Gothic delice (Nobody Owens 1/2)

L’étrange vie de Nobody Owens d’après Neil Gaiman, par P. Craig Russel

Un article de  : TORNADO

VO : Harper Collins

VF : Delcourt 

1ère publication le 29/07/15 – MAJ le 29/07/22 

Protection rapprochée chez les morts pour notre petit Nobody Owens bien en vie…

Protection rapprochée chez les morts pour notre petit Nobody Owens bien en vie… ©Delcourt

Ce premier tome (sur deux) intitulé L’Étrange Vie de Nobody Owens est l’adaptation sous forme de bande-dessinée du roman homonyme de Neil Gaiman (The Graveyard Book).

L’adaptation en elle-même a été réalisée par P. Craig Russell, un auteur de comics relativement connu pour ses adaptations, justement, mais surtout en ce qui concerne l’opéra (voir en VO The Ring of Nibelung ou The Magic Flute) !

La mise en image a été réalisée par plusieurs dessinateurs prestigieux du monde des comics, respectivement Kevin Nowlan, Tony Harris, Scott Hampton et Jill Thompson. Et bien évidemment P. Craig Russell lui-même ! Ce premier album a été publié initialement en 2015 chez Delcourt et sera suivi du second tome en 2016…

Ça commence mal… (dessin de Kevin Nowlan)

Ça commence mal… (dessin de Kevin Nowlan) ©Delcourt

Le pitch : Une petite ville d’Angleterre. Un tueur assassine une famille pendant la nuit, alors que tout le monde dort. Mais le nourrisson, déjà dégourdi, escalade le berceau et s’enfuit dans la colline environnante. L’assassin le poursuit car, pour une raison inconnue, aucun membre de la famille ne doit survivre.
L’enfant échoue dans le vieux cimetière abandonné. Là, il est immédiatement découvert par les fantômes, qui décident de le protéger de la menace. Surnommé « Nobody » par ses parents d’outre-tombe, l’enfant sera ainsi élevé à l’intérieur du vieux cimetière, sous l’œil bienveillant du redoutable Silas, le vampire de ces lieux…
Pendant dix ans, « Bod » va grandir sous la protection des morts, qui lui prodiguent éducation, protection et nourriture. Ses aventures à l’intérieur du cimetière seront exceptionnelles, et finiront d’ailleurs par le rattacher au monde extérieur, et à la menace qui le guette depuis sa naissance…

De l’adoption chez les fantômes… (dessin de Kevin Nowlan)

De l’adoption chez les fantômes… (dessin de Kevin Nowlan) ©Delcourt

Ce n’est pas la première fois qu’un roman de Neil Gaiman est adapté sous la forme d’une bande-dessinée (l’auteur de Coraline étant lui-même, notamment avec la saga Sandman, l’un des plus grands scénaristes de comics de son temps). Et généralement, ces adaptations ne soulèvent pas les foules, pour la simple raison que l’auteur lui-même n’en écrit pas directement le scénario. Ce fut par exemple le cas de Neverwhere, excellente adaptation réalisée par le scénariste Mike Carey et le dessinateur Glenn Fabry.

Il est vrai que cette adaptation de L’Étrange Vie de Nobody Owens, avec sa ligne claire et son découpage classique (chaque dessinateur s’appliquant afin de donner une cohérence visuelle parfaitement homogène – si l’on excepte le trait plus chargé de Tony Harris), peut semer le doute chez le fan de Neil Gaiman, plus habitué à une narration expérimentale et haut perchée. Et c’est dommage, car au delà de ce parti-pris épuré, une bonne histoire reste une bonne histoire. Et L’Étrange Vie de Nobody Owens est une bien belle histoire…

Silas, un vampire à l’ancienne nommé tuteur du jeune Nobody ! (dessin de P. Craig Russel)

Silas, un vampire à l’ancienne nommé tuteur du jeune Nobody ! (dessin de P. Craig Russel) ©Delcourt

Nous suivons ainsi l’existence de ce petit garçon marginal, dont l’originalité sera de ne pas avoir choisi cette marginalité ! Sa vie auprès des morts, qu’ils soient fantômes bienveillants, vampire protecteur ou goules terrifiantes, est totalement passionnante et addictive, chaque personnage étant parfaitement attachant.
L’univers de Neil Gaiman, à mi-chemin de celui de Tim Burton et du conte gothique en général, est un pur délice de poésie macabre. Et l’on trouve un équilibre parfait entre l’imagerie surannée de l’univers consacré (chaque créature de la nuit, du vampire au loup-garou en passant par la vouivre ou la sorcière, demeurant attaché au folklore occidental) et une véritable originalité de traitement, les mêmes créatures échappant en définitive à leurs oripeaux pour être complètement dépoussiérées !
C’est le principal intérêt de cette relecture des classiques du conte gothique, qui prend un malin plaisir à garder intacte l’image des monstres à l’ancienne, pour l’affiner en aval, et en sortir au final une version inattendue et truculente.

