2001 Maniacs

2001 Space Odyssey par Jack Kirby

1ère publication le 12/12/16- Mise à jour le 31/08/18

Welcome to the machine

La robotique à visage humain  ©Marvel Comics

AUTEUR: ALEX NIKOLAVITCH

VO : Marvel

VF : Aredit, Thor Collection Flash

Alex Nikolavitch nous fait redécouvrir une série méconnue : 2001 Odyssée de l’espace par Jack Kirby. Après vérification, les 7 premiers épisodes existent en VF chez Aredit et les 3 derniers dans Thor collection flash.

Il y a parfois des court-circuits étranges dans la pop culture. Des collisions d’univers. Je ne parle pas forcément ici de choses comme à la Freddy versus Jason ou Le Gendarme et les Extraterrestres (très bonne idée d’article Alex -NdR) , qui sont de l’ordre de la fabrication un peu cynique. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a parfois des rencontres curieuses de génies visionnaires, mais dont le génie et la vision partent dans des directions très différentes.

Quoi de commun par exemple entre l’univers de Stanley Kubrick et celui de Jack Kirby ? Entre l’esthétisme glacé et misanthrope du cinéaste et les délires énergétiques du dessinateur ? Ça tient en un mot. Ou pour mieux dire en un nombre : « 2001 ».
Car il a existé une adaptation en comics, et même une suite, au 2001 : L’Odyssée de l’Espace du premier, par le second.

Avec la transition la plus célèbre de l'histoire du cinéma

Avec la transition la plus célèbre de l’histoire du cinéma ©Marvel Comics

Première bizarrerie : il aura fallu huit ans pour qu’elle existe. Souvent, ce genre d’adaptation sort à un ou deux mois près en même temps que le film qu’elle adapte. Là, il y a un gros décalage. Les passages à la télé y sont peut-être pour quelque chose : une adaptation du Magicien d’Oz était sortie l’année précédente, soit 35 ans après le film qu’elle reprend sur papier et il semble bien qu’il s’agissait de profiter d’une popularité renouvelée de l’œuvre à une époque où le magnétoscope n’existait pas. La même année, Marvel avait d’ailleurs acheté également les droits de la série télévisée Le Prisonnier, terminée depuis longtemps, et également adaptée par Kirby.

On ignore si c’est bien ce raisonnement qui a été tenu par Marvel lors de l’achat des droits de 2001 en 1975, mais ce qui est clair, c’est que l’adaptation, dans les grands formats Treasury Edition, se retrouve comme partie intégrante du deal passé à l’occasion du retour de Kirby chez l’éditeur, en même temps que le Captain America : Bicentenial Battles publié dans la même collection. Une chose est sûre : le projet semble tenir à cœur à Kirby, qui y retrouve des thématiques déjà développées dans le cadre du Quatrième Monde et qu’il retrouvera à l’occasion des Eternels. Par ailleurs, il s’est déjà frotté quelques temps plus tôt à l’univers d’Arthur C. Clarke, le grand romancier de SF à l’origine de l’histoire, à l’occasion d’un projet d’adaptation finalement non concrétisé de Rendez-vous avec Rama. Et une œuvre aussi choc et aussi chargée que 2001 ne peut qu’intéresser un démiurge du calibre du King. Il se met donc au travail.

Il est complètement lui-même, tout en respectant complètement l'imagerie

Il est complètement lui-même, tout en respectant complètement l’imagerie ©Marvel Comics

2001, la BD. L’objet est étrange, aussi verbeux que le film de Kubrick est taiseux. Et le King, pour combler les silences, tape aussi bien dans le roman de Clarke (écrit en même temps que le film lui-même et qui n’en constitue donc pas vraiment une adaptation, pas plus que le film ne l’adapte exactement lui-même) que dans une des premières moutures du scénario, avant le travail d’épure au rasoir de Kubrick. Il s’agit de rendre explicite ce que le film ne faisait qu’évoquer en le laissant à l’appréciation du spectateur.

Si Kirby reprend les designs du film, il y applique graphiquement sa patte, ses raccourcis anatomiques et les gestuelles classiques de ses personnages, et surtout ses célèbres « Kirby crackles », motif graphique à tout faire représentant aussi bien les chapelets de bulles et les remous du fond des océans que les bouffées d’énergie jaillissant de machines infernales ou de fosses apokolyptiques, et qui servent ici à créer une ambiance de nébuleuses infinies.

Mais une fois l’adaptation sortie en album, que faire des droits ? Marvel enchaînera sur une série de dix épisodes au format comics, toujours par Kirby. Et là se pose un problème, celui que rencontrent tous les auteurs chargés de donner une suite à une œuvre bouclée : toute suite est soit une redite, soit une trahison (et la déception que représenta au cinéma le film 2010 de Peter Hyams, pourtant plein de qualités propres -en plus il y a Helen Mirren en capitaine soviétique du vaisseau Alexei Leonov, alors je suis forcément complètement fan- illustre bien ce souci récurrent).

