Le quatrième mur par Éric Corbeyran & Horne Perreard, d’après Sorj Chalandon
Par PRESENCE
VF : Marabout
Il s’agit d’une histoire complète et indépendante de toute autre. Cette bande dessinée est l’adaptation du roman du même nom de Sorj Chalandon : Le quatrième mur (2013), prix Goncourt des Lycéens 2013 et choix des Libraires 2015. Il a été adapté en bande dessinée par Éric Corbeyran (scénario) et Horne Perreard (dessins).
Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc, avec des nuances de gris.
Dans l’introduction de 2 pages, un homme en costume se tient sur une scène et présente Antigone, avec les mots de Jean Anouilh. Chapitre 1 – Georges participe à une manifestation en faveur de la Palestine, dans les rues de Paris, en avril 1974. À côté de lui marche Samuel Akounis, un pacifiste juif grec de Salonique. Sam demande à Georges de ne pas clamer haut et fort n’importe quel slogan. Georges a rencontré Sam la première fois, alors que ce dernier donnait une conférence à la Fac de Jussieu, sur l’opposition à la dictature des colonels dans son pays (1967-1974). Il raconte, entre autres, comment une représentation d’Ubu Roi (d’Alfed Jarry, 1896) a provoqué son emprisonnement arbitraire, parce qu’il en était le metteur en scène.
Le groupe gauchiste auquel appartient Georges perd de sa vigueur et il se retrouve un peu désorienté. Par contre il continue à fréquenter Sam. Ce dernier lui parle de la pièce Antigone, écrite par Jean Anouilh en 1944. Il lui parle de la petite maigre, de ses parents juifs, de la notion de quatrième mur (ce mur virtuel qui sépare les acteurs des spectateurs au théâtre), de Joseph Boczov. Il lui apprend le sens des mots et à faire la différence entre une dictature et la démocratie qui existe en France. Georges se marie avec Aurore, et ils ont une fille qu’ils appellent Louise. Samuel Akounis tombe malade, et il parle du projet qu’il a initié, à Georges : faire jouer Antigone à proximité de la ligne verte (frontière de 1967), dans la zone frontalière du Liban et de la Palestine.
Si le lecteur n’a jamais entendu parler du livre original de Sorj Chalandon, il ne se rendra pas forcément compte qu’il s’agit d’une adaptation. Cela veut dire qu’Éric Corbeyran a bien fait son travail, en sachant transcrire les spécificités de l’écriture d’un roman, avec les particularités narratives d’une bande dessinée. Le pari était risqué parce que l’intrigue ne repose pas sur des aventures ou sur des rebondissements étonnants, mais souvent sur des échanges de points de vue au cours de discussions. Or les dialogues ne sont pas souvent des séquences présentant un grand intérêt visuel. Afin de conserver une narration fluide, le scénariste a choisi de mettre en scène les passages avec des déplacements, ou des actions particulières (par exemple une manifestation), et d’insérer les réflexions de Georges sous forme de cellule de texte.
Éric Corbeyran et Horne Perreard avaient déjà travaillé ensemble sur une adaptation d’un roman de Frantz Kafka : La métamorphose (2009). Ce dessinateur réalise donc des dessins en noir & blanc qu’il habille avec nuances de gris, comme appliquées à l’aquarelle. Par cette méthode, il peut donner l’impression de textures sur les murs ou d’autres éléments de décor, évitant un effet trop lisse ou trop nu. Il rend aussi ainsi compte des ombres portées par les sources de lumière. Cela donne l’impression de pages assez denses d’un point de vue graphique.
En y regardant de plus près, le lecteur peut avoir l’impression que les traits encrés s’apparentent à des esquisses, L’artiste s’attachant plus à capturer l’impression générale du moment pour en conserver la spontanéité, qu’à se montrer le plus précis possible, ou le plus descriptif possible. Ce choix graphique donne une forme d’allant à la narration visuelle, évitant une forme trop pesante. De temps à autre, Horne passe plus de temps pour une vue plus éloignée comme celle d’une foule lors d’une manifestation, ou la vue d’ensemble de l’amphithéâtre de Jussieu, ou encore une vue globale d’un quartier de Paris.
Au fil des pages, le lecteur peut se projeter dans chaque environnement qu’il s’agisse du petit appartement de Georges, de la chambre d’hôpital de Sam, ou des différents lieux au Liban et en Palestine. Les dessins ne constituent pas un reportage journalistique sur l’état du Liban, encore moins une balade touristique. Cela n’empêche pas le lecteur de pouvoir observer l’ampleur des dégâts occasionnés par la guerre, ou d’être sous le charme des paysages intacts en dehors des villes. Cette approche graphique conserve également la spontanéité des personnages.
