Intemporel, pour tous les âges

World’s finest / L’étoffe des héros par Dave Gibbons & Steve Rude

2 icônes de la culture populaire américaine

Deux icônes de la culture populaire américaine©DC Comics

AUTEUR : PRÉSENCE

Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue indépendamment de toute continuité. Il regroupe les 3 épisodes de 48 pages parus en 1990.

Le scénario est de Dave Gibbons (le dessinateur de Watchmen), les dessins de Steve Rude (surtout connu pour son travail sur la série Nexus), l’encrage de Karl Kesel, et la mise en couleurs de Steve Oliff (l’équivalent de Dave Stewart pour ces années là).

La première page montre un enfant se recueillant sur la tombe de ses parents : Oliver Monks. Dans les rues malfamées de Gotham, Batman arrête une petite frappe ayant kidnappé une fillette. Ce dernier se suicide avec un papier imbibé du poison du Joker.

Dans les rues resplendissantes de Metropolis, Superman arrête un dealer s’en prenant à un bus scolaire. Le criminel est relâché quelques dizaines minutes plus tard grâce à un avocat rémunéré par Lex Luthor.

Metropolis, la resplendissante

Metropolis, la resplendissante©DC Comics

Plus tard, Clark Kent et Bruce Wayne assistent à la cérémonie d’inauguration d’un nouvel orphelinat situé à Midway (une ville à mi-chemin de Metropolis et Gotham). Le discours est effectué par Oliver Monks et Adam Fulbright, sous le patronage de Byron Wylie (récemment décédé et précédemment responsable d’un autre orphelinat dans Suicide Slums, le quartier pauvre de Metropolis).

Dans les coulisses, Lex Luthor conclut une transaction immobilière ayant trait à cet orphelinat, avec Joker qui déclare vouloir prendre quelques jours de vacances à Metropolis. Le temps est venu pour Kent et Wayne (et leurs alters egos) d’enquêter sur les agissements de leurs ennemis jurés.

Des décors d'une beauté à couper le souffle

Des décors d’une beauté à couper le souffle©DC Comics

Je me souviens que la première fois que j’avais lu cette histoire, je l’avais trouvé très quelconque. Mais les illustrations de Steve Rude exsudent un pouvoir de séduction irrésistible et je n’ai pas pu résister à l’envie compulsive d’une relecture.

La première page est silencieuse (sans texte) et sympathique, mais classique. Suit une double page présentant Gotham vu de haut sous un soleil levant rasant. Puis arrive une séquence en 5 pages toujours muettes où Batman attrape le malfrat. Le style est un étrange mélange de dessin animé pour enfant, avec des rues très dégagées dont les façades d’immeuble semblent factices (comme s’il n’y avait rien derrière la façade) avec bizarrement un seul étage (en plein centre de Gotham !).

Un rat qui passe en bas de page

Un rat qui passe en bas de page©DC Comics

Mais une lecture attentive de chaque case montre que derrière ces apparences enfantines, Steve Rude insère des détails plus adultes : des rats qui passent, le batarang mordant la chair, des expressions de visages torturées, un Batman aussi agile que ténébreux. La séquence suivante emmène le lecteur à Metropolis où le constat est le même : un mélange de candeur enfantine et de détails adultes. Surtout ces 2 séquences muettes se lisent toutes seules.

Et en même temps, l’écriture de Dave Gibbons joue également sur ces 2 modes. D’un coté la dichotomie entre Batman et Superman est déclinée à toutes les sauces, d’une manière mécanique et artificielle. Il y a bien sûr la position de l’orphelinat à mi-chemin des 2 cités, l’opposition entre Gotham sombre et gothique et Metropolis claire et rayonnante, la folie du Joker et la froide rationalisation de Lex Luthor, un enfant venant d’un orphelinat de Gotham, un autre de celui de Metropolis, etc.

Le héros solaire et le héros des ténèbres

Le héros solaire et celui des ténèbres

Dave Gibbons matraque tant et plus les différences entre Gotham et Metropolis, tout en respectant scrupuleusement un temps d’exposition rigoureusement identique pour l’un et l’autre, au point d’en devenir fastidieux dans ce dispositif enfantin.

Il faut donc un peu de temps à un lecteur adulte pour pouvoir se laisser charmer par ce récit à la forme un peu enfantine. Et puis surviennent Luthor et le Joker pour leur première rencontre. Rude s’amuse à montrer Luthor sortant de sa limousine dans une contreplongée qui accentue son coté vain et ridicule. Le joker est un pitre dégingandé, sautillant et sémillant. Les dialogues de Gibbons en font plus un bouffon qu’un fou dangereux.