Kirby jouera au départ la carte de la redite, montrant l’action des monolithes en d’autres temps et d’autres lieux, et la création d’autres enfants des étoiles, fœtus cosmiques au service d’un plan ineffable. Mais la rareté de ces actions des monolithes rend l’ensemble légèrement bancal : dans le film, on devine qu’ils ne sont intervenus qu’une seule fois dans les affaires humaines avant l’âge de l’espace. La nature sérielle du comic book implique des apparitions à répétition de ces entités, et une action quasi continue sur l’histoire humaine. Même en tenant compte d’histoires se déroulant sur deux épisodes, le résultat, à l’échelle de la série, est décousu. Les monolithes ne sont pas un fil conducteur suffisant pour éviter l’impression d’anthologie qui se dégage de l’ensemble.

Et puis pour un fil, ils sont vachement épais

Et puis pour un fil, ils sont vachement épais ©Marvel Comics

Kirby va donc créer un personnage récurrent capable de traverser les siècles, car il est virtuellement immortel : un robot nommé X-51. (c’est d’ailleurs ainsi que l’utiliseront souvent ses continuateurs, dans un autre contexte. X-51 est présent dans au moins deux des itérations futures de l’univers Marvel, tenant d’ailleurs le rôle de Chœur Grec dans l’une d’entre elles. Mais nous n’en sommes pas encore là).

X-51, dit aussi Mister Machine ou Aaron Stack, n’est pas absurde dans l’univers de 2001. Il est la continuation du cycle d’accession à la conscience lancé par le monolithe avec les hommes préhistoriques et poursuivi par les créateurs du superordinateur HAL 9000. Le point clé, c’est qu’alors que toutes les consciences artificielles crées par l’homme ont basculé dans la folie, X-51 surmonte cet écueil en étant exposé au pouvoir du monolithe (histoire de boucler ça dans la sacro-sainte continuité, les monolithes seront interprétés dans le contexte de l’univers Marvel comme une création des Célestes, entités cosmiques créées par Kirby dans The Eternals en parallèle de son travail sur 2001).

Déjà vu...

Déjà vu… ©Marvel Comics

Le personnage de X-51 vit des aventures purement marvéliennes : celles d’un proscrit pourchassé qui tente de faire la preuve de sa bonne foi, à la manière des X-Men ou de Hulk. Et ce fil conducteur-là sera tellement fort qu’il… anéantira la série. Elle a trop dérivé quant à son concept initial, et n’a plus rien à voir ni avec l’espace, ni avec les entités abstraites de Clarke et Kubrick.

Aaron Stack, prenant le nom de Machine Man, héritera donc d’une série à son nom, calée dans l’univers Marvel, et après quelques épisodes toujours signés Kirby, ce sera à Marv Wolfman puis Tom Defalco de l’animer, avec Steve Ditko aux dessins. La suite est connue, X-51 deviendra un personnage récurrent du Marvel Universe, apparaissant dans diverses séries à son nom (dont une devenue un classique avec Herb Trimpe et surtout Barry Smith aux dessins), mais intervenant aussi de façon remarquée dans Earth X, Nextwave ou The Initiative.

Une différence entre comics et cinéma : la verticalité de la page face à l'horizontalité de l'écran

Une différence entre comics et cinéma : la verticalité de la page face à l’horizontalité de l’écran ©Marvel Comics

Que reste-t-il aujourd’hui de cette version de 2001 ? Le film, bien entendu, a une place méritée au panthéon des grands films de science-fiction, et sa puissance visionnaire est, selon l’expression consacrée, souvent imitée et jamais égalée. Mais de ces plus ou moins 300 pages signées par le King, que reste-t-il ? Vu le foutoir que deviennent facilement ces histoires de droits d’adaptation, il est loin d’être certain qu’on voie un jour une réimpression de tout ce matériel. Le seul moyen d’y avoir accès est de courir les backs à back issue et à y mettre le prix (J’en profite d’ailleurs pour remercier ici le libraire qui me vendit une large partie de ce matériel d’époque à un prix très raisonnable parce qu’il savait que je ne cherchais pas à spéculer dessus, juste à me remplir les yeux d’une démesure kirbyenne dont il devinait que c’est la seule drogue dure que je m’autorise), ou de tomber sur des scans en ligne.