Horne leur donne des silhouettes toutes un peu similaires, à savoir fines. Le lecteur constate qu’il sait les représenter dans des postures de tous les jours, effectuant des gestes normaux. Il utilise régulièrement des plans taille pour les discussions ce qui permet de faire apparaître une bonne partie de la posture des interlocuteurs. Le lecteur observe que les visages comportent souvent 2 gros traits pour les sourcils, et un point pour chaque œil. En outre, les visages sont parfois un peu plus gros que ne le voudrait l’exactitude des proportions anatomiques. Cela permet de mieux faire passer les émotions sur les visages en les rendant plus importants et plus expressifs. Ainsi le lecteur perçoit mieux l’état d’esprit de l’interlocuteur.
Horne se montre tout aussi expressif dans les scènes sortant de la banalité du quotidien. Il sait montrer la ferveur d’une foule en train de manifester, la douleur d’un corps torturé, la faiblesse d’un malade alité, la tension de Georges quand son guide lui confie un pistolet, la tension des acteurs quand Georges les rencontre pour la première fois. Par le biais des cases, le lecteur peut observer la précarité et le dénuement dans certains quartiers de Beyrouth. Le lecteur se laisse donc facilement emporter dans l’histoire par les dessins simples en apparence, mais remplissant leur fonction avec un vrai savoir-faire. Il apprécie de lire une vraie bande dessinée, et pas une transposition réalisée à la va-vite en recopiant des gros pavés de texte du roman, avec des images trop figées. Éric Corbeyran est un scénariste de bandes dessinées prolifique qui maîtrise son mode d’expression, auteur de séries comme Le régulateur avec Éric et Marc Moreno, Châteaux Bordeaux avec Espé, Le chant des Stryges avec Richard Mérineau & Merlet. Ici il s’efface derrière le roman originel de Sorj Chalandon.
Le lecteur est amené à suivre un jeune homme d’une bonne vingtaine d’années, pendant plusieurs années, uniquement au travers de ce projet de représentation d’Antigone, au Liban. Dans le cadre contraint de la pagination de cette bande dessinée, Corbeyran ne peut pas expliciter toutes les références historiques, culturelles, religieuses et politiques. Il vaut mieux que le lecteur ait une vague idée de ce qu’est un druze ou un maronite, ou qu’il fasse preuve du courage nécessaire pour aller consulter une encyclopédie en ligne ou papier. Sinon, il éprouvera quelques difficultés à saisir les antagonismes ethniques et culturels que doit surmonter Georges pour tenir faire aboutir le projet initié par Sam. Par contre, le scénariste consacre du temps pour expliquer l’argument de la pièce Antigone de Jean Anouilh, rappeler le contexte de son écriture, et faire ressortir les rapports de force qui existent entre les personnages. De ce fait, même si le lecteur ne s’intéresse pas à la situation du Liban et de la Palestine au début des années 1980, il peut trouver son intérêt dans les tensions sous-jacentes qui font obstacle au projet.
Sorj Chalandon fut un journaliste pendant plus de 30 ans pour Libération (de 1973 à 2007) puis pour le Canard Enchaîné. À ce titre il a reçu le prix Albert Londres en 1988. Il est un écrivain auteur de plusieurs romans la plupart primés, Retour à Killybegs ayant reçu le Grand prix du roman de l’Académie Française, en 2011. Le lecteur suit les dernières étapes de l’organisation de cette représentation d’Antigone, en accompagnant Georges dans ses démarches. Il constate rapidement que chaque personnage a une histoire personnelle qui influe fortement sur ses décisions. L’auteur rend compte de la complexité de la situation, de l’engagement de Samuel Akounis et de son regard sur la vie. Il évoque le passé de ses parents, sous-entendant que leur histoire personnelle a exercé une forte incidence sur celle de leur fils. Ce passage et très rapide dans la bande dessinée, il est peut-être plus étayé dans le roman.
Éric Corbeyran a bien su conserver la dimension littéraire du roman, et les questions qui se posent au fur et à mesure de l’avancée du projet de Sam. Il n’y a pas que les difficultés de faire travailler ensemble des individus dont les peuples s’entredéchirent depuis des décennies. Le projet en lui-même soulève des questions quant à la motivation de Georges, quant à son engagement, quant à l’importance qu’il lui donne par rapport à celle accordée à sa femme et sa fille. En outre, Georges lui-même n’est pas un individu neutre, c’est un blanc, européen, avec une culture catholique, même s’il ne pratique pas cette religion. Il intervient au Liban pour faire aboutir un projet qui n’est pas le sien, pour apporter un moment de paix dans cette région du monde, comme si les communautés locales en étaient incapables par leurs propres moyens.