Sauf que la combinaison du texte et des illustrations fait naître des sous-entendus à destination des adultes sur l’intelligence du Joker (il a tout de suite deviné la cause du décès des parents de Luthor) et sur le jeu dangereux que mène Luthor (sa grimace exagérée en comprenant que Joker sait). À chaque séquence, le lecteur peut ainsi apprécier ce double niveau de lecture : une histoire bon enfant, et des sous-entendus sur des motivations peu reluisantes et des environnements moins riants qu’il n’y paraît.

Un Batman à la fois simple et inquiétant

Un Batman à la fois simple et inquiétant©DC Comics

Et puis il y a les illustrations de Steve Rude. Ce dernier indique dans la postface qu’il s’agit du projet sur lequel il a passé le plus de temps sur chaque page. Régulièrement le lecteur s’arrête sur une case ou une séquence pour en apprécier l’humour discret, ou la fusion improbable des genres. Quelques exemples seront plus parlants que de longs discours.

Page 42, la quatrième case montre l’ombre du buste de Clark alors qu’il enlève ses lunettes dans un réduit à balais ; en 3 tâches noires Rude suscite l’anticipation impatiente liée au changement de costume. Sa façon de représenter Batman est tout aussi iconique et tout aussi économe, en particulier sa cagoule entièrement noir où seules se distinguent les 2 fentes blanches pour les yeux.

La rencontre entre le loufoque et l'homme d'affaires

La rencontre entre le loufoque et l’homme d’affaires©DC Comics

Page 43 deuxième case, le Joker à bord d’un véhicule loufoque de taille démesurée roule sur les véhicules pris dans un embouteillage. À la fois il s’agit d’une vision digne des dessins animés pour enfant les plus loufoques (ambiance renforcée par une mise en couleurs pimpante) ; à la fois il est possible de croire en cette action délirante grâce aux conducteurs apeurés, au véhicule de police essayant de suivre en empruntant les trottoirs, aux différents modèles de véhicules représentés avec soin.

2 cases plus loin, Rude fait dépasser 2 jambes d’une dame en jupe couchée à terre ; il ne dessine pas de petite culotte (hors cadre), mais le sous-entendu est bien là. De même le lecteur adulte ne pourra pas se tromper sur le métier de 2 femmes étrangement accoutrées page 64 (le plus vieux métier du monde paraît-il) et il pourra apprécier une secrétaire ramassant un papier par terre (page 84).

À l’instar de Dave Gibbons, Rude ne se gargarise pas avec les apparitions des personnages secondaires, mais un lecteur attentif peut facilement déceler le fauteuil roulant de Barbara Gordon de temps à autre, ou encore Lucy Lane la sœur de Lois. Une fois détectés ces éléments graphiques à destination des connaisseurs des personnages, le lecteur peut se délecter de visuels dégageant une bonne humeur organique (personnages souriants, couleurs claires, éléments de décors évoquant une sorte d’âge d’or des années 1950, etc.) et comportant des détails sophistiqués.

Alfred Penny worth accueille Clark Kent

Alfred Pennyworth accueille Clark Kent©DC Comics

Rude dispose également d’une capacité surnaturelle à marier une approche réaliste, avec une légère exagération propre aux dessins pour enfants. Page 136, il représente Tweedledee et Tweedledum assommés ; leurs visages est à la fois celui de 2 messieurs un peu simplets dans leur quarantaine, et celui de 2 hommes de main idiots tels qu’on en croise dans les ouvrages pour la jeunesse. L’encrage de Karl Kesel respecte parfaitement les crayonnés de Steve Rude, en particulier sa maîtrise de l’épaisseur et de la forme des traits. Steve Oliff réalise une mise en couleurs d’apparence simple, mais avec une sensibilité en totale cohérence avec les ambiances développées dans l’histoire.

Noël à Gotham et Noël à Metropolis

Noël à Gotham et Noël à Metropolis

Dave Gibbons et Steve Rude ont réalisé une histoire pour tout public, de 7 à 77 ans. Pour chaque tranche d’âge, le lecteur pourra trouver un niveau de lecture qui le divertira, du premier degré d’émerveillement devant ces 2 superhéros bons copains, à l’histoire pour rire disposant de visuels sophistiqués et intelligents. Par la suite Dave Gibbons a continué sa carrière de scénariste avec entre autres Batman versus Predator (1991/1992), et Steve Rude a travaillé pour Marvel, par exemple une histoire de Thor Godstorm.

