ici une zoulie image de Tonton Lavitch qui bourre sa pipe au coin du feu pour vous raconter une belle histoire**
Un beau matin de 1983, un certain Len Wein, editor et scénariste chez l’éditeur DC Comics (notons qu’il avait bossé aussi chez un concurrent, chez lequel il avait inventé un personnage de mutant griffu sur lequel à l’époque personne n’aurait misé un kopek) décrocha son téléphone pour contacter un jeune auteur dont il avait désespérément besoin.
Parce que Len Wein avait créé une douzaine d’années plus tôt un personnage, la Créature du Marais (ou Swamp Thing, pour parler la langue de Shakespeare et de Stan Lee), personnage qui avait connu des haut et des bas, et donc plus personne ne semblait savoir que faire. Wein, éditeur sur le titre dont il avait cédé le poste de scénariste à Martin Pasko, voulait profiter du départ de ce dernier pour lui redonner une nouvelle direction.
Il appela un scénariste anglais dont le boulot dans des revues britanniques commençait à se faire remarquer, une espèce de hippie du nom d’Alan Moore.
Et Moore, qui avait (et a toujours, paraît-il) un caractère qu’on qualifiera d’entier par goût de la litote et de l’euphémisme, croit à une blague et lui raccroche au nez (l’histoire ne le précise pas, mais il est probable qu’il ait balancé quelques insultes bien sentie avec son accent si particulier).
Ici s’impose peut-être un bref rappel. Le scénariste Len Wein, tous ceux qui ont pu lire sa production le savent et le confirmeront, n’est certainement pas un génie des comics. C’est un auteur compétent, dont les productions se lisent sans déplaisir, mais sans non plus déclencher la passion. À la limite, il a probablement fait du meilleur boulot dans d’autres médias (il a été scénariste sur la série animée Batman de Bruce Timm, par exemple). Comme editor, par contre, il a présidé à des choses très intéressantes. Parce que c’est quelqu’un qui avait le nez creux. Et donc, contrairement à vous ou moi, qui aurions économisé le prix d’un deuxième appel transatlantique (ça valait une blinde, en plus, à l’époque) et qui aurions cherché le nom suivant sur le calepin, Wein insista et rappela, bien décidé à faire entendre raison au wookie bougon de Northampton. Et là, c’est le drame, comme on dit. Car Wein arrive à convaincre le rosbif récalcitrant. Et la suite, c’est de l’histoire.
En seulement deux numéros (un pour finir l’intrigue laissée en suspens par Pasko à la fin du numéro 19, l’autre pour poser sa note d’intention quant à la suite), Moore dynamite purement et simplement la série Saga of the Swamp Thing, qui ronronnait jusque là avec des histoires très vaguement horrifiques qui pour la plupart n’auraient pas déparé dans le Hulk télévisuel qui sévissait à la même époque.
Il y a deux séries séminales qui révolutionnent complètement les comics en 1983. La première est le American Flagg! de Howard Chaykin, dont la narration par écrans de télé interposés et le caractère politique teigneux annoncent le Dark Knight de Frank Miller. La deuxième, c’est la reprise de Swamp Thing par Alan Moore, c’est aussi simple que ça. Car Moore n’a pas plus de tabous que Chaykin. Sexe, drogue et maladie mentale font partie des éléments qui déboulent dans les pages de la série, qui curieusement mettra près d’un an à perdre son sceau du Comics Code.
Mais là encore, petit rappel. Swamp Thing, au départ, c’est l’histoire d’un mec, Alec Holland, qui faisait des expérience sur des engrais miracles dans des marécages. Suite à diverses magouilles de gens voulant s’emparer de ses découvertes, il est pris dans l’explosion de son labo et, le corps saturé des substances chimiques sur lesquelles il travaillait, est projeté dans le bayou (un peu comme un autre type du même nom qui, après l’explosion de DSK, se retrouva propulsé dans… mais je m’égare). Les plantes le colonisent, entrant en symbiose avec son cadavre calciné, et il ressuscite sous la forme d’un monstre végétal à forme vaguement humaine qui devra accomplir sa vengeance tout en échappant à la vindicte des humains et d’Anton Arcane, savant fou voulant tirer de sa carcasse moisie et moussue un secret d’immortalité. Et la créature tente de retrouver son humanité.