Enfin, l’intrigue d’Antigone entre en résonance de bien des manières avec les personnes d’origine diverse qui doivent l’interpréter. Sorj Chalandon n’utilise pas la pièce de Jean Anouilh comme un vague prétexte culturel plaqué artificiellement. Il en mêle le thème à celui de son récit, pour une mise en abîme intelligente, pertinente et pénétrante. Le lecteur peut également voir une forme de mise en abîme entre Georges et Sam, et l’auteur lui-même dans la mesure où les deux premiers sont des metteurs en scène, fonction que remplit également l’écrivain.
Il est vraisemblable que cette bande dessinée n’apporte pas grand-chose à quelqu’un ayant déjà lu le roman. Pour un autre type de lecteur, il s’agit d’une vraie bande dessinée ambitieuse. Le lecteur peut facilement ressentir de l’empathie pour Georges, projeté dans une situation qu’il n’a pas souhaitée, même s’il dispose d’une personnalité et d’une histoire qui le rendent unique. Il apprécie l’intrigue au premier degré en se demandant ce qu’il adviendra du projet de représentation d’Antigone. Il observe ces individus normaux faire de leur mieux, essayer de s’adapter aux circonstances. Il ressent l’écho de l’intention de Jean Anouilh au travers de sa pièce et la nature universelle de ce thème, s’adressant directement au lecteur, en brisant le quatrième mur de manière métaphorique, plutôt que formelle.
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Fitzcaraldo voulait monter un opéra en Amazonie. Tout aussi fou, le projet de monter l’Antigone de Jean Anouilh dans un Liban à feu et à sang. « Le quatrième mur » de Corbeyran et Horne d’après le roman de Sorj Chalandon à la une de Bruce Lit.
La BO du jour : un autre amateur de murs raconte son voyage à Beyrouth.
Comme d’habitude, je salue l’ouverture d’esprit et la grande valeur d’un article qui s’attaque à une création assez intimidante par son sujet et son ambition artistique.
Maintenant, je sais que je suis pas attiré par la chose, trop naturaliste à mon goût (à l’exception des passages illustrant le roman dans le roman).
J’aime la bande-dessinée en ce qu’elle me permet de m’immerger dans un monde d’images fantasmées. Si c’est pour y retrouver le monde que je connais, je préfère lire un livre sans image. On ne se refait pas…
Je trouve que le choix du noir et blanc est étonnant ici. Malgré ce que tu en dis, je ne suis pas certain d’en saisir le sens premier. Est-ce vraiment un parti-pris chromatique qui apporte un sens particulier au récit ?
Merci tout de même pour cette pierre supplémentaire posée sur l’édifice de notre culture générale ! 🙂
Je n’ai pas ressenti le choix du noir & blanc comme un parti pris artistique autre que de permettre à l’artiste de tout faire, et de ne pas renchérir le prix de l’ouvrage par une mise en couleurs. Comme d’habitude je n’ai aucune idée du tirage de l’album et de son seuil de rentabilité. Il est peu probable que quelqu’un ayant lu le roman souhaite le relire en BD. Il n’est pas certain que ce nouveau support attire beaucoup de lecteurs de BD, à part ceux appréciant déjà le genre engagement politique, ce qui ne doit pas représenter un lectorat considérable.
Dans mon cas, ça a marché puisque je n’ai pas lu le roman et que ça correspondait à mon attente un peu pointue : lire une BD de Corbeyran qui ne soit pas un récit d’aventure, mais là encore c’est une motivation atypique. 🙂
Je comprends l’intérêt d’une adaptation fidèle de roman en BD, j’en parlais pour la version de Frankenstein de Junji Ito très proche du roman (et que j’ai apprécié même si je connaissais le roman parce que c’est une chouette histoire). Par contre ici, ouais visuellement ce n’est pas forcément super attirant pour un amateur de BD. Curieux choix.
Il y a un côté croqué sur le vif et reportage à chaud qui rend la narration très vivante, qui évite les effets carte postale ou reportage télé, qui évite donc l’écueil des stéréotypes visuels de ce genre de sujet, avec conflit armé dans une région détruite.
Présence,
Merci pour m’avoir fait découvrir cet album à la puissance dramatique rarement lu ailleurs. Avec sans doute la fin la plus triste lue cette année.
Je suis d’accord : la grande faiblesse du récit est de ne pas restituer le contexte du Liban de l’époque.
J’ai pourtant adorer cette volonté de faire survivre l’art sous les bombes et la mort. Et j’ai très envie de lire La petite maigre de Anouilh.