 

10 comments

  • JP Nguyen  

    Sur ce coup-là , Présence, ton expérience de lecture ressemble beaucoup à la mienne : j’avais aussi trouvé le récit quelconque à ma première lecture et il m’avait fallu une relecture pour davantage apprécier les qualités des dessins, les détails, les clins d’oeil…
    Les dessins de Rude sont vraiment excellents et compensent largement une intrigue un peu faible par moments. J’ai actuellement prêté ce bouquin, il faudra que je regarde certains détails que tu évoques dans ton article !

  • Tornado  

    Encore un qui dort sur mes étagères, attendant sagement que je veuille le lire…
    Je l’ai en double en plus (éditions Comics USA + Urban Comics), ce qui est extrêmement rare ! Je trouvais la version Comics USA plutôt cheap. Alors je me suis offert la réédition Urban.

    Je me souviens du commentaire de Présence que ‘ai lu au moins deux ou trois fois sur Amazon. C’est fou ce que les scans peuvent enjoliver le tout. Certains sont de toute beauté !

  • Bastien  

    Bonjour,
    Bon article, j’ai eu un peu la même impression que toi, même si les dessins de Steve Rude m’ont permis d’apprécier tout de même la première lecture.
    Bon article, pour un très bel ouvrage.
    Bonne journée

  • Jyrille  

    Ca a l’air étonnant. Mais un peu bancal, aussi, je ne comprends pas forcément le but de cette déconstruction / hommage au genre. Encore une fois, Présence, tu as le don pour décrire le dessin, qui, il faut l’avouer, a l’air flamboyant et irrésistible.

    • Jyrille  

      Ah, c’est une réflexion que je garde sous le coude, pour voir sur mes prochaines chros…

  • Eddy Vanleffe  

    Graphiquement, c’est un chef d’oeuvre, on ne peut pas dire moins…

    • Présence  

      Oui, la partie graphique est somptueuse. En regardant à nouveau les dessins, je me dis que Karl Kesel a accompli un magnifique travail d’encrage, très respectueux des traits de Steve Rude.

  • Bruno. :)  

    D’accord avec le besoin de re-lecture de ce bijou de mini série : l’aspect très « lissé », par moment presque artificiel (les décors pointés dans l’article) du graphisme de Steve Rude, très loin du « réalisme » mais pourtant parfaitement figuratif, tend, la première fois, à arrêter l’oeil sur sa seule valeur esthétique, réelle, sans qu’on en perçoive toute la précision de la composition -de chaque cases ! La simplicité apparente du scénario de Gibbons, elle aussi, recèle plus de profondeur qu’il n’y parait au premier abord, et profite d’un retour décontracté sur cette aventure construite comme un exercice de style, à priori basique, sur le contraste entre les deux univers des deux Super-Héros.

    Exercice de style pas mal réussi, ayant pour but de mettre en exergue les différences (flagrantes) entre les univers très fictifs (Gotham et Metropolis n’existent pas) de Batman et Superman, héros de cette aventure plutôt intimiste qui réunit aussi leurs adversaires les plus emblématiques, à savoir le fameux Joker et l’impitoyable Lex Luthor.
    D’abord le dessin de Steve Rude, ici parfaitement maitrisé et aux seconds plans extrêmement fouillés : l’action y est quasi non-stop et complimente très efficacement la progression de l’histoire « en direct ». Et ce quelle que soit la scène : incendie d’immeuble ou repas « familial », attaque à main armée en pleine rue ou arrivée en gare, la richesse des détails « humains » qui emplit les cases (sans jamais les étouffer : remarquable) offre un plaisir de lecture redoublé quand on y revient. Véritables bulles d’ambiances, elles permettent une immersion immédiate dans l’atmosphère voulue par le scénariste sans l’obliger à multiplier les descriptions -d’ailleurs complètement absentes des pages ! Choix généreux de la part de Dave Gibbons, qui doit du coup se contenter des dialogues -serrés et précis- pour s’exprimer.
    La caractérisation des personnages est particulièrement soignée, elle aussi : assortis à l’imagerie résolument artificielle de leurs citées respectives, ils accusent un « look » très daté qui magnifie encore le contraste entre les deux. Batman est paré de ses atours les plus « Irv Novick » qu’on puisse imaginer et Superman redevient le monsieur muscle tout en coffre et biceps de ses débuts (tout en demeurant spectaculairement humain au niveau des proportions : talent graphique manifeste oblige !). Dans la même optique « retour aux sources », le Joker et Lex Luthor abandonnent toute leur violence et cruauté modernes pour incarner, respectivement, un clown ridicule et un malfrat ordinaire -mais toutefois loin d’être inoffensifs…
    Économie des traits pour les expressions des intervenants (très subtiles) et mouvements plein de vigueur et de naturel des héros, Steve Rude prouve la maturité de son art en donnant à l’ensemble un dynamisme typique du médium, et ce malgré un dessin tellement léché qu’on s’étonne qu’il puisse véhiculer autant d’énergie -bon, ce n’est pas du Miller, non plus, hein ! C’est -volontairement !- suranné ; mais même le décorum un poil « enluminé » échoue à alourdir les planches, et on suit leurs avatars sans être obligé de s’appesantir (on le fait -pour le plaisir- à la relecture, comme dit plus haut).
    L’histoire est assez surprenante et originale, surtout dans la modestie de ses proportions : voilà les deux icônes des éditions DC affrontées à des magouilles immobilières ! Mais ça marche ; et c’est un plaisir de les voir jouer « à chat » avec leurs Némésis retorses. Peu de bagarres : l’accent est mis sur le sauvetage des populations, et c’est un vrai soulagement de voir des Super-Héros employés à leur mission originelle ! Ras-le-bol des replâtrages supersoniques…
    Assez surprenamment, la noirceur inhérente au drame du cofondateur de l’orphelinat (Pauvre Ollie !) clashe avec le reste et donne une profondeur (un peu inconfortable, dans ce qu’elle sous-entend…) au reste de l’intrigue, franchement et délibérément légère. LA touche « moderne » du scénario.
    Du divertissement de grande qualité et un hommage classieux, très calibré, à une grande époque du genre.

