Sally Heathcote: Suffragette par Mary M Talbot et Kate Charlesworth
AUTEUR : PRÉSENCE
Vo: Jonathan Cape (GB) & Dark Horse (USA)
VF : /
Il s’agit d’un récit complet initialement paru en 2014. Le scénario est de Mary M Talbot, les dessins, l’encrage et la mise en couleurs de Kate Charlesworth. Bryan Talbot a apporté son aide à la réalisation de l’ouvrage, dans une mesure non précisée. Lui et Mary Talbot avaient déjà réalisé ensemble Dotter of her father’s eyes, ouvrage évoquant la vie de la fille de James Joyce.
Comme son titre l’indique, ce récit se focalise sur le mouvement des suffragettes en Angleterre, couvrant la période de 1905 à 1916, avec un épilogue en 1969. Le récit commence en 1912, avec une scène sur le procès d’Helen Millar Craggs, suffragette, accusée d’acte de destruction. Toujours en 1912, la scène suivante montre le premier ministre anglais Asquith en visite à Dublin se faire agresser par une suffragette. Enfin, toujours en 1912, les époux Emmeline et Frederick Pethick-Lawrence apprennent que le gouvernement a saisi leur maison pour rembourser les frais causés par les destructions des suffragettes.
Le récit reprend ensuite un ordre chronologique en repartant en 1905, alors que Sally Heathcote est recueillie comme bonne à tout faire dans la demeure de madame Emmeline Pankhurst.
Dans un premier temps, le lecteur s’interroge sur le choix de débuter le récit en 1912, pour revenir peu de pages après en 1905. Il est indubitable que cela crée une tension dramatique, de savoir que les personnages que l’on voit évoluer à partir de 1905 finiront par se séparer en raison d’un désaccord sur les actions à mettre en œuvre.
Passé cette petite interrogation sur ce choix narratif, le lecteur comprend qu’il entre de plein pied dans une fiction historique, ayant pour objet les suffragettes, c’est-à-dire les militantes de la Women’s Social and Political Union (WSPU), des activistes militant pour le droit de vote des femmes au Royaume Uni, en utilisant des méthodes provocatrices et même agressives. Les Talbot et Charlesworth convient le lecteur à une reconstitution historique et à l’histoire d’un mouvement civique.
Kate Charlesworth réalise des dessins avec une approche réaliste, sans obsession du détail, sans rechercher un rendu photographique. Elle s’attache à reproduire fidèlement les lieux d’époque, ainsi que les tenues vestimentaires. Le lecteur peut donc reconnaître plusieurs quartiers de Londres (où se déroule la majeure partie du récit), ainsi que détailler les tenues vestimentaires, les rues, les façades, les parcs municipaux, ou encore les voitures. Il peut accorder sa confiance aux images qu’il découvre pour respecter la véracité historique.
La dessinatrice s’attache à représenter des personnages normaux aux morphologies variées, évoluant dans des environnements plausibles. Ainsi le lecteur peut apprécier les aménagements intérieurs reflétant le niveau de revenus des habitants, depuis les intérieurs bourgeois cossus aux meublés exigus.
Le lecteur apprécie également l’usage particulier des couleurs. La majeure partie des dessins ne sont rehaussés que par des lavis de gris, parfois légèrement teinté de bleu. Cet usage des lavis donne certes un air daté aux pages (pour renforcer le fait qu’il s’agit de faits historiques), mais il permet également d’autres effets. En particulier, l’artiste se sert des lavis pour donner du volume à chaque surface (sans que cela ne devienne un festival de dégradés lissés). L’usage majoritaire de lavis gris permet aussi de faire ressortir les éléments qui bénéficient d’une autre couleur. Il en va ainsi de la chevelure flamboyante de Sally Heathcote (le personnage principal), immédiatement repérable grâce à cette tâche de couleur orange sur fond de niveaux de gris.
L’emploi de lavis gris permet également à Kate Charlesworth de faire ressortir avec plus de force les couleurs du WSPU : le vert, le blanc et le violet (Green, White, Violet, ce qui donne GWV qui peut aussi se lire Give Women Votes). De par la nature du récit, elle se retrouve souvent à dessiner des visages en train de parler (au moins le tiers des cases). Le lecteur apprécie à nouveau l’approche naturaliste de l’artiste qui ne cherche pas à embellir chaque personnage.
Charlesworth s’investit de manière visuelle dans la représentation des visages en train de parler, en particulier pour faire apparaître les émotions animant les interlocuteurs. Si certaines bouches sont dessinées de manière un schématique, les expressions transcrivent bien l’état d’esprit de l’individu, de la passion qui l’habite, à la souffrance qu’il éprouve.
Cette application lui permet de donner à voir au lecteur la souffrance physique des grévistes de la faim nourries de force, ou encore la détermination implacable d’Emmeline Pankhurst, avec son visage fermé, ses traits tirés et son air désagréable. L’artiste réussit à faire passer l’émotion, sans transformer le lecteur en voyeur, sans représenter les détails les plus sordides.
À la fin de ce tome, le lecteur trouve une chronologie sur 2 pages, 18 pages de notes de l’auteure explicitant chaque référence, ainsi que 2 pages de références bibliographiques. Mary Talbot prévient en début des 16 pages de notes qu’elles ne sont pas indispensables à la compréhension du récit, et qu’elles gagnent à être lues après l’histoire. Elle souhaite donc que le lecteur apprécie cette histoire, avant tout comme un récit. Pour mieux rendre compte du mouvement des suffragettes, elle introduit donc le personnage fictif de Sally Heathcote qui permet au lecteur de mieux se projeter dans l’époque, et d’éprouver ses sentiments.
Sally Heathcote n’a rien ni d’une dangereuse agitatrice, ni d’une idiote manipulée. C’est une jeune femme qui est le produit de son époque et de sa catégorie sociale (une orpheline laissée aux bons soins d’une institution (un atelier de travail pour enfants), et prise en charge par Emmeline Pethick-Lawrence. Elle sait lire ce qui lui permet de s’instruire au fur et à mesure qu’elle se trouve entraînée dans ce combat pour gagner le droit de vote féminin.
Mary Talbot ne s’attache pas à montrer la misère des classes ouvrières, ni même les situations précaires des femmes seules, ou veuves ayant des enfants à charge. Ces situations ne sont qu’évoquées par des tierces personnes, mais pas montrées. L’enjeu véritable du récit réside dans la présentation d’un mouvement de revendication, avec ses différentes facettes, en suivant une suffragette équilibrée, proche d’Emmeline Pankhurst, mais pas sa secrétaire particulière.
À la fin du récit, le lecteur peut éprouver un sentiment de déception en fonction de ce qu’il était venu chercher. En effet il s’arrête en 1916, c’est-à-dire avant la mise en place partielle (1918) ou totale (1928) du droit de vote des femmes. Les auteures se sont donc plus attachées à rendre compte du mouvement des suffragettes, de leur mode de fonctionnement, de leur financement, de leur choix de tactiques, vécu au niveau d’une suffragette. Avec cet objectif en tête, le lecteur se rend compte qu’il est atteint de manière admirable.
Les auteures plongent le lecteur dans le contexte social de l’époque, plus ressenti au travers des conversations, et vu dans les images (plutôt que longuement expliqué). Il assiste aux discussions menant aux choix de stratégie et de modes d’action. Il voit par lui-même la difficulté de mobiliser les élus, et l’opinion publique. Il constate les modalités de répression utilisées par le pouvoir en place pour étouffer le mouvement. Si les dessins édulcorent quelque peu la réalité des actions, ils en montrent bien les conséquences, et la narration met en lumière les risques pour les suffragettes.
Le lecteur découvre ainsi les premières grèves de la faim, les brutalités liées au nourrissage par la force, ou encore la répression des manifestations par les forces de l’ordre. Il comprend parfaitement l’intelligence de la loi dite « Chat et Souris » (Cat and mouse act ») qui consiste à relâcher les grévistes de la faim trop affaiblies, et à les réincarcérer une fois leur vie hors de danger. Les notes en fin d’histoire permettent d’attester du sérieux des recherches effectuées par l’universitaire qu’est Mary Talbot.
Sally Heathcote: Suffragette réussit son pari : faire revivre les actions des suffragettes en les replaçant dans leur contexte social et historique, sans rien gommer du caractère illégal de certaines de leurs actions, au travers de la vie et des yeux d’une jeune femme. Mary Talbot, Kate Charlesworth, et Bryan Talbot racontent avant tout une histoire, un bon roman, avec une narration fluide, sans lourdeur dogmatique ou académique, une belle réussite.
« Notre histoire » 4/6
Pour notre 666 ème article, Présence a choisi de nous parler des Sufragettes, ces femmes qui se sont battues comme des diablesses au début du XXème siècle pour avoir le droit de vote. Un ouvrage signé Mary et Bryan Talbot. Wam, bam, thank you ma’am !
La BO du jour : bon, c’est évident non ? https://www.youtube.com/watch?v=aSQ0LWnFx7w
Merci Présence. Les dessins sont magnifiques, exquis de raffinement et le sujet m’intéresse, comme tout ce qui concerne le droit des femmes. Le genre de bouquin qu’il faudrait suggérer aux programmes scolaires, parce que, un siècle après, on ne peut pas dire que nos amies les femmes soient toujours à la fête. En tout cas, j’apprécie que Talbot, après l’histoire d’un vilain rat continue de vouloir faire oeuvre utile en focalisant ses ouvrages vers des problématiques sociales. Je constate aussi que cette époque industrielle l’intéresse eu égard à l’uchronie Grandville dont le tome 3 est resté coincé dans les tiroirs de…..Milady ! Décidément….