Quant à Sorj Chalandon, je suis conforté que les amis de JJ Goldman ont décidément la fibre humaniste chevillée au corps.
Merci .
En relisant mon article, je me dis que je n’ai pas bien su transcrire les émotions fortes générées par cette lecture.
Antigone d’Anouilh fait partie des pièces que j’ai lues au collège. Je l’ai relue quelques fois, certains passages sont assez forts et poignants. L’écriture transpire une certaine sagesse désabusée.
Rien que le Prologue est un beau morceau de littérature.
Alors du coup, même si le dessin ne me fait pas grimper au rideau (et que le premier scan montre une erreur de lettrage sur le mot « certitudes »), cette BD m’intéresse.
Bien vu pour Cretitudes, je vois que Relektor n’a rien perdu de son acuité. Je ne l’avais même pas vu…
Je ne m’étais même pas posé la question, mais en cherchant bien je pense que je n’ai jamais lu ou vu une pièce de Jean Anouilh. D’ailleurs pour écrire cet article, il a fallu que je relise à plusieurs reprises la page wikipedia consacrée à Antigone pour être sûr de ne pas écrire d’âneries.
Comme Tornado, je me sens un peu intimidé par cette bd. Je n’ai pas lu le roman de Chalandon, mais j’ai récemment (il y a un peu moins de deux ans) lu le Antigone de Anouilh. Je ne sais quelles différences avec la version grecque originale peuvent exister dans celles de Anouilh (sans doute tout sauf l’histoire), mais c’est un très grand moment pourtant très concis, très court : 120 pages. Je ne suis toujours pas certain d’avoir saisi le fond de cette pièce jusqu’au boutiste mais sa lecture ne laisse personne indifférent.
Je sais que Corbeyran produit beaucoup, mais je n’ai jamais lu une seule de ses bds. Je ne suis pas du tout certain d’être très client de ce genre d’histoire. Je me demande si j’arriverai à relire MAUS un jour… En tout cas merci pour me faire connaître son existence. Il faut toujours que je revienne vers toi, Présence, pour Mattotti…
La BO : qu’est-ce que c’est que cette horreur ? D’où ça sort ?
@Cyrille : il s’agit d’un rare single de ROger Waters sorti à une époque où il avait disparu. Il raconte son voyage au Liban, jeune anglais et fait le parallèle avec la guerre en Irak de l’époque…A peu près aussi éléphantesque que du Springsteen 😉
Elephantesque… je ne saisis pas mais non, c’est assez moche et irritant comparé à n’importe quel titre de Springsteen 🙂
Présence, merci pour les précisions, tu dis qu’elle provoque pas mal d’émotions, c’est peut-être finalement son attrait principal ?
Pour moi, il y avait d’autres attraits comme le droit des peuples à décider d’eux-mêmes et le positionnement compliqué de l’engagement d’un européen dans cette région du monde.
Une bd politique en somme. Je te conseille DOL de Squarzoni dans ce cas. J’évite les sujets trops lourds en ce moment, et depuis un bout de temps…
En fait c’est très facile à lire, plus rapide que le roman, et sans intellectualisme.
De Corbeyran, j’avais lu quelques tomes du Chant des Stryges empruntés à la bibliothèque, ce qui ne m’avait pas donné envie de découvrir plus de sa bibliographie.
Sa bio de Lennon est dans ma pile 2019.
J’aimerais bien écrire aussi bien quand il s’agit d’aborder les techniques employées en BD. Idem en matière de cinéma.
Cela dit, mon compliment se situe ailleurs, dans cette capacité que tu as de nous « vendre » cette BD, d’autant que c’est un roman qui ne m’attire absolument pas.
Concernant les références à la situation politique, à la pièce de théâtre, je fais partie de ces types qui adorent les recherches sur Internet. Ce ne sera donc pas un obstacle pour moi.
Du coup, je vais essayer de mettre la main dessus.
C’est en forgeant qu’on devient forgeron. N’étant ni dessinateur ni écrivain, je me suis interrogé pour savoir ce qui me plaisait, pour comparer certaines lectures à d’autre (ici différents types d’adaptation en BD), m’inspirant de remarques qui m’avaient surprises dans d’autres critiques que je peux lire. Mais quand je lis des articles de vrais auteurs, je mesure toute l’étendue de mon inculture qui m’empêche souvent de voir plus loin que le bout de mon nez.
Je sis curieux de lire ton retour sur cette bande dessinée.
@Présence :Je te promets un retour dès que je l’ai lue.
Excellent choix de proverbe. J’adore l’utiliser… pour les autres. 🙂