  • Présence  

    Merci Bruno pour ce retour très généreux.
    Je me retrouve complètement dans ce que tu as écrit, avec une pointe de jalousie car j’aurais aimé m’exprimer aussi bien.

    La richesse des détails humains qui emplit les cases (sans jamais les étouffer) : mais oui ! C’est tout à fait ça.

    Choix généreux de la part de Dave Gibbons : j’aurais plutôt dit que Dave Gibbons a su prendre la mesure du talent de l’artiste avec lequel il a travaillé, et qu’il a pu se reposer sur lui.

    L’histoire est assez surprenante et originale, surtout dans la modestie de ses proportions : voilà les deux icônes des éditions DC confrontées à des magouilles immobilières […] l’accent est mis sur le sauvetage des populations, et c’est un vrai soulagement de voir des Super-Héros employés à leur mission originelle ! – Cent fois oui ! Des superhéros qui évoluent dans un monde peuplé d’êtres humains, et qui méritent leur qualification de héros en sauvant les citoyens.

    • Bruno. :)  

      … C’est tout dans le staïle, le flou et le technicolor, chez moi : c’est de l’esbroufe ! Ne sois pas jaloux : de mon côté, j’aimerais bien posséder la moitié de ta rigueur, ton recul, ta capacité à analyser objectivement, ou encore avoir le dixième de ta prodigieuse culture -tous azimuts.
      Vous êtes quelques uns, d’ailleurs, à être un poil intimidants, de ce point de vue-là, sur ce site.
      Bon, c’est aussi à cause de ça qu’on apprend des choses, par ici.

      Steve Rude a été extrêmement rigoureux (lui aussi !) sur cette mini-série ; plus que lors de son passage sur « Children Of The Atom », par exemple. J’ai trouvé que le côté un peu « artificiel » (extrêmement stylisé) de sa représentation des décors (extérieurs/intérieurs) était beaucoup mieux mis à profit ici, dans cette ambiance archi-calibrée par la nécessitée de coller à une certaine (elle aussi artificielle) époque (ère ?!) afin de retranscrire les deux Super-Héros de la manière la plus « iconique » possible. Le « look » final de la chose est tellement raccord avec l’idée -à priori simpliste mais définitivement efficace- de Gibbons que la réalité, toute classique et très précisément Comic-Book des personnages, s’en trouve magnifiée : à aucun moment on n’éprouve d’inconfort à leur intégration aux évènements. Tout est magnifiquement équilibré.
      À contrario, le contexte d’avantage S.F. « sérieux » du pitch originel des X-Men souffre un peu de son style « décoratif » et, du coup, l’ambiance du rendu graphique éloigne l’intérêt de sa présence sur le titre. C’est loin d’être mauvais -of course !- mais j’ai été beaucoup plus enthousiasmé par la manière dont il s’est acquitté de sa tâche auprès des deux (des quatre !) antinomiques de la concurrence.

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