Sex criminals 2 – Two worlds, one cup par Matt Fraction et Chip Zadrsky
AUTEUR : PRÉSENCE
VO : Image
VF : Glénat
Ce tome fait suite à One weird track (épisodes 1 à 5) qu’il faut avoir lu avant. Il contient les épisodes 6 à 10, initialement parus en 2014, écrits par Matt Fraction, dessinés, encrés et mis en couleurs par Chip Zdarsky.
Finalement, Suzie et Jon se sont sorti des griffes de la police du sexe. Ils ont même réussi à chiper un dispositif de traque électronique qui positionne les individus aux capacités sexuelles extraordinaires (c’est-à-dire arrêter l’écoulement du temps).
Mais Jon Johnson subit une visite d’intimidation de Myrtle Spurge sur son lieu de travail. Il recommence aussi à souffrir de ses névroses dont certaines prennent des proportions pathologiques.
Suzie essaye toujours de réunir assez d’argent pour sauver la bibliothèque de la destruction. Elle rencontre son amie Rachelle. Elle doit également se rendre à une visite chez son gynécologue (Robert Rainbow) qui fait un constat étonnant concernant son col de l’utérus (cervix).
Le premier tome de cette série était irrésistible de drôlerie et de vivacité, avec un léger parfum d’interdit du fait des capacités de Surie et Jon (littéralement arrêter le temps au moment de l’orgasme), et une touche de thriller du fait de cette police un peu spéciale. Le lecteur éprouve donc un grand plaisir à retrouver ces personnages marquants et cette ambiance unique.
Premier constat : Matt Fraction et Chip Zdarsky n’ont pas mis la pédale douce sur la composante sexuelle. Il arrive souvent que des séries (à caractère non pornographique) qui commence fort sur ce plan abandonnent rapidement cette composante pour rentrer dans le rang. Ici il n’en est rien : les personnages continuent à avoir des rapports sexuels, des discussions sur le sujet. Jon a la chance de rencontrer son actrice pornographique préférée. Parvenir à l’orgasme pour 3 individus en même temps revêt même une importance capitale dans l’intrigue.
La deuxième composante très appréciable du premier tome était son humour varié et piquant. Le lecteur retrouve les remarques croustillantes et les petites vacheries entre amis. L’humour va de Jon qui continue de déféquer dans le pot de fleurs du bureau de son patron (profitant de l’arrêt du temps) à une ribambelle d’inscriptions rigolotes dans l’épisode 10, en passant par Rachelle qui s’amuse de parler du métier de Robert (gynécologue) à haute voix dans une librairie. Il y a une étonnante sculpture de godemichets, de la comédie de situation, des réparties vives, et l’étonnante scène où les internes font la queue pour voir le col d’utérus parfait de Suzie.
Troisième composante : l’intrigue conserve sa part de mystère, avec cette police déconcertante, la découverte de nouveaux individus disposant des mêmes capacités que Suzie et Jon, et l’évolution des personnages principaux. Dans la fausse interview en fin de tome, Matt Fraction indique qu’une de ses grandes satisfactions est que les personnages gagnent en épaisseur dans ce tome, qu’ils ne se réduisent pas à de simples acteurs jouant la comédie.
Le lecteur retrouve également les dessins de Chip Zdarsky. Il dessine avec un trait clair, sans surcharger les surfaces de textures, laissant aux couleurs le soin de faire ressortir les surfaces, les unes par rapport aux autres. Ses dessins plongent le lecteur dans un monde normal, peuplé d’individus aux morphologies diverses et réalistes, avec une attention apportée aux environnements. Chaque séquence se déroule dans un lieu montré de manière détaillée.
Zdarsky ne dessine pas de manière photoréaliste. Il n’intensifie pas non plus ses traits d’encrage pour rendre les séquences plus dramatiques. Du coup, il se dégage presqu’une impression bon enfant de ses pages. Toutefois le niveau relativement élevé de densité d’informations visuelles et la nature de ce qui est représenté (quelques sexes en érection, quelques vagins, des sextoys) ne laissent pas de doute sur le public auquel s’adresse le récit.
À chaque scène sexuellement explicite, le lecteur peut constater que les auteurs ont réfléchi sur la manière de présenter la nudité. Ils ne souhaitent pas transformer leur histoire en un récit pornographique, ni réduire le corps des femmes à un objet sexuel.
En examinant les choix de représentation, le lecteur ressent tout l’isolement et le plaisir généré par les masturbations de Jon. Il voit la sexualité de l’homme comme un besoin difficilement maîtrisable (une forme de fardeau consubstantiel de la masculinité), avec une apparence qui peut être perçue comme agressive (les 2 hardeurs en érection attendant de passer à l’action pendant le tournage, épisode 9) ou pathétique (Jon adolescent assouvissant son besoin sexuel, sans pouvoir trouver le réconfort affectif dont il a besoin).
De l’autre côté de la barrière, il voit des femmes (Suzie, Ana, Rachelle) qui choisissent leur sexualité et qui ne la subissent pas. Le cas d’Ana est assez particulier car Matt Fraction aligne les stéréotypes concernant la « déchéance » de cette femme qui ne peut pas accéder à la fac faute d’argent, et qui choisit la voie de la « facilité ».
Elle joue de ses charmes, connaît les plaisirs de la drogue, et gagne sa vie d’abord en dansant et s’effeuillant, puis avec des photos de charme, puis en tournant des pornos. Zdarsky n’adopte jamais les conventions de cadrage de ce type de film, et Fraction n’en fait pas une victime : Ana tire avantage de son manque de sensation pour réaliser un métier lucratif.