Les superbes pages d’ouvertures des chapitres. Délicieux encarts poétiques reprenant le texte initial de Neil Gaiman. (dessin de P. Craig Russell)

Les superbes pages d’ouvertures des chapitres. Délicieux encarts poétiques reprenant le texte initial de Neil Gaiman. (dessin de P. Craig Russell) ©Delcourt

A maintes reprises, les choix d’adaptation opérés par P. Craig Russell se révèlent être les bons. Les cellules de texte s’emploient ainsi à préserver, chaque fois que nécessaire (et jamais plus), le texte original de Gaiman. L’adaptation est fidèle et épurée, mais ose mettre en image les délires de son auteur de la manière la plus linéaire qui soit, avec un rendu toujours savoureux puisque tout est vu à travers les yeux de « Bod », l’enfant pur qui découvre les mondes les plus fous comme l’on découvrirait les plus domestiques !
Les notes d’humour sont préservées avec délice, notamment lorsque le monde des morts s’oppose à celui des vivants, Russell ne manquant jamais de relever le moindre anachronisme pittoresque, réussissant à saisir, grâce à un savant sens du détail, d’audacieuses scènes d’exposition. Ainsi, la présentation de chaque personnage, si elle aurait été pénible autrement, devient ici irrésistible puisque présentée avec tout le savoir-faire d’un maitre de l’art séquentiel, qui n’oublie jamais de pimenter sa narration d’une note d’esprit. Par exemple, il suffit de regarder la tombe d’un personnage avec ses inscriptions pour savoir ce qu’il fut et à quelle époque, et il suffit de l’entendre prononcer son langage d’hier pour saisir son incompréhension sur le monde d’aujourd’hui !

Une tombe, comme une pièce d’identité ! (dessin P. Craig Russell)

Une tombe, comme une pièce d’identité ! (dessin P. Craig Russell) ©Delcourt

A l’arrivée, ce premier tome de l’adaptation homonyme du roman de Neil Gaiman par P. Craig Russell est une belle réussite, tout aussi frais que profond, plein de belles réflexions sur le destin, le sens de l’éducation et la découverte du monde (où l’on retrouve le thème principal de son auteur, à savoir le passage entre notre monde et celui des mondes cachés). Une fable à l’ancienne faite pour apprendre aux plus jeunes à appréhender les difficultés de la vie par le sens de la métaphore. Un conte gothique familial exquis qui ravira les plus grands par sa poésie et fera frissonner les plus jeunes par son imagerie macabre aussi classique qu’originale !
L’amateur de comics plus expérimentaux et artistiquement moins linéaires aimera sans doute un peu moins le résultat.
Le lecteur friand de contes gothiques et d’imagerie surannée à la portée universelle plongera avec ravissement dans cette superbe histoire de fantômes et de créatures de la nuit.

Le monde des morts peut prendre plusieurs formes, et même plusieurs formes d’illustrations… (dessin de Scott Hampton)

Le monde des morts peut prendre plusieurs formes, et même plusieurs formes d’illustrations… (dessin de Scott Hampton) ©Delcourt

20 comments

  • Yuandazhukun  

    J’ai été enchanté à la lecture de cette adaptation….La confrontation entre deux mondes me fascinent toujours (quand c’est bien fait ce qui est le cas ici ) et mon âme d’enfant est comblé avec cet univers horrifique old-school qui me rappelle les films des 80’s (Cabal, Cimetière etc.)Tous les dessinateurs apportent quelque chose et malgré les styles différents, la cohérence est là. Bravo Tornado toujours au diapason !

  • Jyrille  

    Je ne suis pas spécialement friand des romans de Gaiman que j’ai pu lire… Enfin, je n’en ai lu qu’un seul de cet acabit, son premier, Neverwhere. J’ai adoré Coraline et son roman avec Pratchett était sympa. Cela dit j’ai beaucoup apprécié certains scans (notamment celui qui illustre les ouvertures de chapitre), cela peut donc être une lecture agréable, mais je reste circonspect.

