Amorostasia par Cyril Bonin
1ère publication le 29/11/16- Mise à jour le 14/11/17
AUTEUR : JP NGUYEN
VF : Futuropolis
Amorostasia est à l’origine un one-shot de 128 pages, scénarisé et illustré par Cyril Bonin, paru en 2013.
Dans ce récit contemporain à la frontière de la SF et du fantastique, une mystérieuse maladie apparaît à Paris, figeant dans une sorte de catalepsie toute personne en proie à un fort sentiment amoureux. L’histoire suit les investigations de Olga Politof une journaliste enquêtant sur l’épidémie.
Finalement, l’auteur décida de donner une suite à l’histoire, parue en 2015. Et il y aura si tout va bien un troisième tome, dont l’auteur a annoncé sur son blog avoir terminé le scénario fin 2015 mais qui ne sortirait a priori qu’en 2017. Cet article ne traitera que du premier tome.
Le spoiler, comme l’amour, peut frapper à tout moment !
L’histoire commence à Paris, de nos jours. Une femme de ménage se rend dans un appartement et découvre la propriétaire figée debout, une lettre de demande de mariage dans les mains. Ensuite, c’est un couple qu’on retrouve comme statufié en pleine rue, puis un autre, échangeant un baiser dans une voiture… et ainsi de suite, les cas se multiplient !
Olga Politof, journaliste travaillant pour « Les murmures de Paris », se rend à la conférence du professeur Korda à la Pitié Salpetrière. Le médecin admet l’épidémie et décrit les symptômes communs à toutes les victimes : rigidité musculaire, inertie et mutisme, accompagnés d’un ralentissement métabolique rendant inutile l’administration d’intraveineuse ! Tous les patients semblent avoir basculé dans cet état après avoir éprouvé un fort sentiment amoureux. Une maladie encore jamais vue et contre laquelle la médecine semble bien démunie. A défaut de pouvoir combattre le mal, elle lui a trouvé un nom : Amorostasie.
En nous faisant suivre le personnage d’Olga, Cyril Bonin va explorer toutes les ramifications de l’apparition d’une maladie aussi étrange. Bonin traite aussi bien des aspects très prosaïques (des gens pétrifiés pendant qu’ils faisaient la vaisselle et causant un dégât des eaux, la baisse de chiffre d’affaire des fleuristes) que des aspects plus sentimentaux (les conjoints qui se figent pour une autre que leur partenaire, les couples qui malheureusement ne se figent pas…). Très vite, il aborde la question sous l’angle sociétal et pour enrayer le phénomène, les belles femmes sont incitées à se couvrir. A l’instar d’Olga, dont un collègue secrètement épris se fige sur le quai d’une gare, celles ayant provoqué des amorostasies se voient contraintes de porter un brassard. Olga ne peut plus venir au bureau, de crainte de provoquer un nouvel émoi chez ses collègues masculins : elle doit rester chez elle pour travailler.
Et revoilà les femmes en tant que bouc-émissaire face à des hommes ayant du mal à contrôler leurs pulsions sexuelles, soit une allusion à peine voilée (sic) à la religion musulmane, dont les intégristes n’ont de cesse de culpabiliser la condition féminine. Mais dans cette BD, ce n’est pas au nom de l’Islam que les femmes sont stigmatisées et ostracisées, mais au nom de la sécurité et de la raison d’Etat !
En effet, le pays ne peut se permettre de voir toute l’économie paralysée par des citoyens en transe amoureuse ! Alors les lois liberticides se succèdent : suppression de la mixité dans certains lieux publics, fermetures de bars et boîtes de nuit, censure des œuvres artistiques (de la sitcom romantique au tableau de maître classique), filtrage des usages d’Internet… Là aussi, cet arsenal de mesures rappelle certains pays du Moyen-Orient, tout en montrant que pour s’assurer le contrôle des populations, les méthodes du fascisme et de l’islamisme se rejoignent parfaitement.
Après avoir fait le constat que sa relation avec son petit ami Thomas n’est point passionnelle (leurs baisers les laissent de glace mais pas de pierre), Olga décide de rompre. Sa route croise à plusieurs reprises celle de Kiran, un individu un peu louche. Gigolo auprès de riches bourgeoises esseulées, il profite de l’épidémie pour séduire et pétrifier ses victimes avant de leur dérober leurs bijoux. Bien que peu recommandable, Kiran sauve quand même Olga lors d’une explosion due au gaz, mal refermé par un voisin frappé d’amorostasie.
Se retrouvant sans logement et peinant à en retrouver un du fait de sa condition de femme « dangereuse », Olga part se ressourcer chez ses parents en Gironde, embarquant Kiran dans ses bagages pour le mettre au vert, loin de la police parisienne qui le serre d’un peu trop près. A Soulac, près de l’océan, Olga va faire le point sur sa situation. A cette occasion, elle confronte sa vision de l’amour idéal à celle de ses parents, vieux couple installé à la flamme éteinte, et celle de Kiran, dont les origines indiennes l’ont habitué à une relation plus raisonnables entre époux, souvent unis par des mariages arrangés.