Si, on l’a dit, Machine Man s’est taillé une petite place dans l’univers Marvel, on est pour le reste en présence d’une œuvre un peu oubliée, trop différente de son modèle filmique pour être pleinement satisfaisante en termes d’adaptation, trop proche néanmoins pour tout à fait tenir par elle-même. Et pourtant, on est face à un Kirby en grande forme, un Kirby qui s’amuse à des variations sur un thème, une série qui a sa place de plein droit dans sa bibliographie, et qui mérite d’être redécouverte.

Dave les a vus !

Dave les a vus ! ©Marvel Comics

—-
La BO du jour : la fameuse synchronisation entre les échos du Floyd et ceux de Kubrick

https://www.youtube.com/watch?v=VRrfQZLrVGI

16 comments

  • Redwave  

    Whoa, Kirby c’est cool!

  • Présence  

    Super ! Merci beaucoup pour cet article qui répond à plusieurs de mes questions. Je n’ai dû lire que 2 ou 3 épisodes de cette série dans les petits formats d’Arédit en noir & blanc, il y a de cela des décennies.

    J’ai beaucoup apprécié la mise en contexte de l’œuvre : j’ignorais en particulier son décalage temporel avec la sortie du film. L’analyse du rapport de la série avec le film et avec les thèmes récurrents de Jack Kirby est impeccable et très éclairante. Les images sont incroyables dans la manière dont Kirby retranscrit et s’approprie l’imagerie du film.

  • Lone Sloane  

    Un article bien perché à la hauteur des ambitions de ces deux génies, le deuxième scan va faire un fond d’écran en apesanteur. Merci pour la découverte, et pour le Hotline to Hades qui m’a bien fait marrer au réveil.
    J’écoute la reprise de Also sprach par Deodato et m’en vais prendre de la hauteur dans mon open space: https://www.youtube.com/watch?v=RJKsp9_L24Q

    • Nikolavitch  

      oh, je la connaissais pas, la Deodato !

  • Léo Vargas  

    Hello,

    S’il fallait un artiste pour 2001, je pense bien que c’est Kirby qui aurait pu le faire (et peut-être Starlin).
    Je me remémore avec plaisir à rendez-vous avec Rama.

  • Patrick 6  

    Je ne suis généralement pas très fan des adaptations de film en BD, mais il est vrai que Kirby rassure en la matière ! Quoi qu’il en soit je n’ai lu que les derniers numéros avec Machine Man (ceux publiés par Aredit dans Thor en couleur) et je n’ai jamais compris pourquoi la série s’appelait 2001 ! (L’apparition du monolithe n’offrait qu’un lien très ténu avec le film). Ton article répond donc enfin à ma question ! Merci donc à toi 😉

  • Tornado  

    Etant allergique à la narration très ampoulée du king Kirby (et oui, je me permets ce crime), je ne courrais pas après. Mais j’avoue que les planches reproduites ici sont absolument magnifiques. Merci donc, pour ce festival visuel (et pour ce pan de culture).

    • Bruce lit  

      Oh….ça me dit rien….tout ce que j’aime en BD….des yeux qui flottent dans l’espace, du métal froid et brillant, des vaisseaux, des cosmonautes, des robots. Euh….quoi d’autre ? Ah oui l’adaptation du film de Kubrick que j’aime le moins, tout simplement parce que cette scifi ne m’attire pas beaucoup.
      Je saurai au moins d’où vient Machine Man que j’aimais bien dans Titan. Et d’apprendre que toujours la sainte continuité avait intégré les monolithes. 2001 aura été du multimédia avant l’heure ; un roman adapté au cinéma puis en BD.
      Qui a lu le roman de Clarke d’ailleurs ?

      • Nikolavitch  

        J’ai lu les romans (y en a 4, 2001, 2010, 2063 et 3001) et c’est rigolo, parce que 2001 n’est pas en continuité avec les autres (ça se passe sur Saturne, et les suivants en fait raccrochent à la continuité du film, je vous dis pas le bordel). Le bouquin est vachement plus explicite que le film, et du coup, ça perd en puissance visionnaire. Le 2010 est plus proche du film de Hyams, mais comprend une très chouette scène avec un vaisseau chinois qui tente de se poser sur Europe.

        • Bruce lit  

          J’avais lu que Clarke avait écrit 2010 pour que Kubrick tourne la suite. A son grand Dam….

          • Nikolavitch  

            Kubrick avait dit ce qu’il avait à dire dès le premier, aussi…

  • Matt  

    Je n’avais aucune idée que cette BD existait. C’est en effet un pan de culture intéressant que tu nous proposes là. Même si je ne suis pas non plus le plus fan de Kirby et que je n’ai pas vraiment envie de creuser pour trouver ces BD comme tu l’as fait.
    Les planches sont très belles cela dit.