    • Bruce lit  

      Je confirme Cyrille que Nobody Owens est une lecture de très haute haute volée et qui a dissipé mes doutes quant aux talents d’adaptation de P. Graig Russel. Honnêtement je n’aurais jamais pu deviner que Gaiman n’en avait pas fait le scénario ! Lance toi, c’est vraiment bien !
      Je n’ai jamais essayé Nevewhere; je crois que c’est la Coulomb qui a traduit ça chez Panini. C’est dissuasif ça, plus que les adaptations de Gaiman ou pas Gaiman.
      Merci à toi en tout cas Tornado, car avec le Sandman qui parait demain sur le blog, je ne me sentais pas de m’attaquer à deux pavés Gaimanesque. Ton article est fluide, bien construit. Par contre je n’ai pas compris ce que tu voulais dire sur les créatures échappant à leurs oripeaux.
      Outre le passage entre les deux mondes que tu reprends en fin d’article, je dirais que Nobody Owens possède des liens tenus avec Sandman : les deux personnages évoluent dans un monde entouré de créatures fantastiques voire mythiques où les règles strictes les protègent autant du monde extérieur qu’elles les isolent.

      • Jyrille  

        Je confirme que l’article est très bien construit et informatif ! Pour Neverwhere, je n’ai pas lu l’adaptation mais bien le roman, j’en ai fait une très courte chro sur la zone. Etant le premier roman de Gaiman, il parle également d’univers parallèle. Ce n’est pas désagréable mais pas non plus inoubliable.

  • tornado  

    « Les créatures échappant à leurs oripeaux » : Par exemple, le vampire ressemble à son illustration la plus emblématique (depuis que Bela Lugosi et Christopher Lee ont immortalisé la cape et les cheveux gominés). Mais sa caractérisation n’a rien à voir avec ces modèles ! Pareil pour les autres créatures.

  • Manticore  

    L’adaptation est faite par P. Craig (avec un C) Russell, qui est un adaptateur hors pair (quand paraîtra le volume 7 de Sandman, vous pourrez comparer la nouvelle de Gaiman et l’adaptation bédé qu’en a faite PCR — c’est assez impressionnant). Le texte est intégralement de Gaiman, PCR se bornant à en assurer le découpage intégral pour fournir une base commune à tous les chapitres (avec hélas Tony Harris, qui nous joue ça façon Poulbot; il s’arrange pas); on constate que PCR élimine ainsi la plupart des passages descriptifs, dont le rôle est logiquement assuré par les dessins. On est dans un média visuel. Ça fait une sacrée différence avec ces adaptations façon Classics Illustrated où de larges tartines de récitatif sont reprises pour garder le ton. Ses adaptations d’opéra, qui s’efforcent de jouer aussi avec la musicalité du découpage, sont souvent impressionnantes aussi. Et pas traduites, à qqs bribes près.

    Accessoirement, il n’est pas inutile de rappeler que le titre anglais du roman de Gaiman est « The Graveyard Book », façon claire pour lui de rappeler l’idée qui sous-tend le roman: une relecture du « Livre de la Jungle » de Kipling (un des auteurs favoris de Neil) où un cimetière tient la place de la jungle. Quand on a lu Kipling, l’adaptation de Gaiman apparaît très astucieuse, de l’enlèvement par les Bandar-Log à l’Ankh du roi.

    Par ailleurs, l’adaptation de Neverwhere en Vertigo était une fantaisie assez bizarre, les personnages réalistes de l’excellent roman de départ étant changés en des crypto-superhéros avec frusques moulantes et biceps adaptés. Une drôle d’idée, peut-être pour amadouer les lecteurs qui exigent une dose de super-héros dans leurs lectures.

    • Manticore  

      Ah, au fait « la nouvelle de Gaiman » dont je parle à propos du volume 7 de Sandman, c’est « Les Chasseurs de rêve », où la version illustrée par Amano sera publiée, à comparer avec le travail assez prodigieux qu’en a tiré PCR dans la mini-série publiée pour la première fois en France dans le volume 5.

      • Bruce Lit  

        @Manticore : j’ai lu récemment une adaptation BD du Grand Meaulnes et fait le même constat : vraiment pénible tous ces blocs de textes importés de l’original. Je ne connais pas « les chasseurs de rêve », hâte de lire ça.

        • Manticore  

          Attention, c’est dans le volume sur lequel tu as fait l’impasse… ^_^ qui se trouve donc être un véritable festival PCR.