Par la suite, la créature qui avait été Alec Holland se liera d’amitié avec Abigail, la fille d’Arcane, qui épousera Matt Cable, un agent du gouvernement qui avait tenté de protéger Holland de son vivant. Quand il arrive aux commandes de la série, Moore commence par tuer une nouvelle fois la créature. Puis par la faire examiner par des scientifiques travaillant pour une multinationale corrompue. Et là, coup de théâtre : la créature n’a jamais été Alec Holland, mais une plante boostée par la formule chimique et infectée par les souvenirs encore présent dans le cadavre pourrissant au fond du bayou. La quête d’humanité de la créature tourne court. La chose verdâtre va, en s’assumant pleinement, se découvrir de nouveaux pouvoirs, ceux d’un avatar du règne végétal tout entier, le « Green » (la verdure. En VF ça a été traduit ces derniers temps par « la Sève »).
Face à un personnage qui assume complètement son inhumanité, les humains qui gravitent autour vont gagner en importance. Pendant que Matt Cable en pète un (de câble), la créature se rapproche d’Abigail avec laquelle elle va vivre une étrange histoire d’amour (qui rappelle celle déjà mise en scène par Moore entre Mike Moran et Liz dans Marvelman, et annonce celle de Doc Manhattan et Laurie dans Watchmen). Et aussi des communions, quand « Alec » donnera à manger à sa belle des tubercules psychédéliques qu’il fait pousser sur son propre corps moussu. Dès lors la série horrifique gentillette de la décennie précédente va s’enfoncer dans l’étrange, le bizarre, le dérangeant. Et par étrange, bizarre et dérangeant, je veux dire vraiment étrange, vraiment bizarre et vraiment dérangeant. Le marécage y devient un symbole de la condition humaine, un stade final de déliquescence dans lequel échouent tous les laissés pour compte. Mais il est également, dans le petit coin que se sont aménagés Alec et Abigail, un petit coin de paradis, un bout de nature apaisée quasiment édénique (et le croquage de tubercule prend tout son sens) d’où le monde extérieur s’ingénie à les sortir.
Entretemps, le titre a changé d’editor, et Wein a laissé la place à Karen Berger, représentante d’une nouvelle génération éditoriale qui tente de rompre avec le conservatisme de la maison. Moore a donc les coudées franches, il fait ce qu’il veut.
Là où il est très fort, c’est qu’il continue de le faire dans les limites de l’univers DC. Superman et Batman peuvent croiser la route de la créature (il y aura d’ailleurs un excellent arc à Gotham), comme ils le faisaient au cours de la décennie précédente, sans que cela soit incongru. Et Crisis, le gros événement de l’année 1985, est intégré à l’histoire, permettant à Moore de faire intervenir toutes sortes de personnages magiques de DC comme le Baron Winter ou Zatara (qui ne survivra pas à l’expérience).
Mais quel rapport entre le coup de fil de Wein et Vertigo, rapport que je mentionnais en début d’article ? (oui, Tonton Lavitch, peut-être que les herbes de ta pipe n’étaient pas seulement que du tabac dans ta tabatière-Ndr) Si Moore et Wein continuent à travailler ensemble (Wein sera editor sur Watchmen, rien que ça), le barbu bougon servira de tête de pont à toute une cohorte d’autres scénaristes anglais que Karen Berger ira chercher, au premier rang desquels Pete Milligan, Grant Morrison et Neil Gaiman.
Le run de Moore sur Swamp Thing servira d’ailleurs de gabarit, de méthode pour ces auteurs. Avant de les laisser créer leurs propres récits (comme le fera Milligan avec Enigma) ou s’emparer de grosses licences (comme le fera Morrison sur JLA ou les X-Men), on leur refilera des séries en perte de vitesse voire disparues pour les relancer avec un ton nouveau. Pour Milligan, ce sera le Shade the Changing Man de Steve Ditko, pour Morrison, Animal Man et Doom Patrol, et pour Gaiman Black Orchid et surtout Sandman.