L’univers de Tardi me semble aussi présent, mais je ne connais pas assez bien.
Ensemble, Mary M. Talbot et Bryan Talbot ont également réalisé Dotter of her father’s eyes, un ouvrage sur Lucia, la fille de James Joyce qui porte un regard sur l’évolution de la condition féminine en Angleterre. Ils ont annoncé The red virgin and the vision of utopia, un ouvrage sur Louise Michel à paraître en juin 2016.
Merci pour la découverte Présence je n’avais jamais entendu parler de cette bd. Je ne suis pas spécialement attiré par les dessins mais ils semblent fonctionner. J’ai beaucoup aimé l’explication et l’utilisation des couleurs GWV. On en apprend vraiment tous les jours.
C’est bien sûr la participation de Bryan Talbot au projet qui a attiré mon attention, et le fait que j’avais déjà lu la précédente collaboration entre lui et sa femme, pour l’évocation de la vie de la fille de James Joyce, un sujet pourtant a priori peu vendeur. Dans même registre de récit peu probable, j’avais proposé un article sur la biographie de Margaret Sanger (femme ayant promu les moyens de contraception aux Etats-Unis) réalisée par Peter Bagge.
S’il ne me serait jamais venu à l’esprit de lire ce genre de récit, je dois avouer que j’ai été bluffé par la beauté des images. Elles sont magnifiques !
Le parti-pris chromatique est très intéressant (déformation professionnelle oblige). Je suis très friand de ce type de colorisation conceptuelle et je suis toujours aussi étonné lorsque je prends conscience de la rareté d’un tel procédé narratif. On le découvre au cinéma dans les années 20 (Le Fantôme de l’Opéra de 1925 par exemple), et chez Spielberg en 1993 avec « La Liste de Schindler ». Mais cela reste très occasionnel.
Les images m’ont également plu, et l’ouvrage comprend 2 ou 3 exemples du travail de Bryan Talbot qui a découpé chaque planche avec des esquisses plus ou moins détaillées pour chaque case, reprises par Kate Charlesworth pour aboutir aux planches finales.
Je suppute que les auteurs ont du mal à convaincre les éditeurs sur une colorisation qui apparaît en surface un peu pauvre, et donc pas forcément très vendeuse.
Voilà une BD à laquelle je ne me serais jamais intéressé… Et d’ailleurs, avec uniquement la VO disponible, pas évident que je mette la main dessus… Pourtant, j’apprécie la démarche et la valeur historique de ce genre de travaux, qui remettent en lumière des combats du passé dans « nos » démocraties, qui sont toujours promptes aujourd’hui à critiquer, parfois hypocritement et mollement, le non-respect des droits de l’homme de certains pays et qui ont quand même commis des trucs loin d’être top-glamour par le passé (et pas seulement avec la colonisation…)
Attention, je ne veux pas lancer un débat là-dessus, je suis bien content de vivre en France où je peux disserter librement de tout ça plutôt qu’en Arabie Saoudite, en Russie ou en Chine, je dis juste que des œuvres comme « Suffragettes » me semblent rappeler de façon salutaire que le chemin vers plus d’égalité a été difficile et n’est d’ailleurs pas terminé…
Cependant, malgré l’importance du sujet, ce n’est tout à fait le genre de lecture qui m’attire. Surtout en ce moment. Je recherche plus de divertissement, d’évasion (avec des ninjas et des cocktails ce serait top…). Désolé, je suis faible…
Suffragette et Infinite Loop rappellent que la Démocratie n’est pas quelque chose d’acquis et qu’elle ne vient pas naturellement. Le droit de vote, ça s’use quand on ne s’en sert pas. Pour des individus réfractaires à l’Histoire (comme moi), la bande dessinée peut parfois être un bon moyen de vulgarisation. La participation de Bryan Talbot au projet a assuré que l’objet final dispos des qualités d’une vraie BD, mise en page, rythme, sens du visuel (sans en devenir spectaculaire).
Ta chronique sur les activistes anglaises se battant pour le droit de vote trouve un écho lointain et distordant avec la grâce présidentielle accordée par François Hollande à Jacqueline Sauvage ( la une de Vuillemin du Charlie Hebdo de cette semaine est féroce) et la démission, programmée et manifeste, de Chistiane Taubira.
Les violences faites aux femmes et le déni de leur droits restent des « habitudes » quotidiennes dans notre vieiile République.
La légende de ton dernier scan aurait pu être Opréssion. La volonté et la colère des suffragettes seront encore mises à l’épreuve