          Ça rattrape un peu le compte de tout ce qu’il a pu faire et qui reste inédit, les adaptations d’opéras (dont une intégrale du Ring de Wagner qui a failli être publiée et dont j’ai appris l’annulation de la publication à l’instant où je m’étais installé devant le clavier pour commencer 🙁 ), de Cyrano de Bergerac (l’écrivain), de Rudyard Kipling (« Le Livre de la Jungle », ce qui le rendait hautement approprié pour « Nobody Owens », si qq’1 en avait douté), des contes d’Oscar Wilde, d’Elric de Moorcock (un des rares dessinateurs à savoir retranscrire la décadence et le Chaos décrits chez Moorcock, bien que même Moorcock ne semble pas s’en être aperçu) et d’autres encore… la liste serait trop longue. Avec la sortie du film, on aura peut-être droit à un recueil Ant-Man — on pourrait voir ses premiers travaux publiés. Mais j’en doute un brin.

          • Présence  

            Alors que je n’aime pas beaucoup la prose de Neil Gaiman, j’avais bien apprécié sa transposition en comics pour Dream hunters réalisée par P. Craig Russell. Je rejoins donc l’avis de Manticore.

  • Présence  

    Ton article m’avait déjà convaincu, et amazon m’a livré les tomes 1 & 2 hier.

  • Stan FREDO  

    J’ai beaucoup aimé ces bouquins et comme une remarque de Présence a appelé mon attention sur d’autres adaptations « curatées » par le même bonhomme, je les ai sur ma « wish list » sur laquelle je reviendrai quand j’en aurai fini avec ma « When-the-F___-Will-You-Be-Done-With-Those-F___ing-Books-They’re-All-Over-The-F___ing-Place! list ». It’s gonna take the whole of the effing summer…

  • JP Nguyen  

    J’aime bien PCR, même si je n’ai pas lu des masses de trucs de lui…
    Les scans sont chouettes et les couleurs sont bien, pas trop tape à l’oeil, mais quand même travaillées/pensées. Elles sont de qui, d’ailleurs ?
    L’article est enthousiaste et très bien écrit, le style est fluide et le vocabulaire riche et varié. J’avais quand même repéré depuis quelques articles que « oripeaux » est un terme que Tornado affectionne (et cela m’a conduit à rechercher sa définition exacte, qui est plus large que ce que je pensais…)
    Bon, les gars, faut y arrêter, là, ça me fait trop de trucs à emprunter ou acheter…
    Bruce, il faudra une cure de nanards pour faire souffler le portefeuille !

    • Mantichore  

      Couleurs de Lovern Kindzierski, en général. De PCR lui-même parfois, surtout à ses débuts.

  • Patrick McGohan  

    Je ne savais pas que Scott Hampton a participé à ce comics (seul Craig Russell est crédité sur la couverture) ton article à finit de faire tomber mes dernières réserves ! Well done Tornado !

  • JP Nguyen  

    Emprunté et lu aujourd’hui : super chouette !
    Merci pour cette découverte, Tornado !

    L’ambiance m’a un peu rappelé celle d’Harry Potter (c’est juste un ressenti perso…)
    Je vais même essayer de le faire lire à ma femme, tiens…

  • JP Nguyen  

    Ben voilà, madame l’a lu également et ça lui a plu. Je l’avais emprunté à la médiathèque mais elle envisage même de lui trouver une place sur nos étagères ainsi que pour le tome 2 à paraître en VF…

  • Patrick 6  

    Alors que le volume 2 vient de sortir je viens juste de finir le premier ! Ainsi donc même si graphiquement les différents dessinateurs sont irréprochables je reste malgré tout un peu sur ma faim. L’action est un peu décousue et donne plus l impression d une succession de scènettes que d une histoire en tant que telle… Peut être le volume 2 donnera t-il une cohérence au tout mais pour l’instant j’ai surtout l’impression de voir le travail d’un fan boy un peu trop appliqué et respectueux du matériau original… 


    • Bruce lit  

      A force de trop lire, on se rappelle moins de ce genre de détails. Oui, le récit est morcelé mais je me rappelle l’avoir lu comme une série de nouvelles comme celles de Scary Godmother ou Bests of Burden.

  • Mantichore  

    *C’EST* un cycle de nouvelles, plus qu’un roman classique, à l’image du bouquin qu’il transpose strictement dans une atmosphère gothique, les « Livres de la Jungle » de Rudyard Kipling. Ce qui justifie assez bien de confier les finitions des différents « chapitres » à différents dessinateurs.

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