Et examiner les débuts de Sandman à la lumière du Swamp Thing de Moore, c’est mettre le doigt sur l’apport de ce dernier. Sandman bâtit son récit sur toute une arrière court de personnages DC dont certains avaient été réactualisés voire créés par Moore : les « présentateurs » des titres horrifiques des années 70, les diverses itérations du Sandman, Matt Cable (réincarné en corbeau), John Constantine (création de Moore dans Swamp Thing), sans compter les apparitions pures et simples de super-héros comme Martian Manhunter ou Mister Miracle ou des villains comme Doctor Destiny. Gaiman (et à des degrés moindres Morrison et Milligan) s’insèrent dans la continuité méthodologique directe de leur précurseur.
Aucun de ces premiers titres de la « british invasion » ne coupe le cordon d’avec l’univers super-héroïque DC. Il faudra attendre la série Hellblazer, lancée peu après avec Jamie Delano au scénario pour paradoxalement commencer à prendre de la distance. Paradoxalement parce qu’elle raconte les aventures en solo de John Constantine, apparu dans Swamp Thing n°37 et que, dans l’esprit de Moore, Constantine s’intégrait pleinement à l’univers DC, au point qu’il en avait fait le pivot de sa maxi série/crossover Twillight of the Super-heroes qui ne se concrétisera hélas jamais.
Constantine croisera encore des personnages DC comme Doctor Fate ou le Spectre dans les pages du Books of Magics de Neil Gaiman, jolie série se voulant un panorama des bas-fonds mystico-magiques de l’univers DC, mais aucun super-héros n’apparaîtra jamais dans les 300 numéros de Hellblazer (Il faudra attendre les New 52 de 2012 pour que Constantine réintègre l’univers DC).
Rapidement, ces titres à la marge montrent une grande vitalité créative et les ventes suivent, souvent auprès de publics alternatifs pas forcément passionnés par les super-héros, qui bientôt achètent les séries sur le seul nom du scénariste. Le niveau de liberté atteint par Moore pose néanmoins souci, au point que son successeur sur Swamp Thing, Rick Veitch, claquera la porte parce qu’on lui refuse une histoire mettant en scène Jésus.
Le divorce sera consommé en 1993, 10 ans après le coup de fil fatal de Len Wein, quand Karen Berger lancera le label adulte de DC, Vertigo, ouvrant un espace de liberté supplémentaire aux auteurs et officialisant la séparation de fait entre les univers. Si le Sandman version Gaiman peut apparaître dans les JLA de Morrison, c’est vraiment à titre d’anecdote. La règle, ce sont désormais des séries relativement indépendantes les unes des autres, en dehors de celles qui exploitent la mythologie liée au Sandman (The Dreaming, Lucifer, etc).
L’invasion des brittons aurait-elle eu lieu si Wein n’avait pas rappelé ? Allez savoir. Mais sans Moore et sa fontaine d’idées foutraques, sa capacité à rebondir avec génie sur tout et n’importe quoi et son caractère l’amenant à tout pousser dans ses derniers retranchements, les Morrison, Ennis et autres Ellis auraient-ils joui de la même liberté qui nous a donné Arkham Asylum, Preacher ou Transmetropolitan ?
« I am the Watcher, and »… ah non, ça ne peut pas être un « What if ? ». Disons alors une « Imaginary Story ». Et comme dirait l’autre, « aren’t they all ? »
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Mais c’est (décidément) trop horrible ! » 4/6
Vu que Trump n’est pas le premier concerné par le réchauffement climatique, Bruce Lit se met au vert et se tourne vers son ministre de l’écologie, du patrimoine et de la culture Alex Nikolavitch pour vous narrer le Swamp Thing d’Alan Moore. Ou comment un coup de fil aboutit à la naissance de Vertigo !
La BOlavitch :
Désolé Alex, mais le « Bela Lugosi ‘s Dead » de Bahaus ayant été suritilisé au gré des articles, ton choix n’est pas retenu (et puis c’est mon privilège de redac’ chef de faire ce que je veux, si je veux, quand je veux). Voyons….Entre Nikolavitch et A. Moore, Alex Holland et Abigail c’est la grande A.Moore !
Hello,
Merci pour cet excellent article, toujours très documenté et bien écrit.
Je n’ai rien à ajouter sur le bonhomme.
A chaque fois que je lis ou relis ses oeuvres, je redecouvre l’immense maturité de son travail et des détails qui m’avaient échappés avant…
J’aimerais bien lire swamp Thing mais il n’y a plus d’éditions correctes trouvables à prix raisonnables en VF.
vient de ressortir chez Urban (un gros tome qui reprend les 2 de Panini)
C’est là que je réalise que je suis le mec pas normal:
le tome que j’adore c’est celui de Len Wein/Berni Wrighston en noir et blanc chez Delcourt, C’est somptueux…
C’est vrai que c’est très beau (fan de Wrightson que je suis)). Mais niveau scénario, passé les premiers épisodes, brrr… 🙁
J’avais adoré toute la première partie (notamment le 1° épisode, brillant). Mais ensuite, quand il y a le monstre du mois et le dénouement à Gotham, ça part en vrille olds-chool, enfin je me comprends ! 🙂
Moi aussi gros fan de Wrighston 🙂
et c’est surtout sur ce tome que je l’ai vraiment découvert. que j’ai découvert la puissance et son sens de l’éclairage, du grotesque, des proportions exagérées des décors où on sens la pierre, le bois, la matière…
Ah ouais ! Wrightson…A mes yeux le plus grand dessinateur de tous les temps…A ce qu’il semblerait sur Amazon un Alan Moore présente Swamp Thing en collection Urban Essentiels est en précommande…mais rien sur le site Urban…A voir
Allez, une question pour Alex, pour me faire pardonner d’utiliser son article comme salon de discussions :
Quel est le lien entre le Swamp Thing de Vertigo/DC et la créature des marais que Cyke rencontre dans l’univers Marvel (me rappelle plus du Special Strange… quand il est avec Lee Forrester il me semble) ?
Le lien entre Swamp Thing et Man Thing ( on est pas leader pour rien…).
Au moins leur date d’apparition (les premiers mois de 1971) et une influence commune (la créature qu’est the Heap). D’après la légende, leurs créateurs respectifs en plus étaient colocs.
C’est d’ailleurs Len Wein qui s’est occupé de la seconde apparition de l’Homme-Chose (dans lequel apparaît le concept « quiconque connaît la peur brûle au contact de l’Homme-Chose » et la future Mockingbird).
« Len Wein had a hand in both Swamp Thing and Man-Thing, but the former is best remembered for Moore’s run, and the latter for Gerber’s. »
Le même lien qu’entre Gang de requins de Dreamworks et Le monde de Nemo de Pixar, je crois… 🙂
@Eddy : Ou Fourmiz et 1001 pattes.
@ Bruce, Pierre et Eddy : merci pour vos réponses 🙂
Je ne connais pas The Heap, je vais aller me cultiver !
A propos, j’ai regardé les deux premiers épisodes de LUCIFER sur Netflix….
C’est du Vertigo adapté à la sauce ado.
Aucun intérêt.
Cela doit sans doute avoir un intérêt, mais pas pour toi : pour les ados.
C’est le principe de la sauce ado non ? 😉
Bon bah je me suis pris le premier tome de la réédition d’Urban du Swamp thing de Moore^^
Ils ont aussi ressorti celui de Len Wein/Whrighton
Vous avez suivi ? Moore a annoncé qu’il arrêtait tout, il prend sa retraite.
Oui, j’ai vu. Il confirme et tient sa promesse faite en 2016 : arrêter les comics après avoir terminé la dernière histoire de la Ligue des Gentlemen extraordinaires (le dernier épisode est paru la semaine dernière) et avoir achevé Cinema Purgatorio (la date de parution du dernier numéro n’est pas encore connue). Par contre, il continue vraisemblablement ses autres activités artistiques : écrivain de roman, cinéaste,
lemonde.fr/pixels/article/2016/09/09/alan-moore-annonce-qu-il-arrete-les-comics_4995336_4408996.html
Ah ok.
Comme plaisantait mon libraire, il va reprendre le rôle de Gandalf avec sa barbe^^
J’ai lu le 1° tome d’Alan Moore Présente Swamp Thing paru chez Urban Comics. C’était magnifique. J’attends impatiemment la suite.