  • Jyrille  

    Je n’avais jamais entendu parler de cette adaptation, merci donc pour ma culture Alex ! Je ne connais pas bien Kirby mais j’aime beaucoup son dessin et son dynamisme. J’apprends enfin comment on appelle ses effets à base de bulles noires ou sombres, les Kirby crackles ! C’est très personnel et immédiatement identifiable. J’aime beaucoup les planches présentées ici même si la troisième a un côté très kitsch.

    J’ai lu le roman 2001, c’est lui qui donne le plus d’informations et d’explications, alors que le film est totalement incompréhensible vu tel quel (ou alors très sujet à interprétations…). C’est un bon gros délire psychédélique, enfin, surtout sur sa dernière partie, puisque les trois premières restent logiques. D’ailleurs, la dernière partie est celle de la BO du jour, que je préfère à celle du film avec la musique angoissante de Ligeti. J’ai vu 2010, mais je n’en ai qu’un très faible souvenir.

    Merci encore de creuser dans les tréfonds des comics !

  • Blanc  

    Merci pour cet article.
    Quels sont les numeros de thor Flash ou il y a les 3 episodes?

    • Présence  

      Les 10 épisodes VO sont parus dans Frankenstein (Arédit/Artima) 14, 16 à 19, et dans Thor (collection Flash nouvelle formule) 1 à 3.

  • Bruno :)  

    Passionnant ! Moi non plus je ne connaissais pas la filiation entre cette adaptation et la création de Machine-Man : ça explique l’intro si surprenante de Earth X, dans son appropriation/utilisation du « monolithe » ; et le fait que Aaron s’adresse à « lui » comme à une vieille connaissance ! Trop chouette, cette nouvelle preuve de l’intérêt si passionnant de ce « background » Historique commun à tous ces personnages du MCG.
    2010, le roman, est passionnant à lire : infiniment plus riche que le film qui, faute de moyens techniques, n’a pas pu mettre en images les scènes d’exploration planétaire de Jupiter et Europe par un David Bowman transfiguré (chapitres grandioses et, surtout, très nécessaires à la compréhension de l’histoire…). Peter Hyams a probablement fait de son mieux mais (pression des producteurs ?!), je lui reproche quand même le côté TRÈS appuyé des tensions culturelles et politiques entre les équipages, à bord du Léonov ; aspect complètement ridicule et artificiel du scénario, destiné avant tout à stigmatiser les personnages ; et dont l’absence dans le livre est parfaitement explicité par le contexte scientifique au milieu duquel ils évoluent -sans compter les potentialités pour le moins aventureuses de leur mission ! Bon, d’accord ; ces questions-là ne passionnaient pas Arthur C. Clarke : il y a une constance plutôt optimiste quant à la nature de ses personnages, quand ils agissent au sein d’un cadre bien défini, et généralement plausible. Il n’explore pas la faiblesse humaine, dans ses récits, sinon à peine comme ressort dramatique : ça ne l’intéresse pas.
    D’un point de vue plus personnel, j’avoue par contre avoir été plus que frustré par la négation complète de la relation Curnow/Brajlovsky, réduite à un rapide échange de regards au travers d’une visière, avant que le plus jeune des deux ne se fasse zigouiller gratuitement pour, certainement, des raisons purement objectives de « passage obligé » au service de la tension dramatique -scène qui n’existe pas dans le bouquin, l’auteur n’ayant que très rarement recours à ce genre de facilités pour intéresser son lecteur (sinon jamais ?!) : il n’en a pas besoin.

    Pour en revenir à l’adaptation ici avisée : les planches postées sont à couper le souffle ! Que n’ai-je découvert tout ça au moment où, affamé d’images dessinées, j’aurais pu en assimiler l’essence d’une façon beaucoup plus complète. Peu d’artistes parviennent à « nourrir » l’âme comme Jack Kirby ; l’argument le plus évident de ce que j’avance étant peut-être directement lié à ses limites techniques bien réelles, tellement sublimées qu’elles en sont devenues LA puissance la plus conséquente de son mode d’expression. L’enfant qui se débat avec ses crayons est toujours là : c’est criant, dans certaines cases ; sauf qu’il a appris à « laisser faire » un peu sa main, depuis toutes ces années, car celle-ci l’a conduit vers des sommets dont il n’avait sans doute même jamais envisagé les possibilités. C’est aussi pour ça que c’est passionnant à feuilleter, l’oeuvre du King.
    C’est du Comic-Book -ça bouge, crépite (les « Kirby Crackles », excellent !), brûle d’incandescence, explose plus fort que tout ce qu’on peut imaginer et, pourtant, ça ne déparerait pas sur un mur, bien encadré : du Grand Art, véritablement, dans sa vérité pleine de spontanéité si personnelle.
    Je ne sais pas si je vais en faire un fond d’écran mais, en tous cas, je la « save », la planche avec le Monolithe en pleine séance de cours…
    MERCHI BOUCOUP !

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *