Innocent par Shin’ichi Sakamoto
VO: Shueicha VF: Delcourt
Innocent est une série japonaise écrite et dessinée par Shin’ichi Sakamoto et publiée chez Delcourt. A ce jour 4 volumes sont sortis pour l’année 2015. Sakamoto est connu pour être l’auteur de la série Ascension. En raison de la représentation explicites de scènes de tortures et sexuelles non censurées (qui a dit « miam » ?), le manga est réservé à un public averti. Cet article portera sur les trois premiers tomes de la série. Le sens de lecture est japonais.
Innocent est une grande fresque historique japonaise relatant la vie et l’oeuvre de Charles Henri Sanson, le bourreau du roi. Tout au long de quarante ans de carrière, Sanson a exécuté trois mille personnes ! Dont Louis XVI, Marie Antoinette, Danton, Robespierre et Saint Just. D’emblée, la démarche de Sakamoto est aussi originale que provocatrice : voir l’histoire de France par un faiseur de mort qui exécuta aussi bien les pauvres que les puissants ! Sanson est un personnage réel issu d’une dynastie de bourreaux qui est ici réhabilité. Et c’est là que Sakamoto frappe fort: est il possible de qualifier d’innocent un homme qui a tué autant de personnes ? Solidement documenté et épaulé par des universitaires et directeurs de musée, la démarche de Sakamoto est analogue à celle de Jean Dufaux, qui dans son fameux Murena, réhabilitait la figure controversée de l’empereur Néron.
Lorsque commence la série, Sanson est un damoiseau de 14 ans. Ce qui interpelle immédiatement, est son physique. Loin de l’image rustre que l’histoire a laissé de lui, Sakamoto a décidé de le représenter comme un jeune homme délicat et androgyne, homosexuel et sensible. Son visage inquiétant en lame de couteau (!), son absence de sourcils, son teint blafard et sa longue chevelure brune le font ressembler à un jeune Marilyn Manson, du temps où le rocker au prénom de fille était fascinant de glamour ambigu. L’ambition de Sakamoto est évidente : il s’agit d’une part de faire de son héros, une victime romantique de son époque. Sanson est la honte de sa famille. Il déteste le sang, respecte la vie humaine et ne sait plus quoi faire pour échapper à sa destinée familiale. L’intention de mettre en scène une tragédie sous fond de révolution française est évidente. Sanson doit à la fois composer avec l’allégeance à son père et l’honneur de sa famille : impensable pour une famille bourreau de père en fils d’avoir une lavette qui défaille à la vue du sang. Surtout quand celle-ci dispose de puissants intérêts économiques, du soutien du roi Louis XV et d’une réputation voisinant avec la superstition: toucher un membre de la famille Sanson c’est être condamné par la malédiction des morts.
Sakamoto produit une fable gothique malsaine sur la célébrité et le rapport du peuple à ses idoles. Et une fascinante exploration des normes sociales. Notre héros est raillé pour ne pas aimer la mise à mort. Le peuple y est montré à la fois comme révolté par des exécutions injustes qui ne frappe que le tiers état (voler un bout de pain, avoir une relation adultérine était passible de supplices atroces) , et excité par la cérémonie d’une exécution. Lorsque Sanson peine à sa première décapitation et que, pris de folie, il charcute le corps de sa victime, son public déplore son manque de professionnalisme et le peu d’honneur rendu au condamné par une exécution baclée ! Innocent n’est pas pour autant qu’une suite de décapitations et de potence. C’est aussi un voyage au pays de codes professionnels très stricts: maîtrise de la sexualité, apprentissage de l’anatomie pour connaître les moyens de faire souffrir ou non la victime en fonction de la peine. Le néophyte apprendra ainsi que parallèlement à la mise mort, la famille Sanson était consultée pour son expertise médicale et souvent par les classes populaires.
Les passages les plus réussis sont les scènes où Sanson est confronté à son père. Doté d’un physique inquiétant, Jean Baptiste Sanson incarne à la fois le professionnalisme froid mais non dénué de sagesse. Victime au cours de la série d’une crise d’apoplexie, il est le patriarche soucieux de transmettre la tradition familiale sans cruauté mais sans compassion non plus. N’oublions pas que les droits de l’homme, lorsque commence le récit n’ont pas été proclamés et que de ce fait, Sanson père n’est qu’un homme dans son époque qui nourrit sa famille avec un métier bizarre. Au fur et à mesure du récit, la portée révolutionnaire devient évidente. Le questionnement de Sanson sur l’inégalité des citoyens face à la mort nourrit la révolte grandissante du héros. Aux pauvres le bûcher, la potence, la roue et l’écartèlement. Aux riches, l’honneur de la décapitation réputée alors pour être une mort indolore. On comprend dans ce contexte que la guillotine, un outil que le vrai Sanson contribua à développer, fut un symbole de compassion et d’égalité en droit face à la mort !
Piégé par son humanisme, Sanson doit intérioriser chacune de ses mises à mort en cherchant comment s’y dérober et infliger le moins de souffrances à sa victime. Surtout que Sakamoto y ajoute une dimension dramatique en développant une relation entre la victime et son bourreau. En cela, Innocent s’inscrit finalement dans la tradition de Ikigami ou Battle Royale où les mises à mort de la société ne font qu’en raconter le fonctionnement inhumain, et où un agent forcé à cette besogne va progressivement se révolter. A la torture physique des victimes se superpose celle mentale du héros, dans un scénario maîtrisé, même si la personnalité pleurnicharde de Sanson devient très agaçante au fur et à mesure de la progression de la série.
La maestria graphique est également au RDV. le trait est fin, à la fois délicat et lugubre. Les décors plus que travaillés livrent une reconstitution époustouflante du Paris historique, de ses costumes et jusqu’à la moindre carafe d’eau. Sakamoto ne caricature pas les outils de mise à mort. Les potences, les noeuds coulant, les laboratoires avec leurs foetus morts sont montrés dans toute leur horreur. Et lorsque le temps d’une séquence Sanson entrevoit une bonne centaine de ses victimes, Sakamoto ne se contente pas d’un copier coller de visages esquissés. Il leur donne au contraire une identité permettant de confronter la mort de ces humains face à la culpabilité de leur bourreau.
A la fois plongée historique virtuose dans cette époque fondamentale de notre pays, tragédie individuelle sous fond de drame collectif, et plaidoyer vibrant sur la cruauté de la peine de mort, Innocent est un récit haut de gamme quelque peu gâché par la personnalité tête à claque du héros et le manque total d’humour. Incontestablement un récit d’adultes pour adultes, Innocent propose de nous interroger sur les fondements de l’humanisme en plongeant 200 ans en arrière en abordant la soumission des enfants à leur parents, le respect de leur désir, les ravages de la vanité et l’origine de la violence. Innocent est encore une fois la preuve de la virtuosité japonaise à produire des récits aussi imaginatifs, divertissants et d’une intelligence tranchante comme la lame d’une épée ! Cut !
Intriguant, je ne connaissais pas du tout. Est-ce précisé si le Sanspn historique était bien homosexuel ou l’auteur a imaginé ce détail afin de nourrir son récit ?
Intéressant et original. Le caractère historique de l’oeuvre est évident, son côté malsain dont tu parles l’est moins. Je jetterai volontiers un oeil pour me faire une opinion car l’idée est très bonne. Cela rejoint les interrogations sur les voies et moyens de faire une révolution
Off with your head !
Et bien voilà un manga aussi surprenant sur le fond que sur la forme !
Du reste seule la forme des bulles (sur tes images) indiquent qu’il s’agit bien d’un manga ! Sinon j’aurais pensé qu’il s’agissait d’une BD Européenne…
En tous cas tu nous l’as bien vendu et je suis fort intrigué ! Je vais me tacher de le lire asap 😉
« Notre histoire » 3/6
Bruce Lit se la joue bourreau des coeurs aujourd’hui avec le seinen du moment : « Innocent ».
Où l’histoire vraie du boureau de la révolution française Sanson qui tua Louis XVI, Robespierre, Danton et 3000 personnes ! Innocent lui ? Peut-être car forcé de le faire, humaniste et anti-peine de mort ! Une histoire et un dessin qui vous fera perdre la tête…
La BO du jour: Révolution, princes, princesses et pendaison https://www.youtube.com/watch?v=M-KP0SIu_ko
@Marti: non, je pense que l’aspect homosexuel s’ajoute volontairement au volet subversif du personnage.
@Mat: je peux te dire que les volumes suivants détaillant les détails de latéralement de l’assassin de Louis XV sont quand même assez sinistres….Mais il est très probable que j’y revienne.
@Patrick: si tu es sage, je te les prêterai….
Jamais entendu parler, mais ça a l’air bien ! De la même façon, je ne m’étais jamais posé la question du bourreau, je ne connaissais pas ce personnage historique. C’est très intrigant. Je rejoins Patrick, le trait ne fait pas du tout manga.
Ça a l’air aussi beau dans le fond que dans la forme (les scans sont très impressionnants). Toujours aussi forts, ces mangakas, lorsqu’il s’agit de développer des concepts !
Je ne partage pas vraiment l’opinion des copains ! La colorimétrie en noir et blanc et en camaïeu de gris est, de cette manière, totalement propre aux mangas. Ce serait plutôt Sean Murphy, avec « Punk Rock Jesus » par exemple, qui s’inspire franchement (et ce n’est pas un reproche) des mangakas. Non ?
Pour Punk Rock Jesus j’aimerais bien avoir une version colorisée, ou alors une version n&b encrée, j’ai beau adoré le style de Sean Murphy j’ai trouvé que ses dessins sur cette histoire aurait gagné à ne pas s’arrêter au stade de crayonnés.
Ce manga m’a intrigué lors de lectures de différentes critiques, à tel point que j’ai décidé de l’acheter pour la médiathèque. Le trait est magnifique, même si quelques passages restent assez durs, l’histoire est prenante et le personnage attachant.
Présence du soir:
« Notre histoire » 3/6
Dans la famille, on est bourreau de père en fils, tu seras bourreau mon fils. Charles Henri Sanson a un lourd héritage à porter, et il exécutera plus de 3.000 condamnés. Bruce vous présente le manga historique Innocent par Shin’ichi Sakamoto.
@Frede, sans TA médiathèque, je n’aurai jamais découvert Innocent. Merci ! Pour l’instant, Manga de l’année avec Demokratia !
@Marti, je trouve logique que le volet crayonné donne l’urgence nécessaire à une histoire de Punks !
Une présentation envoûtante du début jusqu’à la fin. L’idée de présenter sous un bon jour un individu généralement conspué ou méprisé est souvent une entreprise fascinante ne serait-ce que parce qu’elle inverse le point de vue, et remet en cause les certitudes (et puis, on est toujours le héros de sa propre vie).
Les images sont fascinantes dans ce mélange d’esthétisme de shojo (avec la représentation outrageusement romantique des personnages) et l’approche hyper-réaliste des décors et des accessoires, avec une force graphique hallucinante. Merci pour cette découverte.
Merci Presence. Peut etre investira tu dans Innocent ? De notre coté, Angelica est à fond dans Vagabond ! Il semblerait que Ascension soit tres reputée aussi. Qui connait ?
J’ai lu avec plaisir, à leur parution, les 5 premiers volumes (mais la série est plus longue). Il faut aimer je pense, comme les japonais, les récits d’alpinisme pour goûter au plaisir de l' »Ascension ».
Mais c’est plus abordable et moins littéraire que le copieux « Sommet des dieux » de Taniguchi.
Si tu sais comme Jean Ferrat que pourtant que la montagne est bellle, tu peux essayer « Vertical » de Shinichi Inizuka chez Glenat, très réussies missions d’un sauveteur en haure montagne (longue serie en cours).
Je passerai outre l’agacement qui peut saisir le lecteur sur la pleurnicherie caractéristique du personnage principal, pour ne retenir que la grande richesse thématique que tu développes dans ta chronique de ce manga.
J’ignorais le nom et la filiation de cette famille de bourreau, mais, grâce à toi, la famille Sanson va connaître une nouvelle victime consentante.
Du coup, je me suis remémoré mes lectures de bourreau, le mémorable « chant du bourreau » de Norman Mailer, l’épique recueil de fantasy inclassable « L’ombre du bourreau » de Gene Wolfe et le bouleversant « silence du bourreau » de François Bizot sur son expérience personelle et ambivalente avec un bourreau idéaliste khmer.
Ton dernier scan est cruellement obscène jusque dans le détail du petit outillage de torture.
Bien ! Lone, more innocent to come. J’ai deux volumes de retard !
Je viens de finir à l’instant le 1er volume.
J’aurais tendance à dire que cette BD est tout simplement trop bien pour être du manga !
Je m’explique : je n’ai jamais trop accroché aux Pockets noir et blanc et si forcément ce média recèle de nombreuses perles je suis un peu allergique au format… (On a la culture Franco-Belge ou pas !)
Ceci dit si je déplore que les magnifiques dessins soient desservis par la petitesse des blanches, force est de reconnaitre que ce manga est un bijou d’étrangeté et de créativité graphique !
L’atmosphère inquiétante n’a d’égale que la précision des reconstitutions historiques…
En un mot comme en 100 c’est un chef d’œuvre !
Ah ? euh….ok !
Content que cela t’ai plu. Je trouve que par la suite la série prend un tournant un peu action. Mais on en reparlera bientôt. Ici et ailleurs….