Olga remonte ensuite sur Paris, alors que l’épidémie devient mondiale et qu’aucun remède ne semble se profiler. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » Cette pensée de Pascal reflète bien la conclusion à laquelle parvient le professeur Korda, en charge de la recherche médicale contre l’amorostasie. Au début, il était confiant pour décortiquer le phénomène par une approche purement scientifique analysant les processus hormonaux. Mais il doit se résoudre à avouer que toutes ses connaissances sur la dopamine, l’ocytocine ou la lulibérine ne suffisent pas expliquer cette étrange maladie d’amour.
Ayant déjà abondamment spoilé, je me retiendrais pourtant de vous dévoiler la toute fin du récit. Sachez qu’elle se prête tout à fait à la lecture de ce tome en stand-alone. Je suis toutefois très tenté de lire la suite, où semble-t-il, Bonin creuserait encore davantage les métamorphoses politiques et sociales d’un monde frappé d’amorostasie.
Après L’homme qui n’existait pas, je m’étais intéressé au diptyque Chambre obscure, inspiré de l’univers romanesque de Maurice Leblanc, l’auteur d’Arsène Lupin. Je l’avais trouvé plaisant mais sans plus. Mais avec Amorostasia, je suis retombé sous le charme de cet auteur, au style affirmé. A partir d’un pitch assez original, il explore avec brio les conséquences d’une maladie qui rendrait l’amour hors-la-loi.
Si j’ai beaucoup apprécié l’écriture, le dessin n’est pas en reste. Il raconte l’histoire avec beaucoup de fluidité, anime les personnages avec expressivité dans des décors fort bien plantés (en particulier des façades d’immeubles parisiens pleines d’authenticité). Sur son blog, on voit qu’il travaille beaucoup ses plans et le naturel des postures. Travail payant : ses planches sont d’une grande lisibilité et ses personnages ont un langage corporel très crédible. La colorisation en nuance de gris donne un côté manga à cette BD qui ne déplairait sans doute pas à des lecteurs de Motoro Mase (quoique je ne saurais me prévaloir du jugement Brucien).
Ah l’amour ! On a déjà tellement écrit, dessiné, chanté, filmé sur le sujet. Et pourtant, certains auteurs arrivent encore à nous surprendre. Avec ce récit de SF médico-romantique, Cyril Bonin s’installe dans ma liste d’auteurs à suivre, et c’est un coup de cœur que je souhaitais partager. C’est bon, vous n’êtes pas encore pétrifié ? Alors filez lire ce bouquin !
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« Troubles d’identité » 2/6
En cours de production pour le grand écran, découvrez « Amorostasia » de Cyril Bonin : une histoire où toute personne en proie au sentiment amoureux tombe en catalepsie ! Jean-Pascal Nguyen est parvenu à sortir de sa stase pour vous en parler façon Sardou !
LA BO du jour : L’Amour, une maladie ? Ce qui est sûr c’est que ça peut faire souffrir, demandez donc à la Bette :
Voilà, je l’ai lue hier soir et j’ai trouvé cette histoire super. Même si je voyais la fin venir à des kilomètres, il y a effectivement matière pour construire une série à la Ikigami effectivement. Le concept est juste gigantesque et Bonin s’y attaque avec beaucoup de rigueur en attaquant beaucoup d’angles comme ton article le mentionne. Je trouve vraiment la trame de cette histoire aussi « crédible » que solide. Bonin s’avère ici un auteur complet qui soigne aussi des dialogues soignés et des dessins de toute grâce avec un bon sens des décors et de la gestuelle de ses personnages pendant les conversations.
On retrouve chez lui la mise en scène de personnages souvent angoissés, en proie au doute sur le sens de la vie. Cette histoire m’a d’avantage parlé que The Time Before, sans doute parce que j’ai trouvé le personnage d’Olga plus attachante.
Je suis impatient de lire la suite.
Ah ah, je pensais bien que ça pourrait te plaire. Je suis content que cela t’aie plu. Le tome 2 comporte quelques facilités mais il développe aussi le monde créé par l’épidémie. Et pour le 3, il faut que je me mette en quête. ..
Grâce aux bons soins d’un ami dont je tairai le nom (ça commence par Tri et ça finit par Ngale), j’ai pu lire à mon tour cette bande dessinée. Comme JP, je mettrais sur 4 étoiles.
Les dessins emmènent le lecteur dans un monde léger et agréable, précis sans être surchargé, des rues de Paris à l’intérieur de quelques appartements, avec une escapade au bord de l’océan. Pour moi, les personnages sont restés un peu distants, pas assez étoffés pour exister complètement, confrontés à une maladie, une cruauté raffinée engendrée par l’amour.
Je peux comprendre ton ressenti sur les persos distants mais je pense que cela ne pénalise pas trop le récit. Les persos sont des vecteurs pour se plonger dans une société métamorphosée par cette étrange maladie d’amour. Et malgré tout, ils sont assez sympathiques pour dépasser le stade du « plot-device » (même si je conviens que leur personnalité n’est pas explorée en profondeur…)