Par comparaison, la sexualité de Suzie et Rachelle est plus normale. Elle ressort plus douce que celle de Jon, à nouveau sans voyeurisme dans les dessins. Les auteurs ne se lancent pas non plus dans une critique de l’industrie pornographique, ou dans une critique sociale des rapports de force dans les relations sexuelles. Ils évitent l’obstacle par le biais de l’humour : des titres salaces dérivatifs pour les films, un usage désarmant de la dérision (la queue des internes pour voir le col de l’utérus de Surie), les pratiques sadomaso softs et consenties des parents de Robert Rainbow (le gynécologue).
L’adresse narrative des auteurs se perçoit également dans 2 autres séquences. Quand Zdarsky dessine des vagins en gros plans, le lecteur ne voit pas le visage et le reste du corps de chaque femme, et le contexte est celui de la gynécologie. Du coup, il n’y a pas d’effet de voyeurisme ou de réduction de la femme à une fonction sexuelle. Il y a un regard clinique porté sur cette partie de leur anatomie.
Lorsque le lecteur est confronté à des dessins de pénis en gros plan, le mode de représentation dédramatise son sujet, le rendant en apparence inoffensif (voire ridicule) et le contexte le rend pathétique (des hommes envoyant la photographie de leur engin par MMS).
Sans en avoir l’air, Matt Fraction et Chip Zdarsky parlent de sexualité de manière franche et sans hypocrisie, en évitant l’écueil de la pornographie spectacle et acrobatique, où il ne reste plus qu’une performance physique. Ils évoquent avec nuance différentes formes de pratiques consenties, l’apprentissage propre à chaque individu de trouver son plaisir, le fait que tout le monde ne le trouve pas de la même manière, ni même aussi facilement, que le sexe n’est pas une évidence pour tout le monde.
Effectivement, Matt Fraction développe ses personnages, au-delà de simples connaissances de passage. Jon Johnson est celui qui bénéficie de plus temps d’exposition, ses névroses diminuant ou augmentant d’intensité, devenant pathologiques, en fonction des événements, de son état d’esprit, de son manque de confiance, sa prise de conscience de l’impossibilité d’atteindre la satisfaction par le voyeurisme.
Ce deuxième tome marque aussi une étape dans la relation entre Suzie et Jon. Après la période d’enthousiasme propre aux débuts d’une relation fougueuse, vient le temps de prendre un peu de recul, de s’interroger sur la suite à donner, sur l’envie de s’investir pour continuer à construire ensemble et surmonter les différences, progresser. Après le plaisir sexuel réel et intense, vient le constat que les parties de jambes en l’air ne font pas avancer grand-chose, que rien ne se fait pendant ce temps-là.
Sans en avoir l’air, Fraction met en scène des questions existentielles subtiles et complexes, sur la nature humaine, sur les envies, sur le plaisir, sur un éventuel but dans l’existence. Pendant tout ce temps-là, il n’en oublie ni son intrigue, ni le fait que cette capacité extraordinaire (arrêter le temps après avoir atteint la jouissance) ne se manifeste pas de la même manière pour tous les individus. Il évoque aussi le bonheur ineffable d’éprouver du plaisir en même temps, ensemble (avec le défi humoristique et pince-sans-rire d’y arriver à 3, dans 2 pièces séparées).
Le tome se termine avec les conseils sexo des auteurs (toujours sur un ton humoristique). Les premiers avaient fait l’objet d’une compilation spécifique : Just the tips. La majeure partie sont très drôles, pétris d’autodérision et d’absurde. Suit une interview de 5 pages de Matt Fraction et Chip Zdarsky, à nouveau placée sous le signe de l’autodérision, avec quelques informations révélatrices du processus créatif. Les 2 dernières pages reprennent les slogans concoctés par Matt Fraction pour accompagner l’avertissement figurant sur les couvertures des périodiques, indiquant qu’il s’agit d’une lecture destinée aux adultes.
Ce deuxième tome réussit l’exploit d’être aussi drôle que le premier, de ne rien céder en termes de sexualité, de développer l’intrigue, d’approfondir la psychologie et l’histoire des personnages, et de sonder des particularités de la condition humaine, avec délicatesse et sans hypocrisie.
Tiens ça me donne envie de tenter cette série, alors que pourtant Fraction et moi ça fait deux en général…
J’aime beaucoup Matt Fraction (je pense que ça ce voit dans cet article) dans ses productions indépendantes (Casanova avec Gabriel Ba et Fabio Moon est également décoiffant), ainsi que dans Iron Man (même Bruce a apprécié), voir l’article de Tornado.
http://www.brucetringale.com/le-resistant/
C’est gentil de penser à moi !
Je pensais me prendre cette série, suite au commentaire de Présence sur le tome 1. Et puis la sélection naturelle a fait que j’ai dû privilégier d’autres séries…
Il n’est pas trop tard pour réparer cette grossière erreur dans la sélection naturelle et de rendre la place qui appartient de droit à cette espèce rare de récit intelligent, impertinent et drôle.
Ah je me suis trompé d’article ! C’est Sex Criminals tome 1 qui vient de sortir en VF. C’est pas grave ça a l’air bien aussi…
Comme toujours tu mets le doigt (mh) sur toutes les qualités de ce tome ! J’ai même préféré ce tome, sans doute parce que les personnages s’étoffent.
Merci. J’attends avec impatience le troisième tome. J’avais effectivement trouvé que ce tome continuait de construire sur les bases du premier, enrichissant l’histoire, explorant d’autres idées et d’autres personnages. J’ai également lu le premier tome d’Howard the duck, écrit par Chip Zdarsky, et ce n’était pas terrible. J’espère que sa série publiée chez Image, Kaptara, sera meilleure.