Alpha Directions par Jens Harder
AUTEUR : TORNADO
Publié le 28 mars 2014. Mise à jour le 22.11.2014.
14 milliards d’années d’évolution. Du Big Bang à l’apparition des premiers hommes. Le tout raconté en bande dessinée. Déjà vu ? Je ne crois pas, non, surtout sous cette forme conceptuelle.Le créateur de bandes dessinées allemand Jens Harder est un féru d’histoire naturelle.
Amoureux de dinosaures et de sciences naturelles depuis la prime enfance, il aura décidé de faire fructifier ses deux passions sous la forme d’une œuvre séquentielle d’une ampleur et d’une ambition jamais vues jusqu’ici.
Pas de phylactères. Très peu de texte (mais traduit en français de manière rigoureuse). Des images au style épuré et universel. Un parti-pris bi-chromique (noir et blanc + une seule couleur). Un camaïeu de couleurs qui varie selon la période consacrée et qui évolue de concert avec la narration.
Des illustrations puisées dans toute l’histoire de l’humanité qui viennent rythmer les séquences et ajouter un surplus de sens. Le concept est brillant et profondément original.
Les 340 pages du livre peuvent se lire d’une traite, ou au contraire permettre de passer de longues heures contemplatives (1). C’est la première fois que je prends conscience, à ce point, que je pourrais relire une BD en y découvrant sans cesse de nouvelles choses, un nouveau point de vue, une multitude de détails que je n’avais pas remarqués avant, une nouvelle compréhension de la lecture.
Dans ce sens, ce livre est encore plus dense qu’un comicbook d’Alan Moore. Même From Hell ne me parait pas aussi ambitieux (2).
J’ai appris une infinité de choses et pas seulement d’un point de vue purement cognitif. Ma conscience a été éveillée. Par exemple, j’ai visualisé l’abstraction de la vie. Et bien que j’ai eu conscience qu’elle était subjective, j’en ai été ému. J’ai compris que le processus de reproduction était né au même moment que celui de la mort, et que les deux notions étaient liées pour accomplir le cycle de la vie.
J’ai pris conscience que la reproduction sexuée privait les organismes de la vie éternelle, mais qu’en contrepartie elle leur conférait une autonomie infiniment supérieure. J’ai appris que le processus de nourriture était né d’un réflexe de survie mais à l’envers de ce qu’il est aujourd’hui : Les premières bactéries se sont laissées manger par d’autres afin de survivre, et non le contraire, créant une forme d’enveloppe indigestive et inventant ainsi la tactique de la symbiose !
Jens harder a ponctué toutes ses planches d’une multitude d’illustrations référentielles, issues de toute l’histoire de l’humanité. Des Grottes de Lascaux aux statues grecques, des gravures scientifiques du 19° siècle aux estampes japonaises, des hiéroglyphes égyptiens aux sculptures de l’art primitif, des temples incas aux aventures de Tintin, des peintures de Picasso aux croquis de Méliès, des premières photographies aux affiches de films…
Son style volontairement universel permet à Harder d’intégrer toutes ces références au point que l’on ne sait plus quels sont les dessins originaux de l’artiste allemand au milieu de ce véritable catalogue du patrimoine visuel de toute l’humanité !
Attention, cette idée est géniale. Toutes ces références illustratives ne sont jamais gratuites. Elles éveillent le lecteur à la conscience du legs, du patrimoine génétique, de l’évolution. Voir une illustration de l’intérieur de la basilique St Pierre de Rome, construite à la Renaissance sous le principe du nombre d’or, en parallèle à l’apparition quasi architecturale du système solaire est une idée somme toute évidente.
Dévoiler une planche entière composée des symboles de toutes les civilisations ayant vénéré le Soleil lorsque l’on raconte sa création est une idée qui coule de source. Regarder l’image d’une statue de Sisyphe alors que l’on vient de tourner moult pages nous racontant les laborieuses tentatives d’installer la vie sur une planète Terre au départ très hostile, et ce pendant des centaines de millions d’années, est d’un didactisme extraordinaire.
Contempler les premières illustrations historiques de dinosaures, alors très éloignées de la réalité, ainsi que les plus récentes découvertes en la matière et les mettre en parallèle avec l’affiche du film Jurassik Park aux trouvailles aujourd’hui obsolètes, est une manière limpide de comprendre que rien n’est jamais acquis en matière de paléontologie. Percevoir l’ombre menaçante d’une monstrueuse usine métallurgique lorsque les gaz primitifs commencent à former les premières matières organiques, permet de mesurer l’étendue abstraite d’une perception du temps hors de l’échelle de la conscience.
Comparer les illustrations de l’histoire de l’humanité avec celles de l’évolution et de la création de l’univers nous permet de prendre conscience que tout vient de là. De cette manière, l’auteur réussit le tour de force de répondre à cette question essentielle : « d’où venons-nous, où allons-nous ? « , avec bien évidemment la précision que nulle démonstration scientifique n’est définitive, et que la part d’inconnu demeure entière…
Telle est l’idée de génie de Jens Harder : Eveiller la conscience de manière visuelle et didactique. Par des associations, des ellipses, des contrastes, des paradoxes, des liens, des ruptures. Tout est bon à prendre lorsqu’il s’agit pour le dessinateur d’utiliser son outil : l’ART SÉQUENTIEL. Jamais jusqu’ici je n’avais lu des planches si créatives et didactiques à la fois. Jamais je n’avais autant été éveillé à la lecture d’une bande dessinée.
Alpha Directions est définitivement un travail de titan, réalisé en 2009 alors que l’auteur n’avait que 38 ans. Depuis, le monde entier, simples lecteurs, scientifiques, amateurs de bandes dessinées – voire de beaux livres, passionnés de sciences naturelles, tous ceux qui ont lu cette œuvre brillante sont dans l’attente fébrile des deux suites que le dessinateur nous a promises : Beta : Civilisations (3) l’histoire des civilisations humaines, et Gamma : Visions et les visualisations du futur !
En l’état, ce premier livre est déjà à lui seul un monument du 9° art.
(1) : Je recommande fortement de lire ce livre en écoutant de la musique, du classique par exemple…
(2) : Il est évident qu’il ne s’agit pas de comparer l’œuvre de ces deux auteurs d’un point de vue qualitatif. Loin de moi l’idée de contester le génie narratif et fondamental d’Alan Moore. Il ne faut évidemment pas comparer ce qui n’est pas comparable. Mais je tenais à illustrer le fait qu’Alpha Directions est d’une densité jamais atteinte -à mon humble avis- en termes d’art séquentiel.
(3) : A l’heure où je publie ce commentaire, Beta : Civilisations vient enfin de sortir en librairie !!!
Je ne l’ai pas fini. Comme dit Tornado, on peut s’y remettre quand on veut, et je n’ai pas encore eu le courage de m’y replonger. Mais c’est absolument incroyable, c’est vrai. Ce qui l’est encore plus, c’est ton analyse. Respect total pour cette chronique !
J’ai vu que le second tome était sorti, j’attends ton avis avant de craquer… En plus je viens d’apprendre que le premier retirage de Arkham Asylum par Urban sorti aujourd’hui a deux pages manquantes, il vont les retourner au pilon… J’attendrai.
L’occasion de faire remonter dans le fil des derniers commentaires ton impeccable chronique, Tornado. Et de confirmer que la lecture d’Alpha…directions et de Beta…civilisations se fait sur la durée. Je suis dans le dernier tiers de Beta que j’ai commencé en mars dernier, mais je tiens le bon bout 🙂
Merci Loane Sloane. Je suis d’accord. Il est même dommage de lire cela trop vite !
Pas tout à fait HS, car l’album que je viens de finir est également sans phylactères, mais Un océan d’amour est vraiment enthousiasmant tant par le grahisme proposé et la construction du récit que par l’émotion et la plénitude qu’apporte sa lecture.
Quelques pages pour se faire une idée:
http://www.lemonde.fr/livres/visuel/2014/11/03/un-ocean-d-amour-par-lupano-et-panaccione_4513080_3260.html
@Lone Sloane : Le graphisme de cette BD est superbe, très expressif. Je ne connaissais pas.
@ Tornado: le titre est tout frais, l’illustrateur est une découverte pour moi également, et je mets un lien vers son blog si tu veux y jeter un coup d’oeil.
http://gregorypanaccione.blogspot.fr/
Par contre, le scénariste Wilfrid Lupano est une vielle connaissance, je l’avais dêcouvert avec la série Alim le tanneur (illustrée avec bonheur par Virginie Augustin) et il écrit il y a 2 ans le Singe de Hartlepool, qui est une BD magistralement construite. C’est, à mon sens, un auteur qui a l’art de renouveler ses thèmes et de collaborer avec des illustrateurs talentueux.
C’est toujours réjouissant de découvrir des épopées de papier comme Un océan d’amour, qu’on a envie de conseiller à tout le monde.
Pour revenir à ton article, quand je lis le titre, je pense au film de John Carpenter, L’antre de la fiolie (in the mouth of madness en VO), qui n’a rien à voir avec le travail de Jens Harder., mais qui est un également un voyage qui vaut le détour.
N’empêche que le propos de Harder est tellement brillant qu’il n’oublie pas, justement, de démontrer qu’aucune découverte paléontologique n’est pérenne…
@Lone Sloane : J’ai feuilleté « Un Océan d’amour » aujourd’hui et c’est vrai qu’il est très beau. Il est possible que je le lise un de ces quatre.
J’ai lu « le Singe de Hartlepool » et j’ai même écrit quelques lignes à son propos sur Amazon. J’ai également bian aimé « Alim le taneur ».
J’adore le film de Carpenter (Commentaire sur Amazon itou !).
J’ai vu très récemment Jurassic Park pour la première fois, et j’ai été épaté de me trouver devant un aussi bon film. Je ne sais absolument pas si les dinosaures qui y sont présentés sont correctement documentés (à part le T-rex…) mais c’est un des meilleurs films de Spielberg selon moi.
Jurassic Park : je n’avais pas tellement apprécié le volet grand public de l’oeuvre. Je m’attendais à Jaws version dinosaures. Ce que j’aimais dans le premier Jaws, c’était la fable existentielle de la mort représentée par le requin. Face à la mort, tout le monde est à égalité. Les victimes représentent tous une catégorie, et tous les ages de la vie : une femme, un enfant, un vieillard, un homme vigoureux.
JP est un film destiné au grand public et passe complètement à côté de l’immortalité de Jaws. Spielberg exploite bien les effets spéciaux de son époque mais je n’ai jamais revu Jurassic alors que JAws est un film fascinant que j’ai revu une dizaine de fois avec un plaisir accru. Ah ce découpage de Brody sur la plage….
J’ai reçu pour Noël Alpha. Un vrai bonheur !!! Je le lis lentement car j’ai peur de le finir trop vite. Heureusement il y a une suite. Je ne tiendrais pas un an pour lire la suite …
Merci à Tornado et Bruce Lit pour